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Le conte précédent : Histoire de la dame massacrée et du jeune homme son mari


Histoire de Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan

 La cent et troisième nuit

SIRE, dit Scheherazade au sultan des Indes, votre majesté n’a pas oublié que c’est le grand visir Giafar qui parle au calife Haroun Alraschid.
 » À chaque fois, poursuivit-il, que la nouvelle mariée changeait d’habits, elle se levait de sa place, et suivie de ses femmes, passait devant le bossu sans daigner le regarder, et allait se présenter devant Bedreddin Hassan, pour se montrer à lui dans ses nouveaux atours. Alors Bedreddin Hassan, suivant l’instruction qu’il avait reçue du génie, ne manquait pas de mettre la main dans sa bourse, et d’en tirer des poignées de sequins qu’il distribuait aux femmes qui accompagnaient la mariée. Il n’oubliait pas les joueurs et les danseurs, il leur en jetait aussi. C’était un plaisir de voir comme ils se poussaient les uns les autres pour en ramasser ; ils lui en témoignèrent de la reconnaissance, et lui marquaient par signes qu’ils voudraient que la jeune épouse fût pour lui, et non pas pour le bossu. Les femmes qui étaient autour d’elle, lui disaient la même chose ; et ne se souciaient guère d’être entendues du bossu, à qui elles faisaient mille niches ; ce qui divertissait fort tous les spectateurs.
 » Lorsque la cérémonie de changer d’habits tant de fois fut achevée, les joueurs d’instruments cessèrent de jouer, et se retirèrent en faisant signe à Bedreddin Hassan de demeurer. Les dames firent la même chose en se retirant après eux avec tous ceux qui n’étaient pas de la maison. La mariée entra dans un cabinet où ses femmes la suivirent pour la déshabiller, et il ne resta plus dans la salle que le palefrenier bossu, Bedreddin Hassan, et quelques domestiques. Le bossu, qui en vouloit furieusement à Bedreddin qui lui faisait ombrage, le regarda de travers, et lui dit : « Et toi, qu’attends-tu ? Pourquoi ne te retires-tu pas comme les autres ? Marche. » Comme Bedreddin n’avait aucun prétexte pour demeurer là, il sortit assez embarrasser de sa personne ; mais il n’était pas hors du vestibule, que le génie et la fée se présentèrent à lui, et l’arrêtèrent. « Où allez-vous, lui dit le génie ? Demeurez : le bossu n’est plus dans la salle, il en est sorti pour quelque besoin ; vous n’avez qu’à y rentrer et vous introduire dans la chambre de la mariée. Lorsque vous serez seul avec elle, dites-lui hardiment que vous êtes son mari ; que l’intention du sultan a été de se divertir du bossu ; et que pour apaiser ce mari prétendu, vous lui avez fait apprêter un bon plat de crème dans son écurie. Dites-lui là-dessus tout ce qui vous viendra dans l’esprit pour la persuader. Étant fait comme vous êtes, cela ne sera pas difficile, et elle sera ravie d’avoir été trompée si agréablement. Cependant nous allons donner ordre que le bossu ne rentre pas, et ne vous empêche point de passer la nuit avec votre épouse ; car c’est la vôtre et non pas la sienne. »
 » Pendant que le génie encourageait ainsi Bedreddin, et l’instruisait de ce qu’il devait faire, le bossu était véritablement sorti de la salle. Le génie s’introduisit où il était, prit la figure d’un gros chat noir, et se mit à miauler d’une manière épouvantable. Le bossu cria après le chat, et frappa des mains pour le faire fuir ; mais le chat, au lieu de se retirer, se roidit sur ses pattes, fit briller des yeux enflammés, et regarda fièrement le bossu en miaulant plus fort qu’auparavant, et en grandissant de manière qu’il parut bientôt gros comme un ânon. Le bossu, à cet objet, voulut crier au secours ; mais la frayeur l’avait tellement saisi, qu’il demeura la bouche ouverte sans pouvoir proférer une parole. Pour ne pas lui donner de relâche, le génie se changea à l’instant en un puissant buffle, et sous cette forme, lui cria d’une voix qui redoubla sa peur : VILAIN BOSSU. À ces mots, l’effrayé palefrenier se laissa tomber sur le pavé, et se couvrant la tête de sa robe pour ne pas voir cette bête effroyable, il lui répondit en tremblant : « Prince souverain des buffles, que demandez-vous de moi ? » « Malheur à toi, lui repartit le génie : tu as la témérité d’oser te marier avec ma maîtresse ! » « Eh, Seigneur, dit le bossu, je vous supplie de me pardonner : si je suis criminel, ce n’est que par ignorance ; je ne savais pas que cette dame eût un buffle pour amant. Commandez-moi ce qui vous plaira, je vous jure que je suis prêt à vous obéir. » « Par la mort, répliqua le génie, si tu sors d’ici, ou que tu ne gardes pas le silence jusqu’à ce que le soleil se lève ; si tu dis le moindre mot, je t’écraserai la tête. Alors, je te permets de sortir de cette maison ; mais je t’ordonne de te retirer bien vîte sans regarder derrière toi ; et si tu as l’audace d’y revenir, il t’en coûtera la vie. » En achevant ces paroles, le génie se transforma en homme, prit le bossu par les pieds ; et après l’avoir levé la tête en bas contre le mur : « Si tu branles, ajouta-t-il, avant que le soleil soit levé, comme je te l’ai déjà dit, je te prendrai par les pieds, et je te casserai la tête en mille pièces contre cette muraille. »
« Pour revenir à Bedreddin Hassan, encouragé par le génie et par la présence de la fée, il était rentré dans la salle et s’était coulé dans la chambre nuptiale, où il s’assit en attendant le succès de son aventure. Au bout de quelque temps la mariée arriva, conduite par une bonne vieille, qui s’arrêta à la porte, exhortant le mari à bien faire son devoir, sans regarder si c’était le bossu ou un autre ; après quoi elle la ferma et se retira.
« La jeune épouse fut extrêmement surprise de voir au lieu du bossu, Bedreddin Hassan qui se présenta à elle de la meilleure grâce du monde. « Hé quoi, mon cher ami, lui dit-elle, vous êtes ici à l’heure qu’il est ? Il faut donc que vous soyez camarade de mon mari ? » « Non, Madame, répondit Bedreddin, je suis d’une autre condition que ce vilain bossu. » « Mais, reprit-elle, vous ne prenez pas garde que vous parlez mal de mon époux. » « Lui, votre époux, Madame, repartit-il ! Pouvez-vous conserver si longtemps cette pensée ? Sortez de votre erreur : tant de beautés ne seront pas sacrifiées au plus méprisable de tous les hommes. C’est moi, Madame, qui suis l’heureux mortel à qui elles sont réservées. Le sultan a voulu se divertir en faisant cette supercherie au visir votre père, et il m’a choisi pour votre véritable époux. Vous avez pu remarquer combien les dames, les joueurs d’instruments, les danseurs, vos femmes et tous les gens de votre maison se sont réjouis de cette comédie. Nous avons renvoyé le malheureux bossu, qui mange à l’heure qu’il est un plat de crème dans son écurie, et vous pouvez compter que jamais il ne paraîtra devant vos beaux yeux. »
« À ce discours, la fille du visir, qui était entrée plus morte que vive dans la chambre nuptiale, changea de visage, prit un air gai, qui la rendit si belle, que Bedreddin en fut charmé. « Je ne m’attendais pas, lui dit-elle, à une surprise si agréable, et je m’étais déjà condamnée à être malheureuse tout le reste de ma vie. Mais mon bonheur est d’autant plus grand, que je vais posséder en vous un homme digne de ma tendresse. » En disant cela, elle acheva de se déshabiller, et se mit au lit. De son côté, Bedreddin Hassan, ravi de se voir possesseur de tant de charmes, se déshabilla promptement. Il mit son habit sur un siège et sur la bourse que le juif lui avait donnée, laquelle était encore pleine, malgré tout ce qu’il en avait tiré. Il ôta son turban, pour en prendre un de nuit qu’on avait préparé pour le bossu, et il alla se coucher en chemise et en caleçon [2]. Le caleçon était de satin bleu, et attaché avec un cordon tissu d’or…
L’aurore qui se faisait voir, obligea Scheherazade à s’arrêter. La nuit suivante, ayant été réveillée à l’heure ordinaire, elle reprit le fil de cette histoire, et la continua dans ces termes :

Notes

[2Tous les Orientaux couchent en caleçon : cette circonstance est nécessaire pour l’intelligence de la suite.

Le conte suivant : Histoire du petit bossu