Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome II > Histoire de Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan

Le conte précédent : Histoire de la dame massacrée et du jeune homme son mari


Histoire de Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan

 La cent vingt troisième nuit

SUR la fin de la nuit suivante, le sultan des Indes, qui avait une extrême impatience d’apprendre comment se dénouerait l’histoire de Bedreddin, réveilla lui-même Scheherazade, et l’avertit de la continuer ; ce qu’elle fit en ces termes :
« Schemseddin Mohammed, dit le visir Giafar au calife, fit sortir de la salle tous les domestiques qui y étaient, et leur ordonna de s’éloigner, à la réserve de deux ou trois qu’il fit demeurer. Il les chargea d’aller tirer Bedreddin hors de la caisse, de le mettre en chemise et en caleçon, de le conduire en cet état dans la salle, de l’y laisser tout seul, et d’en fermer la porte.
« Bedreddin Hassan, quoiqu’accablé de douleur, s’était endormi pendant tout ce temps-là, si bien que les domestiques du visir l’eurent plutôt tiré de la caisse, mis en chemise et en caleçon, qu’il ne fut réveillé ; et ils le transportèrent dans la salle si brusquement, qu’ils ne lui donnèrent pas le loisir de se reconnaître. Quand il se vit seul dans la salle, il promena sa vue de toutes parts ; et les choses qu’il voyait, rappelant dans sa mémoire le souvenir de ses noces, il s’aperçut avec étonnement que c’était la même salle où il avait vu le palefrenier bossu. Sa surprise augmenta encore, lorsque s’étant approché doucement de la porte d’une chambre qu’il trouva ouverte, il vit dedans son habillement au même endroit où il se souvenait de l’avoir mis la nuit de ses noces. « Bon Dieu, dit-il en se frottant les yeux, suis-je endormi, suis-je éveillé ? »
 » Dame de beauté qui l’observait, après s’être divertie de son étonnement, ouvrit tout-à-coup les rideaux de son lit, et avançant la tête : « Mon cher Seigneur, lui dit-elle d’un ton assez tendre, que faites-vous à la porte ? Venez vous recoucher. Vous avez demeuré dehors bien longtemps. J’ai été fort surprise en me réveillant de ne vous pas trouver à mes côtés. » Bedreddin Hassan changea de visage, lorsqu’il reconnut que la dame qui lui parlait, était cette charmante personne avec laquelle il se souvenait d’avoir couché. Il entra dans la chambre ; mais au lieu d’aller au lit, comme il était plein des idées de tout ce qui lui était arrivé depuis dix ans, et qu’il ne pouvait se persuader que tous ces événements se fussent passés en une seule nuit, il s’approcha de la chaise où étaient ses habits et la bourse de sequins ; et après les avoir examinés avec beaucoup d’attention : « Par le grand Dieu vivant, s’écria-t-il, voilà des choses que je ne puis comprendre ! » La dame, qui prenoit plaisir à voir son embarras, lui dit : « Encore une fois, Seigneur, venez vous remettre au lit. À quoi vous amusez-vous ? » À ces paroles, il s’avança vers Dame de beauté : « Je vous supplie, madame, lui dit-il, de m’apprendre s’il y a longtemps que je suis auprès de vous. » « La question me surprend, répondit-elle : est-ce que vous ne vous êtes pas levé d’auprès de moi tout-à-l’heure ? Il faut que vous ayez l’esprit bien préoccupé. » « Madame, reprit Bedreddin, je me souviens, il est vrai, d’avoir été près de vous ; mais je me souviens aussi d’avoir depuis demeuré dix ans à Damas. Si j’ai en effet couché cette nuit avec vous, je ne puis pas en avoir été éloigné si longtemps. Ces deux choses sont opposées. Dites-moi, de grâce, ce que j’en dois penser ; si mon mariage avec vous est une illusion, ou si c’est un songe que mon absence ? » « Oui, Seigneur, repartit Dame de beauté, vous avez rêvé, sans doute, que vous avez été à Damas. » « Il n’y a donc rien de si plaisant, s’écria Bedreddin en faisant un éclat de rire. Je suis assuré, madame, que ce songe va vous paraître très-réjouissant. Imaginez-vous, s’il vous plaît, que je me suis trouvé à la porte de Damas en chemise et en caleçon, comme je suis en ce moment ; que je suis entré dans la ville aux huées d’une populace qui me suivait en m’insultant ; que je me suis sauvé chez un pâtissier, qui m’a adopté, m’a appris son métier, et m’a laissé tous ses biens en mourant ; qu’après sa mort, j’ai tenu sa boutique. Enfin, madame, il m’est arrivé une infinité d’autres aventures qui seraient trop longues à raconter ; et tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai pas mal fait de m’éveiller : sans cela, on m’allait clouer à un poteau. » « Eh pour quel sujet, dit Dame de beauté en faisant l’étonnée, vouloit-on vous traiter si cruellement ? Il fallait donc que vous eussiez commis un crime énorme ? » « Point du tout, répondit Bedreddin, c’était pour la chose du monde la plus bizarre et la plus ridicule. Tout mon crime était d’avoir vendu une tarte à la crème où je n’avais pas mis de poivre. » « Ah pour cela, dit Dame de beauté en riant de toute sa force, il faut avouer qu’on vous faisait une horrible injustice. » « Oh, madame, répliqua-t-il, ce n’est pas tout encore : pour cette maudite tarte à la crème, où l’on me reprochait de n’avoir pas mis de poivre, on avait tout rompu et tout brisé dans ma boutique ; on m’avait lié avec des cordes, et enfermé dans une caisse où j’étais si étroitement, qu’il me semble que je m’en sens encore ! Enfin, on avait fait venir un charpentier, et on lui avait commandé de dresser un poteau pour me pendre ! Mais Dieu soit béni de ce que tout cela n’est que l’ouvrage du sommeil. »
Scheherazade, en cet endroit, apercevant le jour, cessa de parier. Schahriar ne put s’empêcher de rire de ce que Bedreddin Hassan avait pris une chose réelle pour un songe. « Il faut convenir, dit-il, que cela est très-plaisant, et je suis persuadé que le lendemain le visir Schemseddin Mohammed et sa belle-sœur s’en divertirent extrêmement. » « Sire, répondit la sultane, c’est ce que j’aurai l’honneur de vous raconter la nuit prochaine, si votre Majesté veut bien me laisser vivre jusqu’à ce temps-là. » Le sultan des Indes se leva sans rien répliquer à ces paroles ; mais il était fort éloigné d’avoir une autre pensée.

Le conte suivant : Histoire du petit bossu