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Histoire de Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan

 La cent vingtième nuit

« QUAND le visir Schemseddin Mohammed eut entendu dire à sa belle-sœur qu’il fallait que ce fût Bedreddin Hassan qui eût fait la tarte à la crème que l’eunuque venait d’apporter, il sentit une joie inconcevable ; mais venant à faire réflexion que cette joie étoit sans fondement, et que selon toutes les apparences, la conjecture de la veuve de Noureddin devait être fausse, il lui dit : « Mais, Madame, pourquoi avez-vous cette opinion ? Ne se peut-il pas trouver un pâtissier au monde qui sache aussi bien faire des taries à la crème que votre fils ? » « Je conviens, répondit-elle, qu’il y a peut-être des pâtissiers capables d’en faire d’aussi bonnes ; mais comme je les fais d’une manière toute singulière, et que nul autre que mon fils n’a ce secret, il faut absolument que ce soit lui qui ait fait celle-ci. Réjouissons-nous, mon frère, ajouta-t-elle avec transport, nous avons enfin trouvé ce que nous cherchons et désirons depuis si long-temps. » « Madame, répliqua le visir, modérez, je vous prie, votre impatience, nous saurons bientôt ce que nous en devons penser. Il n’y a qu’à faire venir ici le pâtissier : si c’est Bedreddin Hassan, vous le reconnaîtrez bien, ma fille et vous. Mais il faut que vous vous cachiez toutes deux, et que vous le voyiez sans qu’il vous voye ; car je ne veux pas que notre reconnaissance se fasse à Damas : j’ai dessein de la prolonger jusqu’à ce que nous soyons de retour au Caire, où je me propose de vous donner un divertissement très-agréable. »
« En achevant ces paroles, il laissa les dames sous leur tente, et se rendit sous la sienne. Là il fit venir cinquante de ses gens, et leur dit : « Prenez chacun un bâton, et suivez Schaban qui va vous conduire chez un pâtissier de cette ville. Lorsque vous y serez arrivés, rompez, brisez tout ce que vous trouverez dans sa boutique. S’il vous demande pourquoi vous faites ce désordre, demandez-lui seulement si ce n’est pas lui qui a fait la tarte à la crême qu’on a été prendre chez lui. S’il vous répond qu’oui, saisissez-vous de sa personne, liez-le bien et me l’amenez ; mais gardez-vous de le frapper ni de lui faire le moindre mal. Allez, et ne perdez pas de temps. »
« Le visir fut promptement obéi ; ses gens armés de bâtons et conduits par l’eunuque noir, se rendirent en diligence chez Bedreddin Hassan, où ils mirent en pièces les plats, les chaudrons, les casseroles, les tables, et tous les autres meubles et ustensiles qu’ils trouvèrent, et inondèrent sa boutique de sorbet, de crème et de confitures. À ce spectacle, Bedreddin Hassan fort étonné, leur dit d’un ton de voix pitoyable : « Hé bonnes gens, pourquoi me traitez-vous de la sorte ? De quoi s’agit-il ? Qu’ai-je fait ? » « N’est-ce pas vous, dirent-ils, qui avez fait la tarte à la crème que vous avez vendue à l’eunuque que vous voyez ? » « Oui, c’est moi-même, répondit-il ; qu’y trouve-t-on à dire ? Je défie qui que ce soit d’en faire une meilleure. » Au lieu de lui repartir, ils continuèrent de briser tout, et le four même ne fut pas épargné.
« Cependant les voisins étant accourus au bruit, et fort surpris de voir cinquante hommes armés commettre un pareil désordre, demandaient le sujet d’une si grande violence ; et Bedreddin encore une fois dit à ceux qui la lui faisaient : « Apprenez-moi, de grâce, quel crime je puis avoir commis, pour rompre et briser ainsi tout ce qu’il y a chez moi ? » « N’est-ce pas vous, répondirent-ils, qui avez fait la tarte à la crème que vous avez vendue à cet eunuque ? » « Oui, oui, c’est moi, repartit-il, je soutiens qu’elle est bonne, et je ne mérite pas le traitement injuste que vous me faites. » Ils se saisirent de sa personne sans l’écouter ; et après lui avoir arraché la toile de son turban, ils s’en servirent pour lui lier les mains derrière le dos ; puis le tirant par force de sa boutique, ils commencèrent à l’emmener.
 » La populace qui s’était assemblée là, touchée de compassion pour Bedreddin, prit son parti, et voulut s’opposer au dessein des gens de Schemseddin Mohammed ; mais il survint en ce moment des officiers du gouverneur de la ville, qui écartèrent le peuple et favorisèrent l’enlèvement de Bedreddin, parce que Schemseddin Mohammed était allé chez le gouverneur de Damas pour l’informer de l’ordre qu’il avait donné, et pour lui demander main-forte ; et ce gouverneur qui commandait sur toute la Syrie au nom du sultan d’Égypte, n’avait eu garde de rien refuser au visir de son maître. On entraînait donc Bedreddin malgré ses cris et ses larmes…
Scheherazade n’en put dire davantage à cause du jour qu’elle vit paraître ; mais le lendemain, elle reprit sa narration, et dit au sultan des Indes :

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