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Histoire de Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan

 La cent vingt quatrième nuit

SCHEHERAZADE, réveillée avant le jour, reprit ainsi la parole : » Sire, Bedreddin ne passa pas tranquillement la nuit ; il se réveillait de temps en temps, et se demandait à lui-même s’il revoit ou s’il était éveillé. Il se défiait de son bonheur ; et cherchant à s’en assurer, il ouvrait les rideaux, et parcourait des yeux toute la chambre. « Je ne me trompe pas, disait-il : voilà la même chambre où je suis entré à la place du bossu ; et je suis couché avec la belle dame qui lui était destinée. » Le jour qui paraissait, n’avait pas encore dissipé son inquiétude, lorsque le visir Schemseddin Mohammed, son oncle, frappa à la porte, et entra presqu’en même temps pour lui donner le bon jour.
« Bedreddin Hassan fut dans une surprise extrême de voir paraître subitement un homme qu’il connaissait si bien, mais qui n’avait plus l’air de ce juge terrible qui avait prononcé l’arrêt de sa mort. « Ah, c’est donc vous, s’écria-t-il, qui m’avez traité si indignement et condamné à une mort qui me fait encore horreur, pour une tarte à la crème où je n’avois pas mis de poivre ! » Le visir se prit à rire, et pour le tirer de la peine, lui conta comment, par le ministère d’un génie (car le récit du bossu lui avait fait soupçonner l’aventure), il s’était trouvé chez lui, et avait épousé sa fille à la place du palefrenier du sultan. Il lui apprit ensuite que c’étoit par le cahier écrit de la main de Noureddin Ali, qu’il avait découvert qu’il étoit son neveu ; et enfin il lui dit qu’en conséquence de cette découverte, il était parti du Caire, et était allé jusqu’à Balsora pour le chercher et apprendre de ses nouvelles. « Mon cher neveu, ajouta-t-il en l’embrassant avec beaucoup de tendresse, je vous demande pardon de tout ce que je vous ai fait souffrir depuis que je vous ai reconnu. J’ai voulu vous ramener chez moi avant que de vous apprendre votre bonheur, que vous devez trouver d’autant plus charmant, qu’il vous a coûté plus de peine. Consolez-vous de toutes vos afflictions par la joie de vous voir rendu aux personnes qui vous doivent être les plus chères. Pendant que vous vous habillerez, je vais avertir votre mère, qui est dans une grande impatience de vous embrasser, et je vous amènerai votre fils que vous avez vu à Damas, et pour qui vous vous êtes senti tant d’inclination sans le connaître. »
« Il n’y a pas de paroles assez énergiques pour bien exprimer quelle fut la joie de Bedreddin lorsqu’il vit sa mère et son fils Agib. Ces trois personnes ne cessaient de s’embrasser et de faire paraître tous les transports que le sang et la plus vive tendresse peuvent inspirer. La mère dit les choses du monde les plus touchantes à Bedreddin : elle lui parla de la douleur que lui avait causée une si longue absence, et des pleurs qu’elle avait versés. Le petit Agib, au lieu de fuir comme à Damas les embrassemens de son père, ne se lassait point de les recevoir ; et Bedreddin Hassan, partagé entre deux objets si dignes de son amour, ne croyait pas leur pouvoir donner assez de marques de son affection.
« Pendant que ces choses se passaient chez Schemseddin Mohammed, ce visir était allé au palais rendre compte au sultan de l’heureux succès de son voyage. Le sultan fut si charmé du récit de cette merveilleuse histoire, qu’il la fit écrire pour être conservée soigneusement dans les archives du Royaume. Aussitôt que Schemseddin Mohammed fut de retour au logis, comme il avait fait préparer un superbe festin, il se mit à table avec sa famille ; et toute sa maison passa la journée dans de grandes réjouissances. »
Le visir Giafar ayant ainsi achevé l’histoire de Bedreddin Hassan, dit au calife Haroun Alraschild : « Commandeur des croyants, voilà ce que j’avois à raconter à voire majesté. » Le calife trouva cette histoire si surprenante, qu’il accorda sans hésiter la grâce de l’esclave Rihan ; et pour consoler le jeune homme de la douleur qu’il avait de s’être privé lui-même malheureusement d’une femme qu’il aimait beaucoup, ce prince le maria avec une de ses esclaves, le combla de biens, et le chérit jusqu’à sa mort.
« Mais, Sire, ajouta Scheherazade, remarquant que le jour commençait à paraître, quelqu’agréable que soit l’histoire que je viens de raconter, j’en sais une autre qui l’est encore davantage. Si votre Majesté souhaite de l’entendre la nuit prochaine, je suis assurée qu’elle en demeurera d’accord. » Schahriar se leva sans rien dire, et fort incertain de ce qu’il avait à faire. « La bonne sultane, dit-il en lui-même, raconte de fort longues histoires ; et quand une fois elle en a commencé une, il n’y a pas moyen de refuser de l’entendre toute entière. Je ne sais si je ne devrais pas la faire mourir aujourd’hui ; mais non, ne précipitons rien : l’histoire dont elle me fait fête, est peut-être plus divertissante que toutes celles qu’elle m’a racontées jusqu’ici ; il ne faut pas que je me prive du plaisir de l’entendre ; après qu’elle m’en aura fait le récit, j’ordonnerai sa mort. »

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