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Histoire de Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan

 La cent dix neuvième nuit

« AGIB eut à peine touché au morceau de tarte à la crème qu’on lui avait servi, que feignant de ne le pas trouver à son goût, il le laissa tout entier ; et Schaban [11], (c’est le nom de l’eunuque), fit la même chose. La veuve de Noureddin Ali s’aperçut du peu de cas que son petit-fils faisait de sa tarte. « Hé quoi, mon fils, lui dit-elle, est-il possible que vous méprisiez ainsi l’ouvrage de mes propres mains ? Apprenez que personne au monde n’est capable de faire de si bonnes tartes à la crème, excepté votre père Bedreddin Hassan, à qui j’ai enseigné le grand art d’en faire de pareilles. » « Ah, ma bonne grande mère, s’écria Agib, permettez-moi de vous dire que si vous n’en savez pas faire de meilleures, il y a un pâtissier dans cette ville qui vous surpasse dans ce grand art : nous venons d’en manger chez lui une qui vaut beaucoup mieux que celle-ci. »
« À ces paroles, la grand’mère regardant l’eunuque de travers : « Comment Schaban, lui dit-elle avec colère ! Vous a-t-on commis la garde de mon petit-fils pour le mener manger chez des pâtissiers comme un gueux ? »
« Madame, répondit l’eunuque, il est bien vrai que nous nous sommes entretenus quelque temps avec un pâtissier, mais nous n’avons pas mangé chez lui. » « Pardonnez-moi, interrompit Agib, nous sommes entrés dans sa boutique, et nous y avons mangé d’une tarte à la crème. »
La dame, plus irritée qu’auparavant contre l’eunuque, se leva de table assez brusquement, courut à la tente de Schemseddin Mohammed, qu’elle informa du délit de l’eunuque, dans des termes plus propres à animer le visir contre le délinquant, qu’à lui faire excuser sa faute.
« Schemseddin Mohammed, qui était naturellement emporté, ne perdit pas une si belle occasion de se mettre en colère. Il se rendit à l’instant sous la tente de sa belle-sœur, et dit à l’eunuque : « Quoi, malheureux, tu as la hardiesse d’abuser de la confiance que j’ai en toi ! » Schaban, quoique suffisamment convaincu par le témoignage d’Agib, prit le parti de nier encore le fait. Mais l’enfant soutenant toujours le contraire : « Mon grand père, dit-il à Schemseddin Mohammed, je vous assure que nous avons si bien mangé l’un et l’autre, que nous n’avons pas besoin de souper : le pâtissier nous a même régalés d’une grande porcelaine de sorbet. » « Hé bien, méchant esclave, s’écria le visir en se tournant vers l’eunuque, après cela, ne veux-tu pas convenir que vous êtes entrés tous deux chez un pâtissier, et que vous y avez mangé ? » Schaban eut encore l’effronterie de jurer que cela n’était pas vrai. « Tu es un menteur, lui dit alors le visir : je crois plutôt mon petit-fils que toi. Néanmoins si tu peux manger toute cette tarte à la crème qui est sur la table, je serai persuadé que tu dis la vérité. « 
« Schaban, quoiqu’il en eût jusqu’à la gorge, se soumit à cette épreuve, et prit un morceau de la tarte à la crême ; mais il fut obligé de le retirer de sa bouche, car le cœur lui souleva. Il ne laissa pas pourtant de mentir encore, en disant qu’il avait tant mangé le jour précédent, que l’appétit ne lui étoit pas encore revenu. Le visir irrité de tous les mensonges de l’eunuque, et convaincu qu’il étoit coupable, le fit coucher par terre, et commanda qu’on lui donnât la bastonnade. Le malheureux poussa de grands cris en souffrant ce châtiment, et confessa la vérité. « Il est vrai, s’écria-t-il, que nous avons mangé une tarte à la crème chez un pâtissier, et elle étoit cent fois meilleure que celle qui est sur cette table. »
 » La veuve de Noureddin Ali crut que c’était par dépit contr’elle et pour la mortifier, que Schaban louait la tarte du pâtissier. C’est pourquoi s’adressant à lui : « Je ne puis croire, dit-elle, que les tartes à la crème de ce pâtissier soient plus excellentes que les miennes. Je veux m’en éclaircir ; tu sais où il demeure ; va chez lui et m’apportes une tarte à la crème tout-à-l’heure. » En parlant ainsi, elle fit donner de l’argent à l’eunuque pour acheter la tarte, et il partit. Étant arrivé à la boutique de Bedreddin : « Bon pâtissier, lui dit-il, tenez, voilà de l’argent, donnez-moi une tarte à la crème ; une de nos dames souhaite d’en goûter. » Il y en avait alors de toutes chaudes ; Bedreddin choisit la meilleure, et la donnant à l’eunuque : « Prenez celle-ci, dit-il, je vous la garantis excellente, et je puis vous assurer que personne au monde n’est capable d’en faire de semblables, si ce n’est ma mère qui vit peut-être encore. »
 » Schaban revint en diligence sous les tentes avec sa tarte à la crème. II la présenta à la veuve de Noureddin Ali, qui la prit avec empressement. Elle en rompit un morceau pour le manger ; mais elle ne l’eut pas plutôt porté à sa bouche, qu’elle fit un grand cri et qu’elle tomba évanouie. Schemseddin Mohammed qui était présent, fut extrêmement étonné de cet accident ; il jeta de l’eau lui-même au visage de sa belle-sœur, et s’empressa fort à la secourir. Dès qu’elle fut revenue de sa faiblesse : « Ô dieu, s’écria-t-elle, il faut que ce soit mon fils, mon cher fils Bedreddin, qui ait fait cette tarte… »
La clarté du jour, en cet endroit vint imposer silence à Scheherazade. Le sultan des Indes se leva pour faire sa prière et aller tenir son conseil ; et la nuit suivante, la sultane poursuivit ainsi l’histoire de Bedreddin Hassan :

Notes

[11Les Orientaux donnent ordinairement ce nom aux eunuques noirs.

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