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Le conte précédent : Préface du traducteur de la continuation des Mille et une Nuits


Nouvelles Aventures du calife Haroun Alraschild, ou Histoire de la petite fille de Chosroès Anouschirvan

Iounis obéit, et s’acquitta de sa commission en homme à qui elle ne déplaisait pas. Le châtiment fut poussé si loin, que les malheureux laissèrent leurs ongles sur la place [20]. On les traîna ensuite en prison, et Hassan fut revêtu de la charge de lieutenant de police. « Avez-vous jamais vu, dit alors le calife à la vieille, un voleur traiter ainsi un lieutenant de police et ses gens ? » « Non, en vérité, dit la vieille ; et il ne me reste qu’une chose à désirer, c’est que Dieu punisse maintenant le calife pour l’injustice qu’il vient de commettre envers nous, injustice sans laquelle, malgré toutes tes prouesses et le merveilleux de tout ceci, tu n’aurais jamais mis le pied dans notre maison. »
Le calife, étonné de cette brusque exclamation, dit en lui-même : « Aurois-je commis quelque injustice et donné lieu à cette femme de faire ainsi des imprécations contre moi ? Quel mal, dit-il ensuite à la vieille, vous a donc fait le calife ? »
« Quel mal ? Il a fait piller, ravager notre maison. On a enlevé nos meubles, nos effets, tout ce que nous avions. On ne nous a pas laissé un vêtement, ni de quoi avoir un morceau de pain ; et si Dieu ne vous eût envoyé vers nous, nous serions mortes de faim. »
« Pourquoi le calife vous a-t-il traitées de cette manière ? »
« Mon fils était un de ses hagebs. Un jour qu’il était assis ici, on frappe à la porte ; il y va, et voit deux femmes qui lui demandent de l’eau pour boire. Il leur en donne, et elles s’en vont : une heure après une vieille lui apporte un plat de petits gâteaux de la part de la personne à qui il avait donné à boire. Il les accepte. Le gardien du quartier vient à passer, et lui demande quelque chose. C’était le jour de la fête de l’Arafa. Mon fils lui donne le plat de petits gâteaux. Une heure après une troupe de gens viennent de la part du calife, emmènent mon fils, et pillent notre maison. Le calife veut savoir comment le plat de petits gâteaux est parvenu à mon fils. Il le dit. Le calife lui demande s’il a vu quelqu’un des charmes de la jeune personne. Il voulait dire que non ; mais il était troublé, et répondit sans y penser qu’il avait vu son visage. Le calife fit venir la jeune personne, et ordonna qu’on leur coupât la tête à tous deux. Mais il n’a pas voulu les faire exécuter un jour de fête : il les a fait conduire en prison. Voilà comment le calife nous a traitées, et sans cette injustice et la perte de mon fils, tu n’aurais jamais épousé ma fille. »
Le calife ayant entendu les plaintes de la vieille, reconnut l’injustice qu’il avait commise , et lui dit : « Que diriez-vous si j’engageais le calife à faire sortir votre fils de prison, à lui rendre ses biens, à lui donner un emploi plus distingué, et si ce cher fils venait cette nuit même se jeter dans vos bras ? »
La vieille ne put s’empêcher de sourire à l’idée de revoir son fils ; mais reprenant bientôt sa tristesse, elle dit au calife : « Tais-toi, malheureux, les fanfaronnades ne sont plus ici de saison. Celui dont je te parle à présent n’est pas comme le lieutenant de police qui a peur de toi, et que tu traites comme tu veux. C’est le Commandeur des croyants, le grand Haroun Alraschid dont le nom est respecté de l’Orient à l’Occident, et qui commande à des nombreuses armées. Le moindre esclave de sa cour a plus de puissance que le lieutenant de police. Ne te laisse pas aveugler sur le succès de tes ruses, et par la crainte que tu as inspirée aux gens d’une certaine espèce. Ne vas pas courir à ta perte, et nous laisser sans appui. J’espère pour mon fils, que le Tout-Puissant qui l’éprouve, voudra bien Venir à son secours. »
Le calife, touché jusqu’aux larmes du discours de la vieille, se leva pour s’en aller. La vieille et la jeune personne le pressaient de rester, et s’efforçaient de le retenir ; mais le calife jura que rien ne pourrait l’empêcher de sortir, et s’échappa de leurs mains.
Lorsque le calife fut rentré dans son palais, il s’assit sur son trône et fit venir les émirs, les visirs et les hagebs. Lorsqu’ils furent assemblés, qu’ils se furent prosternés devant lui, et qu’ils eurent fait, selon l’usage, des vœux pour la durée de son empire, il leur dit : « J’ai réfléchi à l’affaire d’Aladdin, que j’ai fait arrêter et mettre en prison, et je suis étonné qu’aucun de vous n’ait demandé grâce pour lui, et ne lui ait donné aucune marque d’attachement et de sensibilité. »
« Commandeur des croyants, répondit un des émirs, notre respect pour vous nous a retenus ; mais en ce moment nous implorons votre miséricorde pour votre esclave. » Tous les émirs se découvrirent alors la tête et baisèrent la terre. « Je lui pardonne, dit le calife ; allez le trouver, revêtez-le d’une robe d’honneur, et amenez-le ici. »
Dès que le calife aperçut Alaeddin, il lui donna une des premières charges du palais, et lui dit de retourner aussitôt chez lui. On le fit monter sur un cheval du calife ; les émirs l’accompagnèrent et le reconduisirent chez lui en triomphe, aux acclamations d’un peuple nombreux, et au bruit de toutes sortes d’instruments. Sa mère et sa sœur, entendant de loin les cris du peuple et le bruit des tambours, ne savaient ce que c’était. Tout-à-coup des huissiers frappent à la porte, et annoncent la grâce d’Alaeddin et sa nouvelle dignité. Ils demandent en même temps la récompense de cette bonne nouvelle, et s’en retournent fort contents de la générosité de ces dames.
Alaeddin paraît bientôt lui-même. Sa mère et sa sœur sautent à son cou, le serrent dans leurs bras, et versent des larmes de joie. Alaeddin s’assied et leur raconte son aventure. Remarquant ensuite la magnificence de la maison, il en témoigna son étonnement à sa mère. Elle lui apprit que le jour qu’il avait été arrêté, on avait pillé et saccagé la maison, enlevé les marbres, les portes, les meubles ; qu’on n’y avait pas laissé la valeur d’une drachme, et qu’elles avoient été trois jours sans manger.
 » Mais d’où viennent donc toutes ces choses, ces effets, ces meubles ces vases ? Qui a décoré, orné cette maison en si peu de temps ? Tout ce que je vois ne serait-il qu’un songe ? » « Ce n’est point un songe, mais une galanterie de mon gendre, qui a fait faire tout cela en un jour. » « Quel est votre gendre ? Quand avez-vous marié ma sœur, et qui a pu l’épouser sans mon consentement ? » « Ne te fâche pas, mon enfant ; sans lui nous étions perdues. » « Quel est l’état de mon beau-frère ? » « Voleur. » (Alaeddin, à ce mot, pensa étouffer de colère et d’indignation.) « Quel est donc ce voleur qui ose devenir mon beau-frère ? Par le tombeau de mes pères, il faut que je lui coupe la tête. » « Laisse là ce bandit ; il a fait bien autre chose à d’autres qu’à toi, et il ne lui est rien arrivé : tout ce que tu vois a été pour lui l’ouvrage d’un jour. »
La mère d’Alaeddin lui raconta ensuite l’aventure du cadi, celle du lieutenant de police, et la punition de ce dernier , et elle lui montra par terre les traces du sang que la violence des coups avait fait couler. Elle finit en disant : « Je me suis plaint devant lui de l’injustice du calife et de ton arrestation : aussitôt il a promis d’aller trouver le calife, de te faire mettre en liberté, te faire revêtir d’une robe d’honneur, te faire rendre tous tes biens, et de t’en faire donner de nouveaux. Effectivement, il nous a quittées sur-le-champ, et bientôt après nous avons eu le bonheur de le revoir : c’est à lui sans doute que nous en sommes redevables.
Alaeddin ne comprenait rien à tout cela, et son étonnement ne pouvait être plus grand. « Quel est le nom de cet homme ? » « Je ne sais, et toutes les fois que je l’ai demandé aux divers ouvriers qui sont venus ici de sa part, ils m’ont dit qu’ils ne le savaient pas, mais que son surnom état le Bondocani. »
À ce nom , Alaeddin comprit que le prétendu voleur n’était autre que le calife. Il se leva tout hors de lui, et baisa sept fois la terre. Sa mère se mit à rire, et lui dit : « Et quoi, mon fils, ce nom te fait-il aussi perdre l’esprit ? Tu disais tout-à- l’heure que tu lui trancherais la tête ? « « Savez-vous bien, répondit Alaeddin, que celui que vous venez de nommer, est le Commandeur des croyants, le calife Haroun Alraschid ? Et quel autre que lui aurait pu traiter ainsi le lieutenant de police, et faire tout ce qu’il a fait ? » « Ah, mon fils, je suis perdue, le calife ne me le pardonnera pas, je l’ai toujours traité de voleur ! »
Tandis qu’ils parlaient ainsi, le calife entra. Alaeddin se jeta à ses pieds ; sa mère s’enfuit, et se cacha dans un cabinet. « Où est votre mère, dit le calife ? » « Elle n’ose paraître à vos yeux, répondit Alaeddin. » « Pourquoi donc, dit le calife, elle n’a rien à craindre ? » Et aussitôt il l’appela lui-même. Elle vint, et se prosterna devant le souverain. « Tout-à-l’heure, lui dit-il en riant, vous vouliez me prendre pour maître, et vous charger de voler les femmes, et maintenant vous me fuyez ! Ce n’est pas le moyen de faire des progrès. » La vieille, un peu rassurée, demanda pardon au calife, qui fit venir aussitôt un cadi, répudia la princesse de Perse, et la maria avec Alaeddin. On célébra en même temps les deux mariages. Tous les émirs et les seigneurs de Bagdad y assistèrent. Les repas et les réjouissances durèrent trois jours, et l’on distribua aux pauvres des aumônes abondantes. Alaeddin et le calife coulèrent les jours les plus heureux auprès de leurs épouses, et leur bonheur n’eut d’autre terme que celui de leur vie.
Scheherazade finissoit de raconter l’aventure du calife Haroun Alraschid avec la petite-fille de Chosroès Anouschirvan, et son mariage avec la sœur d’un de ses chambellans. Le sultan des Indes, que ces aventures avoient beaucoup diverti, demanda aussitôt à la sultane si elle en savait encore quelques autres du même prince.
« Sire, répondit la sultane, la vie du calife Haroun est pleine d’une multitude d’aventures pareilles, sans parler d’un nombre infini de traits curieux, d’anecdotes piquantes. Toutes ces choses sont présentes à ma mémoire ; mais je désirerais, si vous me le permettez encore, vous raconter maintenant l’histoire d’un jeune marchand de Bagdad et de la Dame inconnue, histoire dans laquelle éclatent principalement la justice et l’humanité de ce grand prince. »
Le sultan des Indes aurait bien voulu entendre sur-le-champ quelque chose de cette histoire ; mais le jour qui commençait à paraître, l’obligea d’attendre à la nuit suivante. Scheherazade commença donc le lendemain en ces termes :


Notes

[20Il paraît que cela arrive quelquefois dans ce supplice, comme on le voit par la description qu’en donne Chardin : « La peine corporelle ordinaire est la bastonnade sur la plante des pieds. On jette le patient sur les fesses, et on lui attache les pieds l’un contre l’autre avec une corde qu’on guinde au haut d’un arbre ou à un crochet ; et avec de longs bâtons, deux hommes le frappent sur la plante des pieds à longs intervalles et par mesure, mais fortement. La règle est de ne donner pas moins de trente coups, ni plus de trois cents. Le patient jette les hauts cris ; les pieds lui enflent et noircissent, et quelquefois les ongles en tombent. La guérison dure environ un mois. »

Le conte suivant : Le Bimaristan, ou Histoire du jeune marchand de Bagdad et de la dame inconnue