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Nouvelles Aventures du calife Haroun Alraschild, ou Histoire de la petite fille de Chosroès Anouschirvan

Le calife s’arrêta, et s’amusa un moment à voir travailler le jeune pâtissier. De retour dans son palais, il envoya un esclave demander au pâtissier, de sa part, cent gâteaux de la grosseur du poing. L’esclave ne tarda pas à les apporter. Le calife alors s’assit, fit venir du sucre, des pistaches, tout ce qui était nécessaire, se mit à remplir lui-même les gâteaux, et glissa dans chacun une pièce d’or. Il envoya en même temps un esclave à la petite-fille de Chosroès pour la prévenir que l’année du serment étant révolue, il viendrait la voir le soir : il lui faisait demander en même temps ce qui pouvait flatter ses désirs et quel présent il devait lui offrir ?
La princesse de Perse répondit à l’envoyé du calife, qu’elle avait tout ce qu’elle pouvait désirer et qu’il ne lui manquait absolument rien. Cette réponse ayant été rapportée au calife, il ordonna à l’eunuque de retourner auprès de la princesse et de lui faire une seconde fois la même demande. La princesse voyant que le calife insistait, le pria de lui envoyer mille pièces d’or et une femme âgée [10] en qui il eût toute confiance, afin qu’elle pût sortir avec elle et distribuer aux pauvres les mille pièces d’or. Le calife, content de pouvoir faire quelque chose d’agréable à la princesse, donna sur-le-champ les ordres nécessaires pour la satisfaire. Elle sortit avec la femme qui l’accompagnait, et parcourut les rues de Bagdad jusqu’à ce qu’elle eût distribué les mille pièces d’or. Ensuite elle prit le chemin du palais.
Il faisait, ce jour-là, une chaleur excessive ; la princesse sentit une soif ardente, et le dit à la vieille. Celle-ci lui proposa d’abord d’appeler un porteur d’eau, mais la princesse lui témoigna la répugnance qu’elle avait de boire dans la tasse qui servait à tout le monde, et la pria de frapper à la porte d’une maison, et d’y demander par grâce un verre d’eau.
La vieille regardant alors autour d’elle, aperçut une belle maison dont la porte était de bois de sandal ; au-dessus pendait une lampe retenue par un cordon de soie ; au-devant était une portière en tapisserie, et de chaque côté un banc de marbre. La vieille ayant dit à la princesse qu’elle allait demander de l’eau dans cette maison, s’avança et frappa doucement à la porte avec le marteau. La porte s’ouvrit, et il en sortit un beau jeune homme élégamment habillé.
« Mon enfant, lui dit la vieille, ma fille est très-altérée ; elle ne veut pas boire de l’eau d’un porteur d’eau, auriez-vous la bonté de lui en donner ? » « Volontiers, dit le jeune homme en rentrant. » Bientôt après il apporta une tasse pleine d’eau, la présenta à à la vieille. Celle-ci la donna à la princesse, qui eut soin de se tourner en buvant du côté du mur, pour ne pas laisser apercevoir son visage, et remit la tasse à la vieille. Elle la rendit au jeune homme en le remerciant et lui souhaitant toute sorte de bénédictions. Il y répondit par des vœux pour sa santé. La princesse et la vieille continuèrent leur chemin, et rentrèrent dans le palais.
Pendant ce temps-Là le calife ayant achevé de garnir tous les petits gâteaux, les avait arrangés sur un grand plat de porcelaine de la Chine. Il appela un esclave et lui ordonna de porter ce plat à la princesse de Perse, en lui disant de sa part, que c’était le gage de la paix qu’il devait faire ce soir avec elle. L’esclave prit le plat, le remit à la vieille, en lui rapportant les paroles du calife, et s’en retourna fort affligé de n’avoir pu manger un seul des gâteaux. Il en avait été fort tenté ; mais comme ils étaient assez gros, il avait craint que s’il en prenait un, on ne remarquât la place vuide.
La princesse ayant vu le plat de gâteaux, commanda à la vieille de le porter au jeune homme qui lui avait donné à boire, pour le remercier de sa politesse. La vieille sortit aussitôt pour exécuter cet ordre. Elle eut aussi, chemin faisant, grande envie de goûter des gâteaux, et déjà elle en avait pris un ; mais, voyant le vuide qui paraissait, elle craignit qu’on ne s’aperçût de sa gourmandise et le remit à sa place. Elle trouva le jeune homme assis près de la porte de sa maison, le salua et lui dit : « Mon enfant, la jeune personne pour qui je vous ai demandé à boire, vous envoie ces gâteaux pour vous remercier de la tasse d’eau que vous lui avez donnée. » « Mettez-les sur le banc, dit le jeune homme, en la remerciant. »
La vieille s’en étant retournée, le gardien du quartier vint trouver le jeune homme, et lui dit : « Seigneur Hageb [11], c’est aujourd’hui la fête de l’Arafa, ne me donnerez-vous pas quelque chose pour célébrer ce grand jour et acheter à mes enfans quelque friandise ? » « Prends ce plat de gâteaux, lui dit le jeune homme. » Le gardien du quartier fort satisfait, baisa la main, et emporta le plat.
La femme du gardien le voyant entrer avec le plat, s’écria : « Ah, malheureux, d’où te vient ce plat ? L’as-tu dérobé ou enlevé par violence ? » « C’est, dit-il, le seigneur Hageb (que Dieu conserve ce brave jeune homme ! ) qui me l’a donné. Venez tous manger de ces gâteaux : ils doivent être excellents. « Es-tu fou, dit la femme ? Va plutôt les vendre. Cela vaut au moins trente à quarante drachmes qui nous serviront à entretenir nos enfants. » « Laisse-nous, dit le mari, nous régaler de ce que Dieu nous envoie. » La femme se mit alors à crier et à pleurer, en disant : « Nos enfants n’ont ni bonnets, ni chausses. »
Les femmes ont presque toujours raison : celle-ci l’emporta enfin. Le mari prit le plat et le remit au crieur public pour le vendre avec les gâteaux. Quelqu’un en offrit d’abord quarante drachmes ; enfin il monta jusqu’à quatre-vingt. Un des marchands, considérant alors le plat attentivement, vit ces mots gravés sur le bord : Fait par ordre du Commandeur des croyants. Il fut fort étonné, et demanda au crieur s’il voulait les faire pendre avec son plat ? Le crieur ne comprenant rien à ce discours, le marchand lui dit que ce plat appartenait au Commandeur des croyants.
Le crieur pensa mourir de peur, reprit le plat, courut au palais, et demanda à parler au calife. On le fit entrer ; et après qu’il se fut prosterné et qu’il eut fait des vœux pour le calife, il lui présenta le plat. Le calife ayant reconnu le plat et les gâteaux, entra dans une grande colère, et dit en lui-même : « Quoi, je me donne la peine d’arranger moi-même quelque chose pour le faire manger dans l’intérieur de mon sérail, et l’on aime mieux le vendre ! Qui t’a donné ce plat, dit-il ensuite au crieur ? » « C’est, répondit celui-ci, le gardien de tel quartier. » « Qu’on me l’amène, dit le calife. »
On alla chercher le gardien, et on l’amena les mains liées avec une corde. « La méchante femme, disait-il en lui-même, qui n’a pas voulu nous laisser manger ce qui était dans le | plat : nous nous serions régalés, et il n’en serait rien arrivé de pis ! Maintenant nous n’avons pas goûté un gâteau, et nous voilà dans une très-mauvaise affaire. »
Le calife fit au gardien la même question qu’au crieur, en le menaçant de lui faire couper la tête s’il ne disait la vérité. Il n’eut garde de rien déguiser, et nomma le seigneur Hageb. Le calife irrité de plus en plus, en entendant prononcer le nom d’un de ses officiers, ordonna qu’on l’amenât sur-le-champ, qu’on lui arrachât son turban, qu’on le traînât par terre sur le visage, et qu’on mit sa maison au pillage.
Les officiers chargés d’exécuter cet arrêt, se rendirent à la maison du Hageb, frappèrent à la porte, lui signifièrent les ordres du calife, et l’emmenèrent au palais. Un des officiers prit son turban, en ôta la mousseline, la lui passa autour du cou, et la déchira, en lui disant : « Alaeddin, telle est la volonté du calife : il nous avait commandé pareillement de piller ta maison ; notre amitié pour toi nous a empêché d’exécuter nous-mêmes cet ordre ; nous en avons remis l’exécution à d’autres. Quelque pénible que soit pour nous cette commission, l’honneur nous fait un devoir d’obéir à notre souverain. »
Alaeddin étant devant le calife, se prosterna, fit des vœux pour la conservation de ses jours, et demanda humblement par quelle faute il avait mérité un pareil traitement.
« Reconnais-tu (lui dit le calife, en lui montrant le gardien qui avait les mains liées derrière le dos), reconnais-tu cet homme ? » « C’est, répondit Alaeddin, le gardien de notre quartier. » « D’où venait le plat que tu lui as donné, reprit le calife ? » Alaeddin raconte alors exactement de quelle manière et pourquoi ce plat lui avait été apporté par la vieille femme.
Ce récit simple et naturel parut appaiser un peu la colère du calife. « Lorsque la jeune personne, dit-il à Alaeddin, but l’eau que tu apportas pour elle, vis-tu son visage ? » « Commandeur des croyants, répondit Alaeddin troublé, et ne faisant pas attention à ce qu’il disait, je le vis. » À ces mots, le calife transporté de fureur, ordonna qu’on amenât la princesse de Perse, et qu’on leur tranchât la tête à tous deux. La princesse se tournant vers Alaeddin, lui dit : « Quelle raison vous engage à avancer faussement que vous avez vu mon visage, et à me faire périr avec vous ? » « C’est le destin qui nous perd, répondit Alaeddin, je voulais dire que je n’ai rien vu de votre visage : l’erreur de ma langue cause notre mort. »

Notes

[10En arabe cahermanah. Les califes Abbassides avoient pour intendantes de leur maison des femmes appelées cahermaniah, auxquelles ils se fiaient plus qu’aux hommes, de peur d’être empoisonnées. Voyez la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot, p. 234.

[11Hageb, nom d’une charge près la personne des califes, qui peut répondre à celle de chambellan.

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