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Le conte précédent : Préface du traducteur de la continuation des Mille et une Nuits


Nouvelles Aventures du calife Haroun Alraschild, ou Histoire de la petite fille de Chosroès Anouschirvan

Histoire de la petite fille

De chosroès Anouschirvan

On célébrait à Bagdad la fête de Arafa [4]. Le calife Haroun Alraschid, assis sur son trône, venait de recevoir les hommages des grands de son empire. Peu satisfait de ces démonstrations de respect et de soumission, il voulut voir par lui-même si ses ordres étaient fidellement exécutés, et si les magistrats n’abusaient pas de leur autorité. Il aimait d’ailleurs à soulager les malheureux, à répandre des aumônes ; et la circonstance de la fête de l’Arafa l’engageait à remplir lui-même un devoir de religion si cher à son cœur [5].
Dans ce dessein, le calife se tourna vers Giafar le Barmecide, et lui dit : « Giafar, je voudrais me déguiser, me promener dans Bagdad, visiter les divers quartiers de la ville, voir ses habitans, entendre leurs discours, et distribuer des aumônes aux pauvres et aux malheureux : tu m’accompagneras, et tu auras grand soin que nous ne soyons reconnus de personne. » « Commandeur des croyants, répondit Giafar, je suis prêt à exécuter vos ordres. »
Le calife se leva aussitôt : ils passèrent dans l’intérieur du palais, prirent des habits convenables à la circonstance, et n’oublièrent pas de garnir d’argent leurs poches et leurs manches. Ils sortirent ensuite secrètement, et commencèrent à parcourir les rues et les places publiques, faisant l’aumône à tous les pauvres qui se trouvaient sur leur chemin.
Tandis qu’ils marchaient ainsi au hasard, ils rencontrèrent une femme assise au milieu de la rue et couverte d’un voile épais, qui leur tendit la main en disant : « Donnez-moi quelque chose pour l’amour de Dieu. » Le calife en la regardant, remarqua que son bras et sa main étoient d’une blancheur qui égalait et surpassait même celle du cristal. Il en fut surpris, et tira de sa poche une pièce d’or qu’il remit à Giafar pour la lui donner. Le visir s’approcha d’elle, et lui remit la pièce d’or.
L’infortunée sentit, en fermant la main, que ce qu’elle tenait était plus gros et plus pesant qu’une obole ou qu’une drachme : elle regarda dans sa main, et vit que c’était une pièce d’or. Aussitôt elle appela Giafar, qui était déjà passé, en criant : « Bon jeune homme, bon jeune homme ! » Giafar revint sur ses pas. « Vouliez-vous, lui dit -elle, me faire l’aumône de cette pièce d’or, ou ne me l’avez-vous donnée que par erreur, ou dans une autre intention ? » « Ce n’est pas moi qui vous l’ai donnée, lui répondit Giafar, c’est ce jeune homme qui me l’a remise pour vous. » « Demandez-lui donc, reprit la femme, quelle a été son intention, et faites-la-moi connaître. »
« Le jeune homme n’a eu d’autre intention que celle de vous faire l’aumône, lui dit Giafar, après avoir consulté le calife. »
« En ce cas, reprit-elle, que Dieu soit sa récompense ! »
Giafar rendit cette réponse au calife, qui lui dit : « Demande-lui si elle est mariée ; et si elle ne l’est pas, propose-lui de m’épouser. » La femme ayant répondu qu’elle n’était pas mariée, Giafar lui dit : « Celui qui vous a donné la pièce d’or voudrait vous épouser. » « Je l’épouserai, reprit-elle, s’il peut me donner la dot et le douaire que je lui demanderai. » Giafar sourit à ces mots, et dit en lui-même : « Le calife n’est peut-être pas en état de fournir une dot et un douaire à celte infortunée, et je ne sais où nous pourrons emprunter pour cela de l’argent. »
« Quelle est donc, continua tout haut Giafar, la dot que vous desirez, et quel doit être votre douaire ? » « Ma dot, répondit-elle, doit égaler le montant des tributs de la ville d’Ispahan pendant un an, et mon douaire le produit annuel de la province du Khorassan [6]. »
Giafar secoua la tête, et porta ces paroles au calife, qui, au grand étonnement de son visir, parut fort satisfait, et lui dit d’annoncer à l’inconnue qu’on acceptoit ses conditions.
Le grand visir s’étant acquitté de sa commission, l’inconnue lui demanda quels étoient le rang et la fortune du jeune homme, et comment il pourroit remplir les conditions qu’il acceptoit ? « Le jeune homme, répondit Giafar, est le Commandeur des croyans, le calife Haroun Alraschid. » Aussitôt l’inconnue arrangea un peu son modeste habillement, leva les mains au ciel, remercia la bonté divine, et dit à Giafar qu’elle acceptoit pour époux le Commandeur des croyans. Le visir porta cette réponse à son maître, qui prit alors le chemin du palais.
Lorsque le calife fut rentré dans son palais, il envoya vers l’inconnue une dame d’un âge mûr, accompagnée de jeunes esclaves. Elles lui dirent qu’elles venoient la chercher de la part du calife, et la conduisirent d’abord aux bains qui étaient dans l’intérieur du sérail. Elles répandirent sur elle les parfums les plus exquis, la revêtirent d’habits magnifiques, l’ornèrent des bijoux et des joyaux les plus précieux, et n’oublièrent aucune des parures que les plus grandes reines ont coutume de porter. On la mena ensuite dans le palais qui lui étoit destiné. Il étoit orné de meubles de toute espèce et fourni de toutes sortes de provisions. Dès qu’elle y fut installée, on en rendit compte au calife, qui envoya chercher les cadis et fit dresser le contrat de mariage.
Le soir étant venu, le calife entra dans l’appartement de sa nouvelle épouse, s’assit auprès d’elle et lui témoigna le désir qu’il avait d’apprendre quelle était sa naissance et pourquoi elle lui avait demandé une dot et un douaire aussi considérables ?
« Commandeur des croyants, répondit-elle, vous voyez dans votre esclave une descendante de Chosroès Anouschirvan [7] : les revers de la fortune, les rigueurs du destin m’ont réduite dans l’état où vous m’avez trouvée. »
« Princesse, répliqua le calife, Chosroès Anouschirvan, s’il en faut croire quelques historiens, abusant d’abord de son autorité, vexa ses sujets et commit, au commencement de son règne, de grandes injustices. »
« C’est apparemment à cause de ces injustices, reprit-elle, que sa postérité a été contrainte de demander l’aumône au milieu de la rue. » « Mais, ajouta le calife, tous les historiens conviennent qu’il changea bientôt de conduite et se montra si humain et si équitable, que les animaux de la terre et les oiseaux du ciel ressentirent les effets de sa justice et de sa bonté. » « C’est encore pour cela, répondit la nouvelle reine, que Dieu a eu pitié de ses descendans et a retiré sa petite-fille [8] du milieu de la rue, pour la rendre l’épouse du Commandeur des croyants. »
Le calife Haroun Alraschid était d’un caractère fier et ombrageux. Cette illustre origine, qu’il ne s’était pas attendu à rencontrer, le sang-froid avec lequel la nouvelle reine envisageait son élévation, peut-être la hauteur qu’il crut apercevoir dans ses réponses, tout cela le piqua tout-à-coup : il la quitta brusquement, et jura de ne pas la revoir avant un an.
L’année suivante, le jour de la fête de l’Arafa, le calife se déguisa encore, et sortit de son palais accompagné de Giafar son visir et de Mesrour chef de ses eunuques. Comme il se promenait dans la ville de Bagdad, une boutique attira ses regards par la propreté et l’élégance qui y régnaient. Il y vit un jeune homme occupé à préparer avec beaucoup de soin et d’attention de petits gâteaux [9] qu’il remplissait ensuite d’amandes et de pistaches.

Notes

[4Cette fête se célèbre le 9 du mois de dou al haga, qui est le dernier de l’année arabe. Elle tire son nom d’une montagne voisine de la Mecque, sur laquelle des pélerins vont prier de jour-là. Les détails de cette fête, qu’on lit dans la Continuation des Mille et une Nuits de M. Cazotte, ont été imaginés par les traducteurs, et sont presque tous absolument contraires à la religion mahométane.
Je me contenterai de cette seule remarque de ce genre. J’en pourrais faire de pareilles à chaque page, si je voulais comparer la Continuation de M. Cazotte avec l’original arabe, et montrer combien elle est opposée au génie et aux mœurs de l’Orient.

[5L’aumône est un des cinq préceptes fondamentaux de la religion mahométane.

[6Province de Perse, anciennement la Bactriane.

[7Chosroès Anouschirvan, ou le grand Chosroès, roi de Perse, de la dynastie des Sassanides, contemporain de Justinien. Il est surnommé le Juste par les écrivains orientaux, qui vantent beaucoup ses vertus. Les écrivains grecs en font un portrait tout différent. Son caractère, selon M. le Beau, est un problème insoluble. On pourrait résoudre ce problème en distinguant, comme ce passage l’indique, deux époques dans son règne. Le nom de ce prince fameux est, comme presque tous les noms propres, entièrement défiguré dans la Continuation de M. Cazotte, qui l’appelle Kassera Abocheroan.

[8Petite-fille ne signifie ici que descendante. L’auteur arabe se sert même du mot fille dans cette signification.

[9Le nom arabe de ces gâteaux est catifa, qui fait au pluriel catayéf.

Le conte suivant : Le Bimaristan, ou Histoire du jeune marchand de Bagdad et de la dame inconnue