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Nouvelles Aventures du calife Haroun Alraschild, ou Histoire de la petite fille de Chosroès Anouschirvan

Les promesses de la vieille rassurèrent un peu ses voisines, qui lui aidèrent à placer les meubles, et à arranger sa maison. Lorsqu’elles eurent fini, elles s’occupèrent de la parure de la mariée. On fit venir d’abord une coiffeuse, ensuite on la revêtit d’habits magnifiques, et on l’orna de toutes sortes de bijoux. Comme on finissait la toilette de la mariée, on vit arriver des porteurs avec des corbeilles remplies des viandes les plus délicates, et des mets les plus recherchés, tels que pigeons, poulets, perdreaux, cailles, gélinottes [18]. Dans d’autres corbeilles était le dessert, composé de pâtes, de dragées, de sucreries, de confitures, et autres choses de cette espèce.
« Prenez ces mets et ces plats, dirent les porteurs à la vieille ; c’est votre gendre qui vous les envoie. Il vous recommande de bien manger, et de régaler vos voisins, et tous ceux que vous voudrez. » « De grâce, dit la vieille, quel est l’état de mon gendre, et comment s’appelle-t-il ? »
« Il s’appelle le Bondocani ; mais nous ne connaissons pas son état, répondent les porteurs en s’en allant. » « Assurément, disaient quelques voisines, c’est un voleur. » « Qu’il soit ce qu’il voudra, disaient les autres, celui qui peut faire tout cela n’a pas son pareil dans Bagdad. »
Tout le monde se mit ensuite à table, et chacun mangea de bon appétit. On apporta le dessert, auquel on ne fit pas moins d’honneur. On avait eu soin de mettre auparavant de côté pour l’époux, quelques-uns des mets les plus délicats, et quelques plats de dessert.
Cependant le bruit se répandit dans le quartier que la vieille avait marié sa fille à un voleur, qui l’avait enrichie tout d’un coup par les nombreux présents qu’il lui avait faits. Cette nouvelle passant de bouche en bouche, parvint bientôt aux oreilles du marchand dont nous avons parlé. Il apprend que la personne qu’il a demandée en mariage a été donnée par sa mère à un voleur, qui leur a fait présent d’une quantité innombrable de meubles, d’habits, de bijoux, qui a fait réparer leur maison, l’a fait blanchir, peindre, paver en marbre, et l’a rendue d’une magnificence qui éblouit les regards.
Cet événement piqua vivement le jeune marchand, qui conçut aussitôt le projet d’aller chez le lieutenant de police, et de lui promettre une récompense considérable pour l’engager à se saisir du voleur, espérant, par ce moyen, pouvoir s’emparer lui-même de la jeune personne. Il alla donc sur-le-champ trouver le lieutenant de police, lui raconta tout ce qui s’était passé, lui promit une bonne récompense, et lui dit que le voleur possédant des richesses immenses, il pourrait prendre encore tout ce qu’il voudrait.
Le lieutenant de police fut fort content, et dit au jeune marchand : « Attendez jusqu’à dix heures du soir, afin que nous trouvions le voleur dans la maison. Je m’y rendrai à cette heure-là, je ferai saisir le voleur, et vous vous emparerez de la jeune personne. » Le jeune marchand remercia le lieutenant de police, se retira, et revint à l’heure indiquée.
Le lieutenant de police venait de monter à cheval avec quatre cents hommes. Il était accompagné de quatre officiers, et précédé de flambeaux et de lanternes ; toutes les voisines s’étaient retirées chez elles ; la maison était éclairée par beaucoup de bougies ; et la mère et la fille, bien enfermées, attendaient tranquillement le nouveau marié. Le lieutenant de police frappe rudement à la porte. La vieille se lève, aperçoit de la lumière par les fentes de la porte, regarde en dehors, et voit le lieutenant de police et son escouade qui occupaient toute la rue, et l’un de ses officiers qui se préparait déjà à enfoncer la porte.
Cet homme, nommé Schamama, était violent, brutal, ou plutôt c’était un vrai diable incarné, toujours prêt à faire le mal et à se porter aux plus grands excès. « Que faisons-nous là, disait-il au magistrat, et que gagnerons-nous à attendre qu’on nous ouvre la porte ; il vaut mieux l’enfoncer, fondre sur eux, saisir celui que nous cherchons, et nous emparer des effets qui sont dans la maison. »
Un autre officier, nommé Hassan, d’une figure douce et d’un caractère encore plus doux, aimant à faire le bien, et qui semblait placé près du lieutenant de police pour le bonheur de l’humanité, lui dit aussitôt : « Ce conseil est mauvais et dangereux. Personne n’a jamais fait aucune plainte contre ces gens-là. Et nous ne savons si l’homme qu’on a dénoncé comme un voleur, est réellement un voleur. Le jeune marchand, mécontent de n’avoir pas épousé la jeune personne, peut avoir fait une dénonciation fausse pour se venger. Ne vous jetez point dans une affaire qui peut avoir pour vous-même les suites les plus fâcheuses, et tâchons de tirer doucement tout ceci au clair. Au reste, c’est au commandant à décider de ce qu’on doit faire. »
La vieille entendait tous ces discours à travers la porte, et tremblait de peur. Elle revint auprès de sa fille, et lui apprit que le lieutenant de police frappait à la porte. « Barricadez-la, lui dit la jeune personne effrayée, peut-être que Dieu nous délivrera de ce danger. » La vieille barricada la porte. On frappa de nouveau avec plus de violence ; elle demanda : « Qui est là ? » « Infâme vieille, lui répondit Schamama, associée de voleurs, ne vois-tu pas que c’est le lieutenant de police et ses gens ? Ouvre la porte à l’instant. »
« Nous sommes des femmes, répondit la vieille, et nous n’avons aucun homme avec nous ; nous ne pouvons ouvrir à personne. » « Ouvre la porte, reprit Schamama d’une voix terrible, ou bien nous allons la mettre en pièces. »
La vieille ne répondit rien, et vint rejoindre sa fille : « Vois, lui dit-elle, ce voleur qui est cause que nous sommes investies, assiégées depuis le commencement de la nuit ! S’il paraît, c’en est fait de lui. Fasse le ciel qu’il ne vienne pas ce soir ! Ah, si votre père vivait encore, le lieutenant de police ou tout autre n’aurait jamais assiégé ainsi notre maison ! » « Comment faire, disait la jeune personne ? Il faut se soumettre au destin. »
Cependant le calife voyant qu’il n’y avait plus personne dans les rues, que la nuit s’avançait, et que chacun était retiré chez soi, se déguisa, prit son arquebuse, ceignit son épée et sortit secrètement pour aller trouver sa nouvelle épouse. Arrivé au commencement de la rue, il vit de loin les flambeaux, reconnut le lieutenant de police avec ses gens, et le jeune marchand qui était à côté de lui, et entendit la plupart des officiers qui criaient : « Brisez la porte, saisissez la vieille, et tourmentez-la pour lui faire dire où est le voleur son gendre. »
Le seul Hassan s’efforçait au contraire de contenir cette multitude enragée, en leur disant : « Braves camarades, respectez les lois que vous devez faire observer, et ne précipitez rien. Ce sont des femmes, elles n’ont point d’homme avec elles, ne les maltraitez pas. Peut-être l’homme qu’on a dénoncé n’est pas un voleur, et cette affaire peut avoir pour nous des suites fâcheuses. » « Hassan, s’écria Schamama, tu n’es pas fait pour accompagner un lieutenant de police, mais plutôt pour rester assis sur le banc des juges. Il ne faut dans notre état que des gens alertes, déterminés, acharnés à leur proie, propres à faire un coup de main, et à surprendre le monde. »
« Maudit Schamama, disait en lui-même le calife en écoutant ce discours, je te récompenserai comme tu le mérites. » En même temps il aperçut près de la maison où demeurait la vieille, une rue sans issue. Il y entra, et vit une grande porte au-devant de laquelle était une tapisserie et une lampe suspendue ; à côté était assis un eunuque. Le maître de ce palais était un des émirs du calife, qui commandait mille soldats ; il s’appelait l’émir Iounis. C’était un homme dur et féroce, qui, lorsqu’il n’avait pas assommé quelqu’un dans sa journée, ne mangeait pas, tant il était en colère.
L’eunuque voyant venir le calife, cria après lui, et se leva pour le frapper, en disant : « Où vas-tu, insensé ? » Le calife lui répondit d’un ton ferme et assuré : « Infâme valet, que t’importe ? » L’eunuque déconcerté crut voir dans l’auguste souverain, un lion prêt à se jeter sur lui : il prit la fuite, et courut en tremblant à son maître, qui lui dit en le voyant : « Malheureux, que t’est-il arrivé ? » « Monseigneur, dit-il, tandis que j’étais assis devant la porte, un homme est entré dans la rue et s’est approché de l’hôtel : j’ai voulu le frapper, il m’a crié d’une voix de tonnerre : « Infâme valet . » J’ai pris la fuite, et je viens vous rendre compte. »
L’émir, en écoutant ce discours, pensa étouffer de colère. « Traiter mes gens d’infâmes, s’écrie-t-il, c’est me faire injure à moi-même ! Je vais punir cet insolent. » Aussitôt il se lève, prend une énorme masse d’armes capable de briser une montagne, et sort en criant : « Où est l’insolent qui m’insulte en traitant mes gens d’infâmes ? » Le calife voyant venir Iounis, l’appelle par son nom. Iounis reconnut aussitôt la voix de son maître, jeta sa masse d’armes, et se prosterna par terre.
« Lâche, dit le calife, tu es un grand seigneur, et tu souffres que le lieutenant de police vienne vexer, tourmenter dans ton voisinage, des femmes retirées dans leur maison, et qui n’ont point d’homme avec elles ! Tu restes tranquillement chez toi, et tu n’en sors pas pour repousser et traiter comme il le mérite cet indigne officier ! » « Commandeur des croyants, répondit Iounis, si je n’avois craint de maltraiter un magistrat, en qui vous pouviez avoir confiance, cette nuit lui eût été fatale, ainsi qu’à sa troupe ; et si vous l’ordonnez, je vais les charger à l’instant, et les mettre tous en pièces. Comment un lieutenant de police et ses archers pourroient-ils me résister ? »
« Entrons d’abord chez vous, lui dit le calife. » Iounis voulait le faire asseoir ; mais il refusa, et lui dit de le faire monter sur la terrasse. Lorsqu’ils y furent, il lui montra la maison des femmes dont il lui avait parlé, et lui demanda comment il pourrait s’y introduire. Iounis lui montra un endroit favorable à son dessein, et alla chercher une échelle qu’il plaça comme il fallait. Le calife passa dessus, franchit l’intervalle qui séparait les deux maisons, et dit à Iounis de rentrer, et qu’il l’appellerait quand il aurait besoin de lui.

Notes

[18Gélinottes, en arabe cata, ou al cata. Selon M. de Buffon (Histoire Naturelle des Oiseaux, tom. 3, pag. 356), l’oiseau de Syrie que les Turcs nomment cata, est exactement le même que le ganga ou la gélinotte des Pyrénées. Le même auteur, en disant, quelques lignes auparavant, que l’alchata désigne certainement un oiseau du genre des pigeons, n’a pas pris garde que le nom alchata n’est que celui de cata ou chata, précédé de l’article arabe al.

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