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Le conte précédent : Préface du traducteur de la continuation des Mille et une Nuits


Nouvelles Aventures du calife Haroun Alraschild, ou Histoire de la petite fille de Chosroès Anouschirvan

Le calife de retour dans son palais, se revêtit de ses habits de cérémonie, s’assit sur son trône, et commanda qu’on fit venir des marbriers, des menuisiers, des badigeonneurs et des peintres en bâtiment. Quand ils furent arrivés, qu’ils eurent baisé la terre devant lui, et fait des vœux pour la durée de son règne, il ordonna qu’on les étendît par terre, et qu’on leur donnât à chacun deux cents coups de bâton. Comme ils criaient grâce, et demandaient humblement quelle faute ils avoient commise, il les fit relever, et dit au principal d’entre les marbriers :
« Dans telle rue, à tel endroit, vous trouverez une maison faite de telle manière : allez-y sur-le-champ, et pavez-la toute entière en marbre. Si ce soir il se trouve seulement un endroit grand comme la main qui ne soit pas pavé, ta main droite sera mise à la place. » « Commandeur des croyants, dit-il, nous n’avons pas de marbre. » « Qu’on en prenne dans mes magasins, dit le calife, et assemblez tous les marbriers de Bagdad. Lorsque la maîtresse de la maison vous demandera qui vous a envoyés, vous répondrez, c’est votre gendre. Si elle vous demande : Quelle est la profession de mon gendre ? Comment s’appelle-t-il ? vous répondrez à la première question : Nous n’en savons rien ; et à la seconde : Il se nomme le Bondocani. Si quelqu’un de vous répond autre chose, il sera mis en croix sur-le-champ. »
Le marbrier assembla tous les ouvriers de sa profession, fit charger le marbre et tout ce qui était nécessaire pour leur travail, se rendit à la maison que le calife avait indiquée, et y entra avec tous ceux qui l’accompagnaient. La vieille aussitôt se présenta : « Que voulez-vous ? » « Nous venons pour paver cette maison. » « Qui vous a envoyés ? » « Votre gendre. » « Quelle est la profession de mon gendre ? » « Nous n’en savons rien. » « Mais, comment s’appelle-t-il ? » « Le Bondocani. » « Mon gendre, dit en elle-même la vieille, n’est qu’un voleur ; mais c’est assurément le premier, le chef, le plus distingué de tous les voleurs. » Les marbriers s’étant partagé la besogne, chacun d’eux n’eut à faire qu’une coudée d’ouvrage, ou même moins.
Le calife avoit donné des ordres pareils au chef des menuisiers : celui-ci rassembla tous les autres menuisiers, prit des planches, des clous, et tout ce qui était nécessaire pour faire des portes et autres ouvrages de son état. Ils entrèrent tous dans la maison, dressèrent leurs établis, se partagèrent l’ouvrage, et commencèrent à travailler à l’envi l’un de l’autre.
La vieille étonnée se présente pareillement à eux : « Que voulez-vous ? » « Nous venons pour arranger cette maison. » « Qui vous y a envoyés ? » « Votre gendre. » « Quelle est la profession de mon gendre ? » « Nous n’en savons rien. » « Mais comment s’appelle-t-il ? » « Le Bondocani. » La vieille ne sachant où elle en était, et devenue presque folle, disait en elle-même : « Mon gendre le voleur est un homme bien redouté, car tout ceci ne se fait que par la crainte qu’il inspire ; et tous ces ouvriers en ont si peur, qu’aucun d’eux n’oserait dire quelle est sa profession. »
Bientôt après arrivent les badigeonneurs et les peintres, avec la chaux, l’huile de chanvre, et tout ce qui leur était nécessaire. Les badigeonneurs font éteindre la chaux, dressent leurs échelles, et se mettent quatre ou cinq après un mur ; derrière eux travaillent les peintres.
L’étonnement de la vieille était si grand, qu’elle en perdait la raison. « Mon gendre, dit-elle à sa fille, est obéi bien ponctuellement, et on a une grande frayeur de lui. Sans cela, comment pourrait-il faire faire tant de choses en un jour ? Un autre ne les ferait pas exécuter en un an. Quel dommage qu’avec tout cela ce ne soit qu’un voleur ! »
Résolue d’interroger ces nouveaux ouvriers, la vieille s’approche des badigeonneurs, leur fait ses questions ordinaires, et obtient toujours les mêmes réponses. Elle s’adresse aux peintres, qui ne lui apprennent rien de plus. Enfin, s’attachant à l’un d’eux, plus jeune que les autres, et le tirant à l’écart : « Mon enfant, lui dit-elle, au nom de Dieu, apprenez-moi le vrai nom et la profession de mon gendre ? » « On ne peut parler, lui répondit- il, quand il y va de la vie. » « Allons, dit alors la vieille, je vois clairement que ce n’est qu’un voleur. Tout le monde a peur du mal qu’il peut faire. »
Sur la fin du jour, les ouvriers ayant fini d’arranger la maison, remirent leurs habits, allèrent au palais, et rendirent compte au calife de l’exécution de ses ordres. Le calife les ayant bien récompensé, fit venir des porteurs. On remplit des paniers de linge, de tapis, de coussins ; on met dans d’autres des habits, des étoffes brodées, des bijoux. Le calife ordonne aux porteurs de faire aux questions de la vieille les mêmes réponses qu’il avait prescrites aux ouvriers.
La vieille voyant arriver les porteurs, leur dit : « Vous vous trompez, toutes ces choses ne sont pas pour nous ; portez-les à ceux à qui elles appartiennent. » « C’est ici, répondent les porteurs, la maison qu’on a arrangée aujourd’hui, et c’est bien ici que nous envoie votre gendre. » En même temps, ils entrent et déposent leurs paquets, en disant à la vieille, qui soutenait toujours qu’ils se trompaient : « Ayez soin toujours de parer votre maison, mettez ces habits, et faites habiller tous ceux que vous voudrez, car votre gendre a de tout en abondance, et il viendra vous voir cette nuit à l’heure où tout le monde est endormi. » « Les voleurs, dit en elle-même la vieille, sortent toujours la nuit. »
Cependant la vieille va trouver ses voisines et les prie de venir avec elle pour lui aider à arranger la maison, et à placer les meubles et les effets qu’elle vient de recevoir. Celles-ci la suivent, autant par curiosité que par envie de lui rendre service. Arrivées devant la maison, elles sont étonnées de la voir blanchie, réparée ; et bientôt leurs yeux sont éblouis de la quantité de meubles, d’effets précieux, d’habits, de bijoux qui brillent de tous cotés.
« D’où vous viennent toutes ces choses, lui dirent-elles, et comment cette maison est-elle tout-à-coup si changée ? Hier ce n’était qu’une masure, rien n’était blanchi, point de peinture nulle part, encore moins de marbre. Dormons-nous, et tout ceci n’est-il qu’un songe, ou bien est-ce l’effet d’un enchantement ? »
« Il n’y a point d’illusion, dit la vieille ; tout s’est fait naturellement. C’est mon gendre qui a opéré ces merveilles, et qui m’a envoyé tout ce que vous voyez. » « Votre gendre ! Et quel est-il ? Quand avez-vous donc marié votre fille ? Nous n’en avons rien su. » « Tout cela s’est fait aujourd’hui. » « Quel est l’état de votre gendre : il faut que ce soit un riche marchand ou un grand seigneur ? » « Mon gendre n’est ni marchand ni grand seigneur : c’est un voleur, mais non pas un voleur ordinaire ; c’est le chef, le capitaine de tous les voleurs. » À ces mots, les voisines sont saisies de frayeur, et disent à la vieille :
« Au nom de Dieu, faites-nous la grâce de nous recommander à votre gendre, afin qu’il n’enlève rien de nos maisons ! Entre voisins on doit avoir des égards les uns pour les autres. » « Ne craignez rien, mon gendre est généreux. Je vous promets que non-seulement il ne vous prendra rien, mais il ordonnera aux voleurs qu’il commande de respecter ce qui vous appartient. »

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