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Nouvelles Aventures du calife Haroun Alraschild, ou Histoire de la petite fille de Chosroès Anouschirvan

La vieille femme jura que sans les quatre mille pièces d’or, on n’aurait pas un cheveu de sa fille. Le marchand témoigna alors son chagrin de la modicité de sa fortune, prit congé de la vieille, et se disposa à la quitter. Le calife le prévint, sortit devant lui, et se mit à l’écart dans la rue jusqu’à ce qu’il se fût éloigné. Le calife rentra ensuite dans la maison, et salua humblement la vieille, qui lui demanda, en lui rendant légèrement le salut, ce qu’il voulait ?
« Le jeune homme qui sort de chez vous, dit le calife, m’a dit qu’il n’épousait pas votre fille ; je viens vous la demander, et vous offrir la somme que vous desirez avoir. » La vieille regarda le calife depuis les pieds jusqu’à la tête, et lui répondit : « Voleur (car tu en as bien la mine) ; tout ce qui est sur toi ne vaut pas deux cents drachmes : où prendrais-tu quatre mille sequins ? »
« Ces propos sont inutiles, dit le calife, et l’apparence est souvent trompeuse. Voulez-vous réellement marier votre fille [15], je suis prêt à vous compter la somme ? » « Eh bien ! dit la vieille, nous t’épouserons en nous comptant les quatre mille sequins. »
« J’accepte les conditions (dit le calife, en entrant dans l’intérieur de la maison et s’asseyant). Allez chez le cadi un tel, et dites-lui que le Bondocani [16] le demande. » « Voleur, reprit la vieille, puis-je croire que le cadi voudra bien venir pour toi ? « « Ne vous embarrassez pas, dit le calife ; allez, et dites au cadi qu’il apporte des plumes, de l’encre et du papier. »
La vieille partit, disant en elle-même : « Si le cadi venait avec moi, je pourrais regarder mon prétendu gendre, non comme un voleur ordinaire, mais comme un chef de voleurs. Arrivée chez le cadi, elle le trouva assis au milieu de plusieurs autres juges et entouré de beaucoup de monde. Elle s’avança d’abord, mais n’osant aller plus loin elle retourna sur ses pas. « Comment, dit-elle ensuite, je m’en irai sans avoir osé rien dire au cadi ! » Elle s’enhardit, revint à la porte, avança la tête, la retira, et recommença plusieurs fois la même chose.
Le cadi remarqua ce manège, appela un huissier, et lui ordonna de faire entrer cette femme. L’huissier vint la chercher : elle le suivit fort contente, et s’approcha du cadi qui lui dit : « Que voulez-vous, bonne femme ? » « Seigneur, répondit-elle, j’ai chez moi un jeune homme qui voudrait que vous vinssiez le trouver. » « Qui est ce jeune homme qui veut que j’aille le trouver, et quel est son nom ? » « Il dit, reprit la vieille, qu’il s’appelle le Bondocani. »
À ce nom, qui était le nom secret du calife, et qui n’était connu que des gens en place, le cadi se leva sur-le-champ, et dit à la vieille : « Marchez devant moi et me montrez le chemin. » Tous ceux qui étaient là eurent beau lui demander où il allait, il ne leur dit autre chose, sinon qu’il lui était survenu une affaire, et il partit avec la vieille. Celle-ci réfléchissait, chemin faisant, et disait en elle-même : « Ce pauvre cadi est un bon-homme. Mon futur gendre l’a sûrement régalé cette nuit de quelques coups de bâton : il craint que pareil accident ne lui arrive encore, et voilà pourquoi il s’empresse si fort de venir le trouver. »
Le cadi, suivant toujours la vieille, entra dans sa maison, et reconnaissant le calife, allait se prosterner devant lui ; mais le calife lui fit signe qu’il ne voulait pas être connu. Le cadi le salua donc à la manière ordinaire, s’assit sans façon près de lui, et lui demanda quel sujet lui faisait désirer sa présence. « Je voudrais, dit le calife, épouser la fille de cette femme, et nous avons besoin de vous pour dresser le contrat. » Le cadi se tournant alors du côté des dames, leur fit une profonde révérence et demanda quelle était la dot et le douaire ? « Mille sequins de dot et autant de douaire, lui dit la vieille. »
Le cadi, après s’être assuré du consentement du calife, voulut dresser son acte ; mais, s’apercevant qu’il avait oublié du papier, il prit le bas de sa robe et écrivit d’abord les noms du calife, de son père et de son grand-père qui lui étaient bien connus [17]. Ensuite il demanda à la vieille le nom de sa fille, de son père et de son grand-père.
La vieille se mit alors à gémir et à se lamenter. « Malheureuses que nous sommes, dit-elle, si son père vivait, ce voleur n’aurait pas osé mettre le pied dans cette maison, à plus forte raison prétendre à la main de ma fille ! Mais la mort de mon mari me réduit à cette extrémité. » « Dieu prend pitié des infortunés et des orphelins, dit le cadi, en écrivant. » À chaque nouvelle question, la vieille recommençait à se lamenter de plus belle. Le cadi secouait la tête, avait peine à se contenir, et le calife riait de tout son cœur.
Le contrat achevé, le cadi coupa le bas de sa robe où il était écrit, et se leva pour s’en aller ; mais ne voulant pas paraître dans les rues avec une robe coupée, il l’ôta, et pria la vieille de la donner à quelqu’un à qui elle pût encore servir. Comme il sortait, la vieille dit au calife : « Est-ce que vous ne donnez rien au cadi, qui est venu lui-même vous trouver, qui a écrit sur le bord de sa robe, et a été obligé de l’abandonner ? »
« Laissez-le partir, dit le calife, je ne lui donnerai pas une obole. » « Que les voleurs sont avides, s’écria-t-elle : cet homme vient chez nous pour gagner quelqu’argent, et nous le dépouillons ! » Le calife se mit encore à rire, et dit à la vieille en s’en allant, qu’il allait lui apporter les quatre mille sequins et des étoffes pour habiller la nouvelle mariée. « Ô voleur, reprit encore la vieille, tu vas donc piller le magasin de quelque pauvre marchand, lui enlever tout son bien et le réduire à la mendicité ! »

Notes

[15Le calife se sert ici d’une expression proverbiale et emblématique, en demandant à la vieille : « AVEZ-VOUS UNE VIGNE, OU VOULEZ-VOUS BATTRE AVEC LE GARDE VENDANGES ? » « J’ai une vigne, répond-elle. » Le sens de l’allégorie est facile à saisir. Il lui fait entendre par-là qu’ayant une fille à marier, elle ne doit pas le rejeter. La vigne est prise dans ce sens allégorique en plusieurs endroits des livrs saints. (Voyez le Cantique des Cantiques, chap. I, verset 5, et chap. VIII, verset 12.

[16Le bondocani en Arabe, al bondocani : ce mot dérivé de bondoc, balle de fusil (voyez la note p. 27), d’où vient aussi le mot bondokia, fusil, doit signifier ici celui qui porte un fusil ou arquebuse. Le rapport du mot al bondocani avec le déguisement du calife disparaît, si on lui donne pour armes un arc et des flèches, comme a fait M. Cazotte.

[17Le calife Haroun était fils de Mahdi, et petit-fils d’Abou Giafar al Mansour.

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