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Le conte précédent : Histoire que raconta le marchand chrétien


Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar

 La cent quarant septième nuit

« JE demeurai donc dix jours dans l’appartement des dames du calife, continua le marchand de Bagdad. Durant tout ce temps-là, je fus privé du plaisir de voir la dame favorite ; mais on me traita si bien par son ordre, que j’eus sujet d’ailleurs d’être très-satisfait.
« Zobéide entretint le calife de la résolution qu’elle avait prise de marier sa favorite ; et ce prince, en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce qui lui plairait, accorda une somme considérable à la favorite pour contribuer de sa part à son établissement. Les dix jours écoulés, Zobéide fit dresser le contrat de mariage qui lui fut apporté en bonne forme. Les préparatifs des noces se firent : on appela les musiciens, les danseurs et les danseuses, et il y eut pendant neuf jours de grandes réjouissances dans le palais. Le dixième jour étant destiné pour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite fut conduite au bain d’un côté, et moi d’un autre ; et sur le soir m’étant mis à table, on me servit toutes sortes de mets et de ragoûts : entr’autres, un ragoût à l’ail, comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai si bon, que je ne touchai presque point aux autres mets. Mais, pour mon malheur, m’étant levé de table, je me contentai de m’essuyer les mains au lieu de les bien laver ; et c’était une négligence qui ne m’était jamais arrivée jusqu’alors.
« Comme il était nuit, on suppléa à la clarté du jour par une grande illumination dans l’appartement des dames. Les instruments se firent entendre, on dansa, on fit mille jeux : tout le palais retentissait de cris de joie. On nous introduisit, ma femme et moi, dans une grande salle, où l’on nous fit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servaient, lui firent changer plusieurs fois d’habits, et lui peignirent le visage de différentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces ; et chaque fois qu’on lui changeait d’habillement, on me la faisait voir.
« Enfin toutes ces cérémonies finirent, et l’on nous conduisit dans la chambre nuptiale. D’abord qu’on nous y eut laissés seuls, je m’approchai de mon épouse pour l’embrasser ; mais au lieu de répondre à mes transports, elle me repoussa fortement, et se mit à faire des cris épouvantables qui attirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames de l’appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi, saisi d’un long étonnement, j’étais demeuré immobile, sans avoir eu seulement la force de lui en demander la cause. « Notre chère sœur, lui dirent-elles, que vous est-il donc arrivé depuis le peu de temps que nous vous avons quittée ? Apprenez-le-nous, afin que nous vous secourions. » « Ôtez, s’écria-t-elle, ôtez-moi de devant les yeux ce vilain homme que voilà. » « Hé, madame, lui dis-je, en quoi puis-je avoir eu le malheur de mériter votre colère ? » « Vous êtes un vilain, me répondit-elle en furie, vous avez mangé de l’ail, et vous ne vous êtes pas lavé les mains ! Croyez-vous que je veuille souffrir qu’un homme si mal-propre s’approche de moi pour m’empester ? Couchez-le par terre, ajouta-t-elle en s’adressant aux dames, et qu’on m’apporte un nerf de bœuf. » Elles me renversèrent aussitôt, et tandis que les unes me tenaient par les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui avait été servie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu’à ce que les forces lui manquèrent. Alors elle dit aux dames : « Prenez-le : qu’on l’envoie au lieutenant de police, et qu’on lui fasse couper la main dont il a mangé du ragoût à l’ail. « « À ces paroles, je m’écriai : « Grand Dieu, je suis rompu et brisé de coups, et pour surcroît d’affliction, on me condamne encore à avoir la main coupée ! Et pourquoi ? Pour avoir mangé d’un ragoût à l’ail, et pour avoir oublié de me laver les mains ! Quelle colère pour un si petit sujet ! Peste soit du ragoût à l’ail ! Maudit soit le cuisinier qui l’a apprêté, et celui qui l’a servi ! »
La sultane Scheherazade remarquant qu’il était jour, s’arrêta en cet endroit. Schahriar se leva en riant de toute sa force de la colère de la dame favorite, et forte curieuse d’apprendre le dénouement de cette histoire.