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Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar

 La cent quarant quatrième nuit

« JE fis bien des amitiés à l’eunuque, dit le marchand de Bagdad, et je lui demandai des nouvelles de la santé de sa maîtresse. « Vous êtes, me répondit-il, l’amant du monde le plus heureux ; elle est malade d’amour. On ne peut avoir plus d’envie de vous voir qu’elle en a ; et si elle disposait de ses actions, elle viendrait vous chercher, et passerait volontiers avec vous tous les moments de sa vie. » « À son air noble et à ses manières honnêtes, lui dis-je, j’ai jugé que c’était quelque dame de considération. » « Vous ne vous êtes pas trompé dans ce jugement, répliqua l’eunuque : elle est favorite de Zobéïde, épouse du calife, qui l’aime d’autant plus chèrement, qu’elle l’a élevée dès son enfance, et qu’elle se repose sur elle de toutes les emplettes qu’elle a à faire. Dans le dessein qu’elle a de se marier, elle a déclaré à l’épouse du Commandeur des croyants, qu’elle avait jeté les jeux sur vous, et lui a demandé son consentement. Zobéïde lui a dit qu’elle y consentait ; mais qu’elle voulait vous voir auparavant, afin de juger si elle avait fait un bon choix, et qu’en ce cas-là, elle ferait les frais de noces. C’est pourquoi, vous voyez que votre bonheur est certain. Si vous avez plu à la favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtresse, qui ne cherche qu’à lui faire plaisir, et qui ne voudrait pas contraindre son inclination. Il ne s’agit donc plus que de venir au palais, et c’est pour cela que vous me voyez ici : c’est à vous de prendre votre résolution. » « Elle est toute prise, lui repartis-je, et je suis prêt à vous suivre partout où vous voudrez me conduire. » « Voilà qui est bien, reprit l’eunuque ; mais vous savez que les hommes n’entrent pas dans les appartements des dames du palais, et qu’on ne peut vous y introduire qu’en prenant des mesures qui demandent un grand secret : la favorite en a pris de justes. De votre côté, faites tout ce qui dépendra de vous ; mais surtout soyez discret, car il y va de votre vie. »
« Je l’assurai que je ferais exactement tout ce qui me serait ordonné. « Il faut donc, me dit-il, que ce soir, à l’entrée de la nuit, vous vous rendiez à la mosquée que Zobéide, épouse du calife, a fait bâtir sur le bord du Tigre, et que là vous attendiez qu’on vous vienne chercher. » Je consentis à tout ce qu’il voulut. J’attendis la fin du jour avec impatience ; et quand elle fut venue, je partis. J’assistai à la prière d’une heure et demie après le soleil couché, dans la mosquée, où je demeurai le dernier.
« Je vis bientôt aborder un bateau dont tous les rameurs étaient eunuques ; ils débarquèrent et apportèrent dans la mosquée plusieurs grands coffres, après quoi ils se retirèrent ; il n’en resta qu’un seul, que je reconnus pour celui qui avait toujours accompagné la dame, et qui m’avoit parlé le matin. Je vis entrer aussi la dame ; j’allai au-devant d’elle, en lui témoignant que j’étois prêt à exécuter ses ordres. « Nous n’avons pas de temps à perdre, me dit-elle ; en disant cela, elle ouvrit un des coffres, et m’ordonna de me mettre dedans : c’est une chose, ajouta-t-elle, nécessaire pour votre sûreté et pour la mienne. Ne craignez rien, et laissez-moi disposer du reste. » J’en avois trop fait pour reculer ; je fis ce qu’elle désirait, et aussitôt elle referma le coffre à la clef. Ensuite l’eunuque qui était dans sa confidence, appela les autres eunuques qui avoient apporté les coffres, et les fit tous reporter dans le bateau ; puis la dame et son eunuque s’étant rembarqués, on commença à ramer pour me mener à l’appartement de Zobéide.
« Pendant ce temps-là, je faisais de sérieuses réflexions ; et considérant le danger où j’étais, je me repentis de m’y être exposé. Je fis des vœux et des prières qui n’étaient guère de saison.
« Le bateau aborda devant la porte du palais du calife ; on déchargea les coffres, qui furent portés à l’appartement de l’officier des eunuques qui garde la clef de celui des dames, et n’y laisse rien entrer sans l’avoir bien visité auparavant. Cet officier était couché ; il fallut l’éveiller et le faire lever.
« Mais, Sire, dit Scheherazade en cet endroit, je vois le jour qui commence à paraître. » Schahriar se leva pour aller tenir son conseil ; et dans la résolution d’entendre le lendemain la suite d’une histoire qu’il avait écoutée jusque-là avec plaisir.