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Le conte précédent : Histoire que raconta le marchand chrétien


Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar

 La cent quarant une nuit

LE pourvoyeur parlant au sultan de Casgar : » Le maître du logis, poursuivit-il, ne voulant pas dispenser le marchand de manger du ragoût à l’ail, commanda à ses gens de tenir prêts un bassin et de l’eau avec du kali, de la cendre de la même plante, et du savon, afin que le marchand se lavât autant de fois qu’il lui plairait. Après avoir donné cet ordre, il s’adressa au marchand : « Faites donc comme nous, lui dit-il, et mangez. Le kali, la cendre de la même plante, et le savon ne vous manqueront pas. »
« Le marchand, comme en colère de la violence qu’on lui faisait, avança la main, prit un morceau qu’il porta en tremblant à sa bouche, et le mangea avec une répugnance dont nous fûmes tous fort étonnés. Mais ce qui nous surprit davantage, nous remarquâmes qu’il n’avait que quatre doigts et point de pouce ; et personne jusque-là ne s’en était encore aperçu, quoiqu’il eût déjà mangé d’autres mets. Le maître de la maison prit aussitôt la parole : « Vous n’avez point de pouce, lui dit-il ; par quel accident l’avez-vous perdu ? Il faut que ce soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à la compagnie de l’entretenir. » « Seigneur, répondit-il, ce n’est pas seulement à la main droite que je n’ai point de pouce, je n’en ai point non plus à la gauche. » En même temps il avança la main gauche, et nous fit voir que ce qu’il nous disait était véritable. « Ce n’est pas tout encore, ajouta-t-il : le pouce me manque de même à l’un et à l’autre pied ; et vous pouvez m’en croire. Je suis estropié de cette manière par une aventure inouïe que je ne refuse pas de vous raconter, si vous voulez bien avoir la patience de l’entendre : elle ne vous causera pas moins d’étonnement qu’elle vous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mains auparavant. » À ces mots, il se leva de table ; et après s’être lavé les mains six-vingt fois, il revint prendre sa place, et nous fit le récit de son histoire en ces termes :
« Vous saurez, Seigneurs, que sous le règne du calife Haroun Alraschild, mon père vivait à Bagdad où je suis né, et passait pour un des plus riches marchands de la ville. Mais comme c’était un homme attaché à ses plaisirs, qui aimait la débauche et négligeait le soin de ses affaires, au lieu de recueillir de grands biens à sa mort, j’eus besoin de toute l’économie imaginable pour acquitter les dettes qu’il avait laissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes ; et par mes soins, ma petite fortune commença à prendre une face assez riante.
 » Un matin que j’ouvrais ma boutique, une dame montée sur une mule, accompagnée d’un eunuque, et suivie de deux esclaves, passa près de ma porte et s’arrêta. Elle mit pied à terre à l’aide de l’eunuque, qui lui prêta la main, et lui dit : « Madame, je vous l’avois bien dit, que vous veniez de trop bonne heure : vous voyez qu’il n’y a encore personne au bezestein ; si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez épargné la peine que vous aurez d’attendre. » Elle regarda de toutes parts, et voyant en effet qu’il n’y avait pas d’autres boutiques ouvertes que la mienne, elle s’en approcha en me saluant, et me pria de lui permettre qu’elle s’y reposât en attendant que les autres marchands arrivassent. Je répondis à son compliment comme je devais…
Scheherazade n’en serait pas demeurée en cet endroit, si le jour qu’elle vit paraître, ne lui eût imposé silence. Le sultan des Indes, qui souhaitait d’entendre la suite de cette histoire, attendit avec impatience la nuit suivante.