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Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar

 La cent quarant troisième nuit

« J’AVOIS prié mes créanciers, poursuivit le marchand, de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leur paiement : la huitaine échue, ils ne manquèrent pas de me presser de les satisfaire. Je les suppliai de m’accorder le même délai ; ils y consentirent ; mais dès le lendemain, je vis arriver la dame montée sur sa mule, avec la même suite et à la même heure que la première fois. Elle vint droit à ma boutique. « Je vous ai fait un peu attendre, me dit-elle ; mais enfin je vous apporte l’argent des étoffes que je pris l’autre jour ; portez-le chez un changeur : qu’il voie s’il est de bon aloi, et si le compte y est. » L’eunuque, qui avait l’argent, vint avec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon argent. Je revins, et j’eus encore le bonheur d’entretenir la dame jusqu’à ce que toutes les boutiques du bezestein fussent ouvertes. Quoique nous ne parlassions que de choses très-communes, elle leur donnait néanmoins un tour qui les faisait paraître nouvelles, et qui me fit voir que je ne m’étais pas trompé, quand, dès la première conversation, j’avois jugé qu’elle avait beaucoup d’esprit.
 » Lorsque les marchands furent arrivés, et qu’ils eurent ouvert leurs boutiques, je portai ce que je devais à ceux chez qui j’avois pris des étoffes à crédit, et je n’eus pas de peine à obtenir d’eux qu’ils m’en confiassent d’autres que la dame m’avait demandées. J’en levai pour mille pièces d’or, et la dame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien dire, ni sans se faire connaître. Ce qui m’étonnait, c’est qu’elle ne hasardait rien, et que je demeurais sans caution et sans certitude d’être dédommagé en cas que je ne la revisse plus. « Elle me paie une somme assez considérable, me disais-je en moi-même ; mais elle me laisse redevable d’une autre qui l’est encore davantage. Serait-ce une trompeuse, et serait-il possible qu’elle m’eût leurré d’abord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la connaissent pas ; et c’est à moi qu’ils s’adresseront. » Mon amour ne fut pas assez puissant pour m’empêcher de faire là-dessus des réflexions chagrinantes. Mes alarmes augmentèrent même de jour en jour pendant un mois entier, qui s’écoula sans que je reçusse aucune nouvelle de la dame. Enfin, les marchands s’impatientèrent ; et pour les satisfaire, j’étais prêt à vendre tout ce que j’avois, lorsque je la vis revenir un matin dans le même équipage que les autres fois.
« Prenez votre trébuchet, me dit-elle, pour peser l’or que je vous apporte. » Ces paroles achevèrent de dissiper ma frayeur, et redoublèrent mon amour. Avant que de compter les pièces d’or, elle me fit plusieurs questions ; entr’autres, elle me demanda si j’étais marié. Je lui répondis que non, et que je ne l’avois jamais été. Alors, en donnant l’or à l’eunuque, elle lui dit : « Prêtez-nous votre entremise pour terminer notre affaire. » L’eunuque se mit à rire ; et m’ayant tiré à l’écart, me fit peser l’or. Pendant que je le pesais, l’eunuque me dit à l’oreille : « À vous voir, je connais parfaitement que vous aimez ma maîtresse, et je suis surpris que vous n’ayez pas la hardiesse de lui découvrir votre amour ; elle vous aime encore plus que vous ne l’aimez. Ne croyez pas qu’elle ait besoin de vos étoffes ; elle ne vient ici uniquement que parce que vous lui avez inspiré une passion violente : c’est à cause de cela qu’elle vous a demandé si vous étiez marié. Vous n’avez qu’à parler, il ne tiendra qu’à vous de l’épouser, si vous voulez. » « Il est vrai, lui répondis-je, que j’ai senti naître de l’amour pour elle, dès le premier moment que je l’ai vue ; mais je n’osais aspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle, et je ne manquerai pas de reconnaître le bon office que vous me rendez. »
« Enfin, j’achevai de peser les pièces d’or ; et pendant que je les remettais dans le sac, l’eunuque se tourna du côté de la dame, et lui dit que j’étais très-content : c’était le mot dont ils étaient convenus entr’eux. Aussitôt la dame, qui était assise, se leva, et partit en me disant qu’elle m’enverrait l’eunuque, et que je n’aurais qu’à faire ce qu’il me dirait de sa part.
« Je portai à chaque marchand l’argent qui lui était dû, et j’attendis impatiemment l’eunuque durant quelques jours. Il arriva enfin.
« Mais, Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, voilà le jour qui paraît. » À ces mots, elle garda le silence. Le lendemain, elle reprit ainsi le fil de son discours :