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Histoire que raconta le marchand chrétien

  La cent trente deuxième nuit

LE marchand chrétien parlant toujours au sultan de Casgar :
« Les courtiers et les crieurs, me dit le jeune homme, m’ayant promis de m’enseigner le moyen de ne pas perdre sur mes marchandises, je leur demandai ce qu’il fallait faire pour cela ! Les distribuer à plusieurs marchands, repartirent-ils, ils les vendront en avril, et deux fois la semaine, le lundi et le jeudi, vous irez recevoir l’argent qu’ils en auront fait. Par-là vous gagnerez au lieu de perdre, et les marchands gagneront aussi quelque chose. Cependant vous aurez la liberté de vous divertir et de vous promener dans la ville et sur le Nil. »
« Je suivis leur conseil : je les menai avec moi à mon magasin, d’où je tirai toutes mes marchandises ; et retournant au bezestein, je les distribuai à différents marchands qu’ils m’avoient indiqués comme les plus solvables, et qui me donnèrent un reçu en bonne forme, signé par des témoins, sous la condition que je ne leur demanderais rien le premier mois.
« Mes affaires ainsi disposées, je n’eus plus l’esprit occupé d’autres choses que de plaisirs. Je contractai amitié avec diverses personnes à-peu-près de mon âge, qui avoient soin de me bien faire passer mon temps. Le premier mois s’étant écoulé, je commençai à voir mes marchands deux fois la semaine, accompagné d’un officier public pour examiner leurs livres de vente, et d’un changeur pour régler la bonté et la valeur des espèces qu’ils me comptaient. Ainsi, les jours de recette quand je me retirais au khan de Mesrour où j’étais logé, j’emportais une bonne somme d’argent. Cela n’empêchait pas que les autres jours de la semaine, je n’allasse passer la matinée tantôt chez un marchand, et tantôt chez un autre ; je me divertissais à m’entretenir avec eux, et à voir ce qui se passait dans le bezestein.
« Un lundi que j’étais assis dans la boutique d’un de ces marchands, qui se nommait Bedreddin, une dame de condition, comme il était aisé de le connaître à son air, à son habillement, et par une esclave fort proprement mise qui la suivait, entra dans la boutique, et s’assit près de moi. Cet extérieur, joint à une grâce naturelle qui paraissait en tout ce qu’elle faisait, me prévint en sa faveur, et me donna une grande envie de la mieux connaître que je ne faisais. Je ne sais si elle ne s’aperçut pas que je prenais plaisir à la regarder, et si mon attention ne lui plaisait point ; mais elle haussa le crêpon qui lui descendait sur le visage par-dessus la mousseline qui le cachait, et me laissa voir de grands jeux noirs dont je fus charmé. Enfin elle acheva de me rendre très-amoureux d’elle par le son agréable de sa voix et par ses manières honnêtes et gracieuses, lorsqu’en saluant le marchand, elle lui demanda des nouvelles de sa santé depuis le temps qu’elle ne l’avait vu.
« Après s’être entretenue quelque temps avec lui de choses indifférentes, elle lui dit qu’elle cherchait une certaine étoffe à fond d’or ; qu’elle venait à sa boutique comme à celle qui était la mieux assortie de tout le bezestein ; et que s’il en avait, il lui ferait un grand plaisir de lui en montrer. Bedreddin lui en montra plusieurs pièces, à l’une desquelles s’étant arrêtée, et lui en ayant demandé le prix, il la lui laissa à onze cents dragmes d’argent. « Je consens à vous en donner cette somme, lui dit-elle ; je n’ai pas d’argent sur moi, mais j’espère que vous voudrez bien me faire crédit jusqu’à demain, et me permettre d’emporter l’étoffe : je ne manquerai pas de vous envoyer demain les onze cents dragmes dont nous convenons pour elle. » « Madame, lui répondit Bedreddin, je vous ferais crédit avec plaisir, et vous laisserais emporter l’étoffe si elle m’appartenait ; mais elle appartient à cet honnête jeune homme que vous voyez ; et c’est aujourd’hui que je dois lui en compter l’argent. » « Hé d’où vient, reprit la dame fort étonnée, que vous en usez de cette sorte avec moi ? N’ai-je pas coutume de venir à votre boutique ? Et toutes les fois que j’ai acheté des étoffes, et que vous avez bien voulu que je les aie emportées sans les payer à l’instant, ai-je jamais manqué de vous envoyer de l’argent dès le lendemain ? » Le marchand en demeura d’accord. « Il est vrai, madame, repartit-il ; mais j’ai besoin d’argent aujourd’hui. » « Hé bien, voilà votre étoffe, dit-elle en la lui jetant ! Que Dieu vous confonde, vous et tout ce qu’il y a de marchands ! Vous êtes tous faits les uns comme les autres : vous n’avez aucun égard pour personne. » En achevant ces paroles, elle se leva brusquement, et sortit fort irritée contre Bedreddin…
Là, Scheherazade voyant que le jour paraissait, cessa de parler. La nuit suivante, elle continua de cette manière :

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