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Histoire que raconta le marchand chrétien

 La cent trente huitième nuit

SUR la fin de la nuit suivante, la sultane adressa ainsi la parole à Schahriar : Sire, le jeune homme de Bagdad poursuivant son histoire :
« Lorsque le lieutenant de police , dit-il, eut la bourse entre les mains, il demanda au cavalier si elle était à lui, et combien il y avait mis d’argent. Le cavalier la reconnut pour celle qui lui avait été prise, et assura qu’il y avait dedans vingt sequins. Le juge l’ouvrit, et après y avoir effectivement trouvé vingt sequins, il la lui rendit. Aussitôt il me fit venir devant lui : « Jeune homme, me dit-il, avouez-moi la vérité : est-ce vous qui avez pris la bourse de ce cavalier ? n’attendez pas que j’emploie les tourments pour vous le faire confesser. » Alors baissant les yeux, je dis en moi-même : « Si je nie le fait, la bourse dont on m’a trouvé saisi, me fera passer pour un menteur. » Ainsi, pour éviter un double châtiment, je levai la tête, et confessai que c’était moi. Je n’eus pas plutôt fait cet aveu, que le lieutenant de police, après avoir pris des témoins, commanda qu’on me coupât la main. La sentence fut exécutée sur-le-champ, ce qui excita la pitié de tous les spectateurs ; je remarquai même sur le visage du cavalier, qu’il n’en était pas moins touché que les autres. Le lieutenant de police voulait encore me faire couper un pied ; mais je suppliai le cavalier de demander ma grâce ; il la demanda, et l’obtint.
« Lorsque le juge eut passé son chemin, le cavalier s’approcha de moi. « Je vois bien, me dit-il en me présentant la bourse, que c’est la nécessité qui vous a fait faire une action si honteuse et si indigne d’un jeune homme aussi bien fait que vous ; mais tenez, voilà cette bourse fatale, je vous la donne, et je suis très-fâché du malheur qui vous est arrivé. » En achevant ces paroles, il me quitta ; et comme j’étais très-faible à cause du sang que j’avais perdu, quelques honnêtes gens du quartier eurent la charité de me faire entrer chez eux, et de me faire boire un verre de vin. Ils pansèrent aussi mon bras, et mirent ma main dans un linge, que j’emportai avec moi attachée à ma ceinture.
« Quand je serais retourné au khan de Mesrour dans ce triste état, je n’y aurais pas trouvé le secours dont j’avais besoin. C’était aussi hasarder beaucoup que d’aller me présenter à la jeune dame. « Elle ne voudra peut-être plus me voir, dis-je, lorsqu’elle aura appris mon infamie. » Je ne laissai pas néanmoins de prendre ce parti ; et afin que le monde qui me suivait, se lassât de m’accompagner, je marchai par plusieurs rues détournées, et me rendis enfin chez la dame, où j’arrivai si faible et si fatigué, que je me jetai sur le sofa, le bras droit sous ma robe ; car je me gardai bien de le faire voir.
« Cependant la dame, avertie de mon arrivée et du mal que je souffrais, vint avec empressement ; et me voyant, pâle et défait : « Ma chère âme, me dit-elle, qu’avez-vous donc ? » Je dissimulai. « Madame, lui répondis-je, c’est un grand mal de tête qui me tourmente. » Elle en parut très-affligée. » Asseyez-vous, reprit-elle (car je m’étais levé pour la recevoir) ; dites-moi comment cela vous est venu ? Vous vous portiez si bien la dernière fois que j’eus le plaisir de vous voir ! Il y a quelqu’autre chose que vous me cachez : apprenez-moi ce que c’est. » Comme je gardais le silence, et qu’au lieu de répondre, les larmes coulaient de mes yeux : « Je ne comprends pas, dit-elle, ce qui peut vous affliger ; vous en aurais-je donné quelque sujet sans y penser ? Et venez-vous ici exprès pour m’annoncer que vous ne m’aimez plus ? » « Ce n’est point cela, madame, lui repartis-je en soupirant, et un soupçon si injuste augmente encore mon mal. »
« Je ne pouvais me résoudre à lui en déclarer la véritable cause. La nuit étant venue, on servit le souper ; elle me pria de manger ; mais ne pouvant me servir que de la main gauche, je la suppliai de m’en dispenser, m’excusant sur ce que je n’avais nul appétit. « Vous en aurez, me dit-elle, quand vous m’aurez découvert ce que vous me cachez avec tant d’opiniâtreté. Votre dégoût, sans doute, ne vient que de la peine que vous avez à vous y déterminer. » « Hélas, madame, repris-je, il faudra bien enfin que je m’y détermine. » Je n’eus pas prononcé ces paroles, qu’elle me versa à boire ; et me présentant la tasse : « Prenez, dit-elle, et buvez, cela vous donnera du courage. » J’avançai donc la main gauche, et pris la tasse…
À ces mots, Scheherazade apercevant le jour, cessa de parler ; mais la nuit suivante, elle poursuivit son discours de cette manière :

Le conte suivant : Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar