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Histoire que raconta le marchand chrétien

 La cent trente septième nuit

LE marchand chrétien parlant toujours au sultan de Casgar : » Le jeune homme de Bagdad, dit-il, poursuivit son histoire dans ces termes : « Je continuai de voir la dame tous les jours, et de lui laisser chaque fois une bourse de cinquante pièces d’or ; et cela dura jusqu’à ce que les marchands à qui j’avais donné mes marchandises à vendre, et que je voyais régulièrement deux fois la semaine, ne me durent plus rien. Enfin je me trouvai sans argent et sans espérance d’en avoir.
« Dans cet état affreux, et prêt à m’abandonner à mon désespoir, je sortis du khan sans savoir ce que je faisais, et m’en allai du côté du château, où il y avait un grand nombre de peuple assemblé pour voir un spectacle que donnait le sultan d’Égypte. Lorsque je fus arrivé dans le lieu où était tout ce monde, je me mêlai parmi la foule, et me trouvai par hasard près d’un cavalier bien monté et fort proprement habillé, qui avait à l’arçon de sa selle un sac à demi ouvert, d’où sortait un cordon de soie verte. En mettant la main sur le sac, je jugeai que le cordon devait être celui d’une bourse qui était dedans. Pendant que je faisais ce jugement, il passa de l’autre côté du cavalier un porteur chargé de bois, et il passa si près, que le cavalier fut obligé de se tourner vers lui pour empêcher que le bois ne touchât et ne déchirât son habit. En ce moment, le démon me tenta : je pris le cordon d’une main, et m’aidant de l’autre à élargir le sac, je tirai la bourse sans que personne s’en aperçut. Elle était pesante, et je ne doutai point qu’il n’y eût dedans de l’or ou de l’argent.
« Quand le porteur fut passé, le cavalier qui avait apparemment quelque soupçon de ce que j’avois fait pendant qu’il avait eu la tête tournée, mit aussitôt la main dans son sac, et n’y trouvant pas sa bourse, me donna un si grand coup de sa hache d’armes, qu’il me renversa par terre. Tous ceux qui furent témoins de cette violence, en furent touchés, et quelques-uns mirent la main sur la bride du cheval pour arrêter le cavalier, et lui demander pour quel sujet il m’avait frappé, s’il lui était permis de maltraiter ainsi un Musulman. « De quoi vous mêlez-vous, leur répondit-il d’un ton brusque ? Je ne l’ai pas fait sans raison : c’est un voleur. » À ces paroles, je me relevai ; et à mon air, chacun prenant mon parti, s’écria qu’il était un menteur, qu’il n’était pas croyable qu’un jeune homme tel que moi, eût commis la méchante action qu’il m’imputait. Enfin ils soutenaient que j’étais innocent ; et tandis qu’ils retenaient son cheval pour favoriser mon évasion, par malheur pour moi, le lieutenant de police, suivi de ses gens, passa par-là ; voyant tant de monde assemblé autour du cavalier et de moi, il s’approcha et demanda ce qui était arrivé. Il n’y eut personne qui n’accusât le cavalier de m’avoir maltraité injustement, sous prétexte de l’avoir volé.
« Le lieutenant de police ne s’arrêta pas à tout ce qu’on lui disait ; il demanda au cavalier s’il ne soupçonnait pas quelqu’autre que moi de l’avoir volé. Le cavalier répondit que non, et lui dit les raisons qu’il avait de croire qu’il ne se trompait pas dans ses soupçons. Le lieutenant de police, après l’avoir écouté, ordonna à ses gens de m’arrêter et de me fouiller ; ce qu’ils se mirent en devoir d’exécuter aussitôt ; et l’un d’entr’eux m’ayant ôté la bourse, la montra publiquement. Je ne pus soutenir cette honte, j’en tombai évanoui. Le lieutenant de police se fit apporter la bourse…
« Mais, Sire, voilà le jour, dit Scheherazade en se reprenant. Si votre Majesté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain, elle entendra la suite de l’histoire. » Schahriar qui n’avait pas un autre dessein, se leva sans lui répondre, et alla remplir ses devoirs.

Le conte suivant : Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar