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Le conte précédent : Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou


Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette

La princesse mit pied à terre ; elle se boucha les oreilles de coton ; et après qu’elle eut bien considéré le chemin qu’elle avait à tenir pour arriver au haut de la montagne, elle commença à monter d’un pas égal avec intrépidité. Elle entendit les voix, et elle s’aperçut d’abord que le coton lui était d’un grand secours. Plus elle avançait, plus les voix devenaient fortes et se multipliaient, mais non pas au point de lui faire une impression capable de la troubler. Elle entendit plusieurs sortes d’injures et de railleries piquantes par rapport à son sexe, qu’elle méprisa, et dont elle ne fit que rire.
« Je ne m’offense ni de vos injures, ni de vos railleries, disait-elle en elle-même, dites encore pire, je m’en moque, et vous ne m’empêcherez pas de continuer mon chemin. »
Elle monta enfin si haut, qu’elle commença d’apercevoir la CAGE et l’OISEAU, lequel, de complot avec les voix, tâchait de l’intimider, en lui criant d’une voix tonnante, nonobstant la petitesse de son corps :
« Folle, retire-toi, n’approche pas ! »
La princesse, animée davantage par cet objet, doubla le pas. Quand elle se vit si près de la fin de sa carrière, elle gagna le haut de la montagne, où le terrain était égal ; elle courut droit à la CAGE, et elle mit la main dessus, en disant à l’OISEAU :
« OISEAU, je te tiens malgré toi, et tu ne m’échapperas pas. »
Pendant que Parizade ôtait le coton qui lui bouchait les oreilles :
« Brave dame, lui dit l’OISEAU, ne me voulez pas de mal de ce que je me suis joint à ceux qui faisaient leurs efforts pour la conservation de ma liberté. Quoiqu’enfermé dans une cage, je ne laissais pas d’être content de mon sort ; mais destiné à devenir esclave, j’aime mieux vous avoir pour maîtresse, vous qui m’avez acquis si courageusement et si dignement, que toute autre personne du monde ; et dès-à-présent je vous jure une fidélité inviolable, avec une soumission entière à tous vos commandements. Je sais qui vous êtes, et je vous apprendrai que vous ne vous connaissez pas vous-même pour ce que vous êtes ; mais un jour viendra que je vous rendrai un service dont j’espère que vous m’aurez obligation. Pour commencer à vous donner des marques de ma sincérité, faites-moi connaître ce que vous souhaitez, je suis prêt à vous obéir. »
La princesse pleine d’une joie d’autant plus inexprimable, que la conquête qu’elle venait de faire lui coûtait la mort de deux frères chéris tendrement, et à elle-même tant de fatigues et un danger dont elle connaissait la grandeur, après en être sortie, mieux qu’avant qu’elle s’y engageât, nonobstant ce que le derviche lui en avait représenté, dit à l’OISEAU, après qu’il eut cessé de parler :
« OISEAU, c’était bien mon intention de te marquer que je souhaite plusieurs choses qui me sont de la dernière importance ; je suis ravie que tu m’aies prévenue par le témoignage de ta bonne volonté. Premièrement, j’ai appris qu’il y a ici une EAU JAUNE dont la propriété est merveilleuse ; je te demande de m’enseigner où elle est avant toute chose. »
L’OISEAU lui enseigna l’endroit qui n’était pas beaucoup éloigné ; elle y alla, et elle emplit un petit flacon d’argent qu’elle avait apporté avec elle. Elle revint à l’OISEAU, et elle lui dit :
« OISEAU, ce n’est pas assez, je cherche aussi l’ARBRE QUI CHANTE ; dis-moi où il est ? »
L’OISEAU lui dit : « Tournez-vous, et vous verrez derrière vous un bois où vous trouverez cet arbre. »
Le bois n’était pas éloigné, la princesse alla jusque-là, et entre plusieurs arbres, le concert harmonieux qu’elle entendit, lui fit connaître celui qu’elle cherchait ; mais il était fort gros et fort haut. Elle revint, et elle dit à l’OISEAU :
« OISEAU, j’ai trouvé l’ARBRE QUI CHANTE, mais je ne puis ni le déraciner, ni l’emporter. »
« Il n’est pas nécessaire de le déraciner, reprit l’OISEAU, il suffit que vous en preniez la moindre branche, et que vous l’emportiez pour la planter dans votre jardin ; elle prendra racine dès qu’elle sera dans la terre, et en peu de temps vous la verrez devenir un aussi bel arbre que celui que vous venez de voir. « 
Quand la princesse Parizade eut en main les trois choses dont la dévote Musulmane lui avait fait concevoir un désir si ardent, elle dit encore à l’oiseau :
« OISEAU, tout ce que tu viens de faire pour moi, n’est pas suffisant. Tu es cause de la mort de mes deux frères, qui doivent être parmi les pierres noires que j’ai vues en montant ; je prétends les emmener avec moi. »
Il parut que l’oiseau eût bien voulu se dispenser de satisfaire la princesse sur cet article ; en effet, il en fit difficulté.
« OISEAU, insista la princesse, souviens-toi que tu viens de me dire que tu es mon esclave, que tu l’es en effet, et que ta vie est à ma disposition. »
« Je ne puis, reprit l’OISEAU, contester cette vérité ; mais quoique ce que vous me demandez, soit d’une plus grande difficulté, je ne laisserai pas d’y satisfaire. Jetez les yeux ici à l’entour, ajouta-t-il, et voyez si vous n’y verrez pas une CRUCHE ? »
« Je l’aperçois, dit la princesse. »
« Prenez-la, dit-il ; et en descendant la montagne, versez un peu de l’eau dont elle est pleine sur chaque pierre noire, ce sera le moyen de retrouver vos deux frères. »
La princesse Parizade prit la CRUCHE, et en emportant avec soi LA CAGE avec l’OISEAU, le FLACON et la BRANCHE, à mesure qu’elle descendait, elle versait de l’eau de la CRUCHE sur chaque pierre noire qu’elle rencontrait, et chacune se changeait en homme ; et comme elle n’en omit aucune, tous les chevaux, tant des princes ses frères que des autres seigneurs, reparurent. De la sorte, elle reconnut les princes Bahman et Perviz, qui la reconnurent aussi, et qui vinrent l’embrasser. En les embrassant de même, et en leur témoignant son étonnement :
« Mes chers frères, dit-elle, que faites- vous donc ici ? »
Comme ils eurent répondu qu’ils venaient de dormir :
« Oui ; mais, reprit-elle, sans moi votre sommeil durerait encore, et il eût peut-être duré jusqu’au jour du jugement. Ne vous souvient-il pas que vous étiez venus chercher l’OISEAU QUI PARLE, l’ARBRE QUI CHANTE, et l’EAU JAUNE, et d’avoir vu en arrivant les pierres noires dont cet endroit était parsemé ? Regardez et voyez s’il en reste une seule. Les seigneurs qui nous environnent, et vous, vous étiez ces pierres, de même que vos chevaux qui vous attendent, comme vous le pouvez voir ; et si vous desirez de savoir comment cette merveille s’est faite, c’est, continua-t-elle, en leur montrant la CRUCHE dont elle n’avait pas besoin, et qu’elle avait déjà posée au pied de la montagne, par la vertu de l’eau dont cette CRUCHE était pleine, que j’ai versée sur chaque pierre. Comme après avoir rendu mon esclave l’OISEAU QUI PARLE, que voici dans cette CAGE, et trouvé par son moyen l’ARBRE QUI CHANTE, dont je tiens une branche, et l’EAU JAUNE dont ce flacon est plein, je ne voulais pas retourner sans vous ramener avec moi, je l’ai contraint par le pouvoir que j’ai acquis sur lui, de m’en donner le moyen, et il m’a enseigné où était cette CRUCHE, et l’usage que j’en devais faire. »
Les princes Bahman et Perviz connurent par ce discours l’obligation qu’ils avoient à la princesse leur sœur ; et les seigneurs qui s’étaient tous assemblés autour d’eux, et qui avoient entendu le même discours, les imitèrent, en lui marquant que bien loin de lui porter envie au sujet de la conquête qu’elle venait de faire, et à laquelle ils avoient aspiré, ils ne pouvaient mieux lui témoigner leur reconnaissance de la vie qu’elle venait de leur redonner, qu’en se déclarant ses esclaves, et prêts à faire tout ce qu’elle leur ordonnerait.
« Seigneurs, reprit la princesse, si vous avez fait attention à mon discours, vous avez pu remarquer que je n’ai eu autre intention dans ce que j’ai fait, que de recouvrer mes frères ainsi, s’il vous en est arrivé le bienfait que vous dites, vous ne m’en avez nulle obligation. Je ne prends de part à votre compliment que l’honnêteté que vous voulez bien m’en faire, et je vous en remercie comme je le dois. D’ailleurs, je vous regarde chacun en particulier comme des personnes aussi libres que vous l’étiez avant votre disgrâce, et je me réjouis avec vous du bonheur qui vous est arrivé à mon occasion. Mais ne demeurons pas davantage dans un lieu où il n’y a plus rien qui doive nous arrêter plus longtemps, remontons à cheval, et retournons chacun au pays d’où nous sommes venus. »
La princesse Parizade donna l’exemple la première, en allant reprendre son cheval, qu’elle trouva où elle l’avait laissé. Avant qu’elle montât à cheval, le prince Bahman, qui voulait la soulager, la pria de lui donner la cage à porter.
« Mon frère, reprit la princesse, l’OISEAU est mon esclave, je veux le porter moi-même ; mais si vous voulez vous charger de la branche de l’ARBRE QUI CHANTE, la voilà. Tenez la CAGE néanmoins pour me la rendre quand je serai à cheval. »
Quand elle fut remontée à cheval, et que le prince Bahman lui eut rendu la CAGE et l’OISEAU :
« Et vous, mon frère Perviz, dit-elle en se tournant du côté où il était, voilà aussi le FLACON d’EAU JAUNE que je remets à votre garde, si cela ne vous incommode pas. »
Le prince Perviz s’en chargea avec bien du plaisir.
Quand le prince Bahman et le prince Perviz, et tous les seigneurs furent tous à cheval, la princesse Parizade attendait que quelqu’un d’eux se mît à la tête et commençât la marche ; les deux princes voulurent en faire civilité aux seigneurs, et les seigneurs de leur côté voulaient la faire à la princesse. Comme la princesse vit que pas un des seigneurs ne voulait se donner cet avantage, et que c’était pour lui en laisser l’honneur, elle s’adressa à tous, et elle leur dit :
« Seigneurs, j’attends que vous marchiez. »
« Madame, reprit au nom de tous un de ceux qui étaient le plus près d’elle, quand nous ignorerions l’honneur qui est dû à votre sexe, il n’y a pas d’honneur que nous ne soyons prêts à vous rendre, après ce que vous venez de faire pour nous. Nonobstant votre modestie, nous vous supplions de ne nous pas priver plus longtemps du honneur de vous suivre. »
« Seigneur, dit alors la princesse, je ne mérite pas l’honneur que vous me faites, et je ne l’accepte que parce que vous le souhaitez. »
En même temps elle se mit en marche, et les deux princes et les seigneurs la suivirent en troupe sans distinction.
La troupe voulut voir le derviche en passant, le remercier de son bon accueil et de ses conseils salutaires qu’ils avoient trouvés sincères ; mais il était mort, et l’on n’a pu savoir si c’était de vieillesse, ou parce qu’il n’était plus nécessaire pour enseigner le chemin qui conduisait à la conquête des trois choses dont la princesse Parizade venait de triompher.
Ainsi la troupe continua son chemin ; mais elle commença à diminuer chaque jour. En effet, les seigneurs qui étaient venus de différents pays, comme nous l’avons dit, après avoir chacun en particulier, réitéré à la princesse l’obligation qu’ils lui avoient, prirent congé d’elle et des princes ses frères, l’un après l’autre, à mesure qu’ils rencontraient le chemin par où ils étaient venus. La princesse et les princes Bahman et Perviz continuèrent le leur jusqu’à ce qu’ils arrivèrent chez eux.