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Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette

L’année suivante, la sultane ac- coucha d’un autre prince. Les sœurs dénaturées n’eurent pas plus de compassion de lui que de son aîné : elles l’exposèrent de même dans une corbeille sur le canal, et elles supposèrent que la sultane étoit accouchée d’un chat. Heureusement pour l’enfant, l’intendant des jardins étant près du canal, le fit enlever et porter à sa femme, en la chargeant d’en prendre le même soin que du premier : ce qu’elle fit, non moins par sa propre inclination, que pour se conformer à là bonne intention de son mari.

Le sultan de Perse fut plus indigné de cet accouchement contre la sultane que du premier. Il en eût fait éclater son ressentiment si les remontrances du grand visir n’eussent encore été assez persuasives pour l’appaiser.

La sultane enfin accoucha une troisième fois, non pas d’un prince, mais d’une princesse : l’innocente eut le même sort que les princes ses frères. Les deux sœurs qui avoient résolu de ne pas mettre fin à leurs entreprises détestables, qu’elles ne vissent la sultane leur cadette au moins rejetée, chassée et humiliée, lui firent le même traitement, en l’exposant sur le canal. La princesse fut secourue et arrachée à une mort certaine, par la compassion et par la charité de l’intendant des jardins, comme les deux princes ses frères, avec lesquels elle fut nourrie et élevée.

À cette inhumanité les deux sœurs ajoutèrent le mensonge et l’imposture comme auparavant : elles montrèrent un morceau de bois, en assurant faussement que c’était une mole dont la sultane était accouchée.

Le sultan Khosrouschah ne put se contenir, quand il eut appris ce nouvel accouchement extraordinaire.

« Quoi, dit-il, cette femme indigne de ma couche, remplirait donc mon palais de monstres, si je la laissais vivre davantage ? Non, cela n’arrivera pas, ajouta-t-il ; elle est un monstre elle-même, je veux en purger le monde. » Il prononça cet arrêt de mort, et il commanda à son grand visir de le faire exécuter.

Le grand visir et les courtisans qui étaient présents se jetèrent aux pieds du sultan pour le supplier de révoquer l’arrêt. Le grand visir prit la parole :

« Sire, dit-il, que votre Majesté me permette de lui représenter que les lois qui condamnent à mort n’ont été établies que pour punir les crimes. Les trois couches de la sultane, si peu attendues, ne sont pas des crimes. En quoi peut-on dire qu’elle y a contribué ? Une infinité d’autres femmes en ont fait et en font tous les jours autant : elles sont à plaindre, mais plies ne sont pas punissables. Votre Majesté peut s’abstenir de la voir, et la laisser vivre. L’affliction dans laquelle elle passera le reste de ses jours, après la perte de ses bonnes grâces, lui sera un assez grand supplice. »

Le sultan de Perse rentra en lui-même ; et comme il vit bien l’injustice qu’il y avait à condamner la sultane à mort pour de fausses couches, quand même elles eussent été véritables, comme il le croyait faussement :

« Qu’elle vive donc, dit-il, puisque cela est ainsi ! Je lui donne la vie, mais à une condition qui lui fera désirer la mort plus d’une fois chaque jour. Qu’on lui fasse un réduit de charpente à la porte de la principale mosquée, avec une fenêtre toujours ouverte ; qu’on l’y renferme avec un habit des plus grossiers, et que chaque Musulman qui ira à la mosquée faire sa prière, lui crache au nez en passant. Si quelqu’un y manque, je veux qu’il soit exposé au même châtiment ; et afin que je sois obéi, vous, visir, je vous commande d’y mettre des surveillans. »

Le ton dont le sultan prononça ce dernier arrrêt, ferma la bouche au grand visir. Il fut exécuté avec un grand contentement des deux sœurs jalouses. Le réduit fut bâti et achevé ; et la sultane, véritablement digne de compassion, y fut renfermée dès qu’elle fut relevée de sa couche, de la manière que le sultan l’avait commandé, et exposée ignominieusement à la risée et au mépris de tout un peuple : traitement néanmoins qu’elle n’avait pas mérité, et qu’elle souffrit avec une constance qui lui attira l’admiration, et en même temps la compassion de tous ceux qui jugeaient des choses plus sainement que le vulgaire.

Les deux princes et la princesse furent nourris et élevés par l’intendant des jardins et par sa femme, avec la tendresse de père et de mère, et cette tendresse augmenta à mesure qu’ils avancèrent en âge, par les marques de grandeur qui parurent autant dans la princesse que dans les princes, et sur-tout par les grands traits de beauté de la princesse, qui se développaient de jour en jour, par leur docilité, par leurs bonnes inclinations au-dessus de la bagatelle, et tout autres que celles des enfants ordinaires, et par un certain air qui ne pouvait convenir qu’à des princes et qu’à des princesses. Pour distinguer les deux princes selon l’ordre de leur naissance, ils appelèrent le premier Bahman, et le second Perviz, noms que d’anciens rois de Perse avoient portés. À la princesse, ils donnèrent celui de Parizade, que plusieurs reines et princesses du royaume avoient aussi porté.

Dès que les deux princes furent en âge, l’intendant des jardins leur donna un maître pour leur apprendre à lire et à écrire ; et la princesse leur sœur qui se trouvait aux leçons qu’on leur donnait, montra une envie si grande d’apprendre à lire et à écrire, quoique plus jeune qu’eux, que l’intedant des jardins, ravi de cette disposition, lui donna le même maître. Piquée d’émulation par sa vivacité et par son esprit pénétrant, elle devint en peu de temps aussi habile que les princes ses frères.

Depuis ce temps-là, les frères et la sœur n’eurent plus que les mêmes maîtres dans les autres beaux-arts, dans la géographie, dans la poésie, dans l’histoire et dans les sciences, même dans les sciences secrètes ; et comme ils n’y trouvaient rien de difficile, ils y firent un progrès si merveilleux, que les maîtres en étaient étonnés, et que bientôt ils avouèrent sans déguisement qu’ils iraient plus loin qu’ils n’étaient allés eux-mêmes, pour peu qu’ils continuassent. Dans les heures de récréation, la princesse apprit aussi la musique, à chanter et à jouer de plusieurs sortes instruments. Quand les princes apprirent à monter à cheval, elle ne voulut pas qu’ils eussent cet avantage sur elle : elle fit ses exercices avec eux, de manière qu’elle savait monter à cheval, tirer de l’arc, jeter la canne ou le javelot avec la même adresse ; et souvent même elle les devançait à la course.

L’intendant des jardins qui était au comble de sa joie de voir ses nourrissons si accomplis dans toutes les perfections du corps et de l’esprit, et qu’ils avoient répondu aux dépenses qu’il avait faites pour leur éducation, beaucoup au-delà de ce qu’il s’en était promis, en fit une autre plus considérable à leur considération. Jusqu’alors content du logement qu’il avait dans l’enceinte du jardin du palais, il avait vécu sans maison de campagne ; il en acheta une à peu de distance de la ville, qui avait de grandes dépendances en terres labourables, en prairies et en bois. Et comme la maison ne lui parut pas assez belle ni assez commode, il la fit mettre bas, et il n’épargna rien pour la rendre la plus magnifique des environs. Il y allait tous les jours pour faire hâter par sa présence le grand nombre d’ouvriers qu’il y mit en œuvre ; et dès qu’il y eut un appartement achevé, propre à le recevoir, il y alla passer plusieurs jours de suite, autant que les fonctions et le devoir de sa charge le lui permettaient. Par son assiduité enfin, la maison fut achevée ; et pendant qu’on la meubiait, avec la même diligence, de meubles les plus riches, et qui répondaient à la magnificence de l’édifice, il fit travailler au jardin, sur le dessin qu’il avait tracé lui-même, et à la manière qui était ordinaire en Perse parmi les grands seigneurs. Il y ajouta un parc d’une vaste étendue, qu’il fit enclore de bonnes murailles et remplir de toutes sortes de bêtes fauves, afin que les princes et la princesse y prissent le divertissement de la chasse quand il leur plairait.

Quand la maison de campagne fut entièrement achevée et en état d’être habitée, l’intendant des jardins alla se jeter aux pieds du sultan ; et après avoir représenté combien il y avait long-temps qu’il était dans le service, et les infirmités de la vieillesse où il se trouvait, il le supplia d’avoir pour agréable la démission de sa charge, qu’il faisait entre les mains de sa Majesté, et qu’il se retirât. Le sultan lui accorda cette grâce avec d’autant plus de plaisir, qu’il était satisfait de ses longs services, tant sous le règne du sultan son père, que depuis qu’il était monté lui-même sur le trône ; et en la lui accordant, il demanda ce qu’il pouvait faire pour le récompenser.

« Sire, répondit l’intendant des jardins, je suis comblé des bienfaits de votre Majesté et de ceux du sultan son père, d’heureuse mémoire, au point qu’il ne me reste plus à désirer que de mourir dans l’honneur de ses bonnes grâces. »

Il prit congé du sultan Khosrouschah, après quoi il passa à la maison de campagne qu’il avait fait bâtir, avec les deux princes Bahman et Perviz, et la princesse Parizade. Pour ce qui est de sa femme, il y avait quelque années qu’elle était morte. Il n’eut pas vécu cinq ou six mois avec eux, qu’il fut surpris par une mort si subite, qu’elle ne lui donna pas le temps de leur dire un mot de la vérité de leur naissance : chose néanmoins qu’il avait résolu de faire, comme nécessaire pour les obliger à continuer de vivre comme ils avoient fait jusqu’alors, selon leur état et leur condition, conformément à l’éducation qu’il leur avait donnée, et au penchant qui les y portait.