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Le conte précédent : Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou


Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette

Après leur avoir expliqué en quoi consistait l’excellence de ces choses :
« C’est une dévote Musulmane, ajouta-t-elle, qui m’a fait faire cette remarque, et qui m’a enseigné le lieu où elles sont et le chemin par où l’on peut s’y rendre. Vous trouverez peut-être que ce sont des choses de peu de conséquence pour faire que notre maison soit accomplie, et qu’elle peut toujours passer pour une très-belle maison, indépendamment de cet accroissement à ce qu’elle contient, et ainsi que nous pouvons nous en passer. Vous en penserez ce qui vous plaira ; mais je ne puis m’empêcher de vous témoigner qu’en mon particulier je suis persuadée qu’elles y sont nécessaires, et que je ne serai pas contente que je ne les y voie placées. Ainsi, que vous y preniez intérêt, que vous n’y en preniez pas, je vous prie de m’aider de vos conseils, et de voir qui je pourrais envoyer à cette conquête ? »
« Ma sœur, reprit le prince Bahman, rien ne peut vous intéresser qui ne nous intéresse également. Il suffit de votre empressement pour la conquête des choses que vous nous dites, pour nous obliger d’y prendre le même intérêt ; mais indépendamment de ce qui vous regarde, nous nous y sentons portés de notre propre mouvement, et pour notre satisfaction particulière ; car je suis bien persuadé que mon frère n’est pas d’un autre sentiment que moi ; et nous devons tout entreprendre pour faire cette conquête, comme vous l’appelez : l’importance et la singularité dont il s’agit méritent bien ce nom. Je me charge de la faire. Dites-moi seulement le chemin que je dois tenir, et le lieu, je ne différerai pas le voyage plus longtemps que jusqu’à demain ? »
« Mon frère, reprit le prince Perviz, il ne convient pas que vous vous absentiez de la maison pour un si long temps, vous qui en êtes le chef et l’appui ; et je prie ma sœur de se joindre à moi pour vous obliger d’abandonner votre dessein, et de trouver bon que je fasse le voyage : je ne m’en acquitterai pas moins bien que vous, et la chose sera plus dans l’ordre. »
« Mon frère, repartit le prince Bahman, je suis bien persuadé de votre bonne volonté, et que vous ne vous acquitteriez pas du voyage moins bien que moi ; mais c’est une chose résolue : je le veux faire, et je le ferai. Vous resterez avec notre sœur, qu’il n’est pas besoin que je vous recommande. »
Il passa le reste de la journée à pourvoir aux préparatifs du voyage, et à se faire bien instruire par la princesse des renseignemens que la dévote lui avait donnés pour ne pas s’écarter du chemin.
Le lendemain de grand matin, le prince Bahman monta à cheval ; et le prince Perviz et la princesse Parizade qui avoient voulu le voir partir, l’embrassèrent et lui souhaitèrent un heureux voyage. Mais au milieu de ces adieux, la princesse se souvint d’une chose qui ne lui était pas venue dans l’esprit.
« À propos, mon frère, dit-elle, je ne songeais pas aux accidents auxquels on est exposé dans les voyages ! Qui sait si je vous reverrai jamais ? Mettez pied à terre, je vous en conjure, et laissez là le voyage : j’aime mieux me priver de la vue et de la possession de l’OISEAU QUI PARLE, de l’ARBRE QUI CHANTE et de l’EAU JAUNE, que de courir le risque de vous perdre pour jamais. »
« Ma sœur, reprit le prince Bahman, en souriant de la frayeur soudaine de la princesse Parizade, la résolution en est prise, et quand cela ne serait pas, je la prendrais encore, et vous trouverez bon que je l’exécute. Les accidents dont vous parlez n’arrivent qu’aux malheureux. Il est vrai que je puis être du nombre ; mais aussi je puis être des heureux, qui sont en beaucoup plus grand nombre que les malheureux. Comme néanmoins les événements sont incertains, et que je puis succomber dans mon entreprise, tout ce que je puis faire, c’est de vous laisser un couteau que voici. »
Alors le prince Bahman tira un couteau ; en le présentant dans la gaîne à la princesse :
« Prenez, dit-il, et donnez-vous de temps en temps la peine de tirer le couteau de sa gaîne ; tant que vous le verrez net, comme vous le voyez, ce sera une marque que je serai vivant ; mais si vous voyez qu’il en dégoutte du sang, croyez que je ne serai plus en vie, et accompagnez ma mort de vos prières. »
La princesse Parizade ne put obtenir autre chose du prince Bahman. Ce prince lui dit adieu, à elle et au prince Perviz, pour la dernière fois ; et il partit bien monté, bien armé et bien équipé. Il se mit dans le chemin ; et sans s’écarter ni à droite ni à gauche, il continua en traversant la Perse, et le vingtième jour de sa marche il aperçut sur le bord du chemin un vieillard hideux à voir, lequel était assis sous un arbre à quelque distance d’une chaumière qui lui servait de retraite contre les injures du temps.
Les sourcils blancs comme de la neige, de même que les cheveux, la moustache et la barbe, lui venaient jusqu’au bout du nez ; la moustache lui couvrait la bouche, et la barbe avec les cheveux lui tombaient presque jusqu’aux pieds. Il avait les ongles des mains et des pieds d’une longueur excessive, avec une espèce de chapeau plat et fort large qui lui couvrait la tête en forme de parasol ; et pour tout habit, une natte dans laquelle il était enveloppé.
Ce bon vieillard était un derviche, qui s’était retiré du monde il y avait de longues années, et s’était négligé pour s’attacher à Dieu uniquement, de manière qu’à la fin il était fait comme nous venons de voir.
Le prince Bahman, qui depuis le matin avait été attentif à observer s’il rencontrerait quelqu’un auquel il pût s’informer du lieu où son dessein était de se rendre, s’arrêta quand il fut arrivé près du derviche, comme le premier qu’il rencontrait, et mit pied à terre, pour se conformer à ce que la dévote avait marqué à la princesse Parizade. En tenant son cheval par la bride, il s’avança jusqu’au derviche ; et en le saluant :
« Bon père, dit-il, Dieu prolonge vos jours, et vous accorde l’accomplissement de vos désirs ! »
Le derviche répondit au salut du prince, mais si peu intelligiblement qu’il n’en comprit pas un mot. Comme le prince Bahman vit que l’empêchement venait de ce que la moustache couvrait la bouche du derviche, et qu’il ne voulait pas passer outre sans prendre de lui l’instruction dont il avait besoin, il prit des ciseaux, dont il était muni ; et après avoir attaché son cheval à une branche de l’arbre, il lui dit :
« Bon derviche, j’ai à vous parler, mais votre moustache empêche que je ne vous entende : vous voudrez bien, et je vous prie de me laisser faire, que je vous l’accommode avec vos sourcils qui vous défigurent, et qui vous font ressembler plutôt à un ours qu’à un homme ? »
Le derviche ne s’opposa pas au dessein du prince : il le laissa faire ; et comme le prince, quand il eut achevé, eut vu que le derviche avait le teint frais, et qu’il paraissait beaucoup moins âgé qu’il ne l’était en effet, il lui dit :
« Bon derviche, si j’avois un miroir, je vous ferais voir combien vous êtes rajeuni. Vous êtes présentement un homme ; et auparavant personne n’eût pu distinguer ce que vous étiez. »
Les caresses du prince Bahman lui attirèrent de la part du derviche un souris, avec un compliment :
« Seigneur, dit-il, qui que vous soyez, je vous suis infiniment obligé du bon office que vous avez bien voulu me rendre ; je suis prêt à vous en marquer ma reconnaissance en tout ce qui peut dépendre de moi. Vous n’avez pas mis pied à terre que quelque besoin ne vous y ait obligé ? Dites-moi ce que c’est, je tâcherai de vous contenter, si je le puis ? »
« Bon derviche, reprit le prince Bahman, je viens de loin, et je cherche l’OISEAU QUI PARLE, l’ARBRE QUI CHANTE et l’EAU JAUNE. Je sais que ces trois choses sont quelque part ici aux environs ; mais j’ignore l’endroit où elles sont précisément. Si vous le savez, je vous conjure de m’enseigner le chemin, afin que je ne prenne pas l’un pour l’autre, et que je ne perde pas le fruit du long voyage que j’ai entrepris ? »
Le prince à mesure que le derviche tenait ce discours, remarqua qu’il changeait de visage, qu’il baissait les yeux, et qu’il prit un grand sérieux, jusque-là qu’au lieu de répondre, il demeura dans le silence. Cela obligea le prince de reprendre la parole :
« Bon père, poursuivit-il, il me semble que vous m’avez entendu ? Dites-moi si vous savez ce que je vous demande, ou si vous ne le savez pas, afin que je ne perde pas de temps, et que je m’en informe ailleurs ? »
Le derviche rompit enfin le silence :
« Seigneur, dit-il au prince Bahman, le chemin que vous me demandez m’est connu ; mais l’amitié que j’ai conçue pour vous dès que je vous ai vu, et qui est devenue plus forte par le service que vous m’avez rendu, me tient encore en suspens de savoir si je dois vous accorder la satisfaction que vous souhaitez. »
« Quel motif peut vous en empêcher, reprit le prince, et quelle difficulté trouvez-vous à me la donner ? »
« Je vous le dirai, repartit le derviche : c’est que le danger auquel vous vous exposez est plus grand que vous ne le pouvez croire. D’autres seigneurs, en grand nombre, qui n’avoient ni moins de hardiesse, ni moins de courage que vous en pouvez avoir, ont passé par ici, et m’ont fait la même demande que vous m’avez faite. Après n’avoir rien oublié pour les détourner de passer outre, ils n’ont pas voulu me croire : je leur ai enseigné le chemin malgré moi, en me rendant à leurs instances ; et je puis vous assurer qu’ils j ont tous échoué, et que je n’en ai pas vu revenir un seul. Pour peu donc que vous aimiez la vie, et que vous vouliez suivre mon conseil, vous n’irez pas plus loin, et vous retournerez chez vous. » Le prince Bahman persista dans sa résolution.
« Je veux croire, dit-il au derviche, que votre conseil est sincère, et je vous suis obligé de la marque d’amitié que vous me donnez ; mais quel que soit le danger dont vous me parlez, rien n’est capable de me faire changer de dessein. Si quelqu’un m’attaque, j’ai de bonnes armes, et il ne sera ni plus vaillant ni plus brave que moi. »
« Et si ceux qui vous attaqueront, lui remontra le derviche, ne se font pas voir (car ils sont plusieurs), comment vous défendrez-vous contre des gens qui sont invisibles ? »
« Il n’importe, repartit le prince ; quoi que vous puissiez dire, vous ne me persuaderez pas de rien faire contre mon devoir. Puisque vous savez le chemin que je vous demande, je vous conjure encore une fois de me l’enseigner, et de ne pas me refuser cette grâce. »
Quand le derviche vit qu’il ne pouvait rien gagner sur l’esprit du prince Bahman, et qu’il était opiniâtre dans la résolution de continuer son voyage, nonobstant les avis salutaires qu’il lui donnait, il mit la main dans un sac qu’il avait près de lui, et il en tira une boule qu’il lui présenta :
« Puisque je ne puis obtenir de vous, dit-il, que vous m’écoutiez, et que vous profitiez de mes conseils, prenez cette boule, et quand vous serez à cheval, jetez-la devant vous, et suivez-la jusqu’au pied d’une montagne où elle s’arrêtera : quand elle sera arrêtée, vous mettrez pied à terre, et vous laisserez votre cheval la bride sur le cou, qui demeurera à la même place en attendant votre retour. En montant, vous verrez à droite et à gauche une grande quantité de grosses pierres noires, et vous entendrez une confusion de voix de tous les côtés qui vous diront mille injures pour vous décourager, et pour faire en sorte que vous ne montiez pas jusqu’au haut ; mais gardez-vous bien de vous effrayer, et sur toue chose, de tourner la tête pour regarder derrière vous ; en un instant vous seriez changé en une pierre noire, semblable à celles que vous verrez, lesquelles sont autant de seigneurs comme vous, qui n’ont pas réussi dans leur entreprise, comme je vous le disais. Si vous évitez le danger que je ne vous dépeins que légèrement, afin que vous y fassiez bien réflexion, et que vous arriviez au haut de la montagne, vous y trouverez une cage, et dans la cage l’OISEAU que vous cherchez. Comme il parle, vous lui demanderez où sont l’ARBRE QUI CHANTE, et l’EAU JAUNE ; et il vous l’enseignera. Je n’ai rien à vous dire davantage : voilà ce que vous avez à faire, et voilà ce que vous avez à éviter ; mais si vous vouliez me croire, vous suivriez le conseil que je vous ai donné, et vous ne vous exposeriez pas à la perte de votre vie. Encore une fois, pendant qu’il vous reste du temps pour y penser, considérez que cette perte est irréparable et attachée à une condition à laquelle on peut contrevenir, même par inadvertance, comme vous pouvez le comprendre. »
« Pour ce qui est du conseil que vous venez de me répéter, et dont je ne laisse pas de vous avoir obligation, reprit le prince Bahman après avoir reçu la boule, je ne puis le suivre ; mais je tâcherai de profiter de l’avis que vous me donnez, de ne pas regarder derrière moi en montant, et j’espère que bientôt vous me verrez revenir, et vous en remercier plus amplement, chargé de la dépouille que je cherche. »
En achevant ces paroles, auxquelles le derviche ne répondit autre chose, sinon qu’il le reverrait avec joie, et qu’il souhaitait que cela arrivât, il remonta à cheval, prit congé du derviche par une profonde inclination de tête, et jeta la boule devant lui.