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Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette

La boule roula et continua de rouler presque de la même vitesse que le prince Bahman lui avait imprimée en la jetant ; ce qui fit qu’il fut obligé d’accommoder la course de son cheval à la même vîtesse pour la suivre, afin de ne la pas perdre de vue ; il la suivit, et quand elle fut au pied de la montagne que le derviche avait dit, elle s’arrêta ; alors il descendit de cheval, et le cheval ne branla pas de la place, même quand il lui eut mis la bride sur le cou. Après qu’il eut reconnu la montagne des yeux, et qu’il eut remarqué les pierres noires, il commença à monter, et il n’eut pas fait quatre pas que les voix dont le derviche lui avait parlé se firent entendre sans qu’il vît personne. Les unes disaient :
« Où va cet étourdi ? Où va-t-il ? Que veut-il ? Ne le laissez pas passer. »
D’autres :
« Arrêtez-le, prenez-le, tuez-le. »
D’autres criaient d’une voix de tonnerre :
« Au voleur, à l’assassin, au meurtre ! »
D’autres au contraire criaient d’un ton railleur :
« Non, ne lui faites pas de mal, laissez passer le beau mignon ; vraiment c’est pour lui qu’on garde LA CAGE et l’OISEAU ! »
Nonobstant ces voix importunes, le prince Bahman monta quelque temps avec constance et avec fermeté, en s’animant lui-même ; mais les voix redoublèrent avec un tintamarre si grand, et si près de lui, tant en avant qu’en arrière, que la frayeur le saisit. Les pieds et les jambes commencèrent à lui trembler, il chancela ; et bientôt, comme il se fut aperçu que les forces commençaient à lui manquer, il oublia l’avis du derviche : il se tourna pour se sauver en descendant ; et dans le moment, il fut changé en une pierre noire : métamorphose qui était arrivée à tant d’autres avant lui, pour avoir tenté la même entreprise ; et la même chose arriva à son cheval.
Depuis le départ du prince Bahman pour son voyage, la princesse Parizade, qui avait attaché à sa ceinture le couteau avec la gaîne, qu’il lui avait laissé pour être informée s’il était mort ou vivant, n’avait pas manqué de le tirer et de le consulter, même plusieurs fois chaque jour. De la sorte, elle avait eu la consolation d’apprendre qu’il était en parfaite santé, et de s’entretenir souvent de lui avec le prince Perviz, qui la prévenait quelquefois en lui demandant des nouvelles.
Le jour fatal enfin où le prince Bahman venait d’être métamorphosé en pierre, comme le prince et la princesse s’entretenaient de lui sur le soir, selon leur coutume :
« Ma sœur, dit le prince Perviz, tirez le couteau, je vous prie, et apprenons de ses nouvelles. »
La princesse le tira ; et en le regardant, ils virent couler le sang de l’extrémité. La princesse saisie d’horreur et de douleur, jeta le couteau.
« Ah, mon cher frère, s’écria-t-elle, je vous ai donc perdu et perdu par ma faute ! Je ne vous reverrai jamais ! Que je suis malheureuse ! Pourquoi vous ai-je parlé d’OISEAU QUI PARLE, d’ARBRE QUI CHANTE, et d’EAU JAUNE, ou plutôt que m’importait-il de savoir si la dévote trouvait cette maison belle ou laide, accomplie ou non accomplie ? Plût à Dieu que jamais elle ne se fût avisée de s’y adresser ! Hypocrite, trompeuse, ajouta-t-elle, devais-tu reconnaître ainsi la réception que je t’ai faite ? Pourquoi m’as-tu parlé d’un oiseau, d’un arbre et d’une eau, qui tout imaginaires qu’ils sont, comme je me le persuade par la fin malheureuse d’un frère chéri, ne laissent pas de me troubler encore l’esprit par ton enchantement ? »
Le prince Perviz ne fut pas moins affligé de la mort du prince Bahman que la princesse Parizade ; mais sans perdre le temps en des regrets inutiles, comme il eut compris par les regrets de la princesse sa sœur, qu’elle desirait toujours passionnément d’avoir en sa possession l’OISEAU QUI PARLE, l’ARBRE QUI CHANTE, et l’EAU JAUNE, il l’interrompit :
« Ma sœur, dit-il, nous regretterions en vain notre frère Bahman ; nos plaintes et notre douleur ne lui rendraient pas la vie ; c’est la volonté de Dieu, nous devons nous y soumettre, et l’adorer dans ses décrets, sans vouloir les pénétrer. Pourquoi voulez-vous douter présentement des paroles de la dévote Musulmane, après les avoir tenues si fermement pour certaines et pour vraies ? Croyez-vous qu’elle vous eût parlé de ces trois choses si elles n’existaient pas, et qu’elle les eût inventées exprès pour vous tromper ; vous qui bien loin de lui en avoir donné sujet, l’avez si bien reçue et accueillie avec tant d’honnêteté et de bonté ? Croyons plutôt que la mort de notre frère vient de sa faute, ou par quelqu’accident que nous ne pouvons pas imaginer. Ainsi, ma sœur, que sa mort ne vous empêche pas de poursuivre notre recherche ; je m’étais offert pour faire le voyage à sa place, je suis dans la même disposition ; et comme son exemple ne me fait pas changer de sentiment, dès demain je l’entreprendrai. »
La princesse fit tout ce qu’elle put pour dissuader le prince Perviz, en le conjurant de ne pas l’exposer au danger, de perdre deux frères au lieu d’un ; mais il demeura inébranlable, nonobstant les remontrances qu’elle lui fit ; et avant qu’il partît, afin qu’elle pût être informée du succès du voyage qu’il entreprenait, comme elle l’avait été de celui du prince Bahman, par le moyen du couteau qu’il lui avait laissé, il lui donna aussi un chapelet de perles de cent grains, pour le même usage ; et en le lui présentant :
« Dites ce chapelet à mon intention pendant mon absence. En le disant, s’il arrive que les grains s’arrêtent de manière que vous ne puissiez plus les mouvoir, ni les faire couler les uns après les autres, comme s’ils étaient collés, ce sera une marque que j’aurai eu le même sort que notre frère ; mais espérons que cela n’arrivera pas, et que j’aurai le bonheur de vous revoir avec la satisfaction que nous attendons vous et moi. »
Le prince Perviz partit ; et le vingtième jour de son voyage il rencontra le même derviche à l’endroit où le prince Bahman l’avait trouvé. Il s’approcha de lui ; et après l’avoir salué, il le pria, s’il le savait, de lui enseigner le lieu où étaient l’OISEAU QUI PARLE, l’ARBRE QUI CHANTE, et l’EAU JAUNE. Le derviche lui fit les mêmes difficultés et les mêmes remontrances qu’il avait faites au prince Bahman, jusqu’à lui dire qu’il y avait très-peu de temps qu’un jeune cavalier, avec lequel il lui voyait beaucoup de ressemblance, lui avait demandé le chemin ; que vaincu par ses instances pressantes et par son importunité, il le lui avait enseigné, lui avait donné de quoi lui servir de guide, et prescrit ce qu’il devait observer pour réussir, mais qu’il ne l’avait pas vu revenir ; d’après quoi il n’y avait pas à douter qu’il n’eût eu le même sort que ceux qui l’avoient précédé.
« Bon derviche, reprit le prince Perviz, je sais qui est celui dont vous parlez : c’était mon frère aîné, et je suis informé avec certitude qu’il est mort. De quelle mort ? C’est ce que j’ignore. »
« Je puis vous le dire, repartit le derviche : il a été changé en pierre noire, comme ceux dont je viens de parler, et vous devez vous attendre à la même métamorphose, à moins que vous n’observiez plus exactement que lui les bons conseils que je lui avois donnés, au cas que vous persistiez à ne vouloir pas renoncer à votre résolution, à quoi je vous exhorte encore une fois. »
« Derviche, insista le prince Perviz, je ne puis assez vous marquer combien je vous suis redevable de la part que vous prenez à la conservation de ma vie, tout inconnu que je vous suis, et sans que j’aie rien fait pour mériter votre bienveillance ; mais j’ai a vous dire qu’avant que je prisse mon parti j’y ai bien songé, et que je ne puis l’abandonner. Ainsi, je vous supplie de me faire la même grâce que vous avez faite à mon frère. Peut-être réussirai-je mieux que lui à suivre les mêmes renseignemens que j’attends de vous. »
« Puisque je ne puis réussir, dit le derviche, à vous persuader de vous relâcher de ce que vous avez résolu, si mon grand âge ne m’en empêchait, et que je pusse me soutenir, je me laverais pour vous donner la boule que j’ai ici, laquelle doit vous servir de guide. »
Sans donner au derviche la peine d’en dire davantage, le prince Perviz mit pied à terre ; et comme il se fut avancé jusqu’au derviche, celui-ci qui venait de tirer la boule de son sac, où il y en avait un bon nombre d’autres, la lui donna, et il lui dit l’usage qu’il en devait faire, comme il l’avait dit au prince Bahman ; et après l’avoir bien averti de ne pas s’effrayer des voix qu’il entendrait, sans voir personne, quelque menaçantes qu’elles fussent, mais de ne pas laisser de monter jusqu’à ce qu’il eût aperçu LA CAGE et l’OISEAU, il le congédia.
Le prince Perviz remercia le derviche ; et quand il fut remonté à cheval, il jeta la boule devant le cheval ; et en piquant des deux en même temps, il la suivit. Il arriva enfin au bas de la montagne ; et quand il eut vu que la boule s’était arrêtée, il mit pied à terre. Avant qu’il fît le premier pas pour monter, il demeura un moment dans la même place, en rappelant dans sa mémoire les avis que le derviche lui avait donnés. Il s’encouragea , et il monta bien résolu d’arriver jusqu’au haut de la montagne, et il avança cinq ou six pas ; alors il entendit derrière lui une voix qui lui parut fort proche, comme d’un homme qui le rappelait et l’insultait, en criant :
« Attends, téméraire, que je te punisse de ton audace ! »
À cet outrage, le prince Perviz oublia tous les avis du derviche, il mit la main sur le sabre, il le tira, et il se tourna pour se venger ; mais à peine eut-il le temps de voir que personne ne le suivait, qu’il fut changé en une pierre noire, lui et son cheval.
Depuis que le prince Perviz était parti, la princesse Parizade n’avait pas manqué chaque jour de porter à la main le chapelet qu’elle avait reçu de lui le jour qu’il était parti, et, quand elle n’avait autre chose à faire, de le dire en faisant passer les grains par ses doigts l’un après l’autre. Elle ne l’avait pas même quitté la nuit tout ce temps-là : chaque soir en se couchant elle se l’était passé autour du cou, et le matin en s’éveillant, elle y avait porté la main pour éprouver si les grains venaient toujours l’un après l’autre. Le jour enfin, et au moment que le prince Perviz eut la même destinée que le prince Bahman, d’être changé en pierre noire, comme elle tenait le chapelet à son ordinaire, et qu’elle le disait, tout-à-coup elle sentit que les grains n’obéissaient plus au mouvement qu’elle leur donnait, et elle ne douta pas que ce ne fût la marque de la mort certaine du prince son frère. Comme elle avait déjà pris sa résolution sur le parti qu’elle prendrait au cas que cela arrivât, elle ne perdit pas le temps à donner des marques extérieures de sa douleur. Elle se fit un effort pour la retenir toute en elle-même ; et dès le lendemain, après s’être déguisée en homme, armée et équipée, et qu’elle eut dit à ses gens qu’elle reviendrait dans peu de jours, elle monta à cheval et partit, en prenant le même chemin que les deux princes ses frères avoient tenu.
La princesse Parizade qui était accoutumée à monter à cheval en prenant le divertissement de la chasse, supporta la fatigue du voyage mieux que d’autres dames n’auraient pu faire. Comme elle avait fait les mêmes journées que les princes ses frères, elle rencontra aussi le derviche dans la vingtième journée de marche. Quand elle fut près de lui, elle mit pied à terre, et en tenant son cheval par la bride, elle alla s’asseoir près de lui ; et après qu’elle l’eut salué, elle lui dit :
« Bon derviche, vous voudrez bien que je me repose quelques moments près de vous, et me faire la grâce de me dire si vous n’avez pas entendu dire que quelque part aux environs il y a dans ces cantons un lieu où l’on trouve l’OISEAU QUI PARLE, l’ARBRE QUI CHANTE, et l’EAU JAUNE ? » Le derviche répondit :
« Madame, puisque votre voix me fait connaître quel est votre sexe, nonobstant votre déguisement en homme, et que c’est ainsi que je dois vous appeler, je vous remercie de votre compliment, et je reçois avec un très-grand plaisir l’honneur que vous me faites. J’ai connaissance du lieu où se trouvent les choses dont vous me parlez ; mais à quel dessein me faites-vous cette demande ? »
« Bon derviche, reprit la princesse Parizade, on m’en a fait un récit si avantageux, que je brûle d’envie de les posséder. »
« Madame, repartit le derviche, on vous a dit la vérité : ces choses sont encore plus surprenantes et plus singulières qu’on ne vous les a représentées ; mais on vous a caché les difficultés qu’il y a à surmonter pour parvenir à en jouir : vous ne vous seriez pas engagée dans une entreprise si pénible et si dangereuse si l’on vous avoit bien informée. Croyez-moi : ne passez point plus avant, retournez sur vos pas, et ne vous attendez pas que je veuille contribuer à votre perte. »
« Bon père, repartit la princesse, je viens de loin, et il me fâcherait fort de retourner chez moi sans avoir exécuté mon dessein. Vous me parlez des difficultés et du danger de perdre la vie ; mais vous ne me dites pas quelles sont ces difficultés, et en quoi consistent ces dangers ; c’est ce que je désirerais de savoir pour me consulter, et voir si je pourrais prendre ou non confiance en ma résolution, en mon courage et en mes forces ? »
Alors le derviche répéta à la princesse Parizade le même discours qu’il avait tenu aux princes Bahman et Perviz, en lui exagérant les difficultés de monter jusqu’au haut de la montagne où était l’OISEAU dans sa cage, dont il fallait se rendre maître, après quoi l’OISEAU donnerait connaissance de l’ARBRE et de l’EAU JAUNE ; le bruit et le tintamarre des voix menaçantes et effroyables qu’on entendait de tous les côtés sans voir personne ; et enfin la quantité de pierres noires, objet qui seul était capable de donner de l’effroi à elle et à tout autre, quand elle saurait que ces pierres étaient autant de braves cavaliers qui avoient été ainsi métamorphosés pour avoir manqué à observer la principale condition pour réussir dans cette entreprise, qui était de ne pas se tourner pour regarder derrière soi qu’auparavant on ne se fût saisi de la cage.
Quand le derviche eut achevé :
« À ce que je comprends par votre discours, reprit la princesse, la grande difficulté pour réussir dans cette affaire est premièrement de monter jusqu’à la cage sans s’effrayer du tintamarre des voix qu’on entend sans voir personne ; et en second lieu, de ne pas regarder derrière soi. Pour ce qui est de cette dernière condition, j’espère que je serai assez maîtresse de moi-même pour la bien observer. Quant à la première, j’avoue que ces voix, telles que vous me les représentez, sont capables d’épouvanter les plus assurés ; mais comme dans toutes les entreprises de grande conséquence et périlleuses, il n’est pas défendu d’user d’adresse, je vous demande si l’on pourrait s’en servir dans celle-ci, qui m’est d’une si grande importance ? »
« Et de quelle adresse voudriez-vous user, demanda le derviche ? »
 » Il me semble, répondit la princesse, qu’en me bouchant les oreilles avec du coton, si fortes et si effroyables que les voix puissent être, elles en seraient frappées avec beaucoup moins d’impression ; comme aussi elles feraient moins d’effet sur mon imagination, mon esprit demeurerait dans la liberté de ne se pas troubler jusqu’à perdre l’usage de la raison. »
« Madame, reprit le derviche, de tous ceux qui jusqu’à présent se sont adressés à moi pour s’informer du chemin que vous me demandez, je ne sais si quelqu’un s’est servi de l’adresse que vous me proposez. Ce que je sais, c’est que pas un ne me l’a proposée, et que tous y on péri. Si vous persistez dans votre dessein, vous pouvez en faire l’épreuve ; à la bonne heure si elle vous réussit ; mais je ne vous conseillerais pas de vous y exposer. »
« Bon père, repartit la princesse, rien n’empêche que je ne persiste dans mon dessein : le cœur me dit que l’adresse me réussira, et je suis résolue à m’en servir. Ainsi, il ne me reste plus qu’à savoir de vous quel chemin je dois prendre ? C’est la grâce que je vous conjure de ne me pas refuser. »
Le derviche l’exhorta, pour la dernière fois, à se bien consulter ; et comme il vit qu’elle était inébranlable dans sa résolution, il tira une boule ; et en la lui présentant :
« Prenez cette boule, dit-il, remontez à cheval, et quand vous l’aurez jetée devant vous, suivez-la par tous les détours que vous lui verrez faire en roulant jusqu’à la montagne où est ce que vous cherchez, et où elle s’arrêtera ; quand elle sera arrêtée, arrêtez-vous aussi, mettez pied à terre et montez. Allez, vous savez le reste, n’oubliez pas d’en profiter. »
La princesse Parizade, après avoir remercié le derviche et pris congé de lui, remonta à cheval ; elle jeta la boule, et elle la suivit par le chemin qu’elle prit en roulant : la boule continua son roulement ; et enfin elle s’arrêta au pied de la montagne.