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Le conte précédent : Histoire du prince Ahmed, et de la fée Pari-Banou


Histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette

Les deux sœurs aînées sentirent puissamment la disproportion infinie qu’il y avait entre leurs mariages et celui de leur cadette. Aussi cette considération fit que loin d’être contentes du bonheur qui leur était arrivé, même selon chacune son souhait, quoique beaucoup au-delà de leurs espérances, elles se livrèrent à un excès de jalousie, qui ne troubla pas seulement leur joie, mais même qui causa des grands malheurs, des humiliations et des afflictions les plus mortifiantes à la sultane leur cadette. Elles n’avoient pas eu le temps de se communiquer l’une à l’autre ce qu’elles avoient pensé d’abord de la préférence que le sultan lui avait donnée à leur préjudice, à ce qu’elles prétendaient ; elles n’en avoient eu que pour se préparer à la célébration du mariage. Mais dès qu’elles purent se revoir quelques jours après dans un bain public où elles s’étaient donné rendez-vous :

« Hé bien, ma sœur, dit l’aînée à l’autre sœur, que dites-vous de notre cadette ? N’est-ce pas un beau sujet pour être sultane ? »

« Je vous avoue, dit l’autre sœur, que je n’y comprends rien ; je ne conçois pas quels attraits le sultan a trouvés, en elle pour se laisser fasciner les yeux comme il a fait. Ce n’est qu’une marmotte, et vous savez en quel état nous l’avons vue vous et moi. Était-ce une raison au sultan pour ne pas jeter les yeux sur vous, qu’un air de jeunesse qu’elle a un peu plus que nous ? Vous étiez digne de sa couche, et il devait vous faire la justice de vous préférer à elle. »

« Ma sœur, reprit la plus âgée, ne parlons pas de moi : je n’aurais rien à dire si le sultan vous eût choisie ; mais qu’il ait choisi une malpropre, c’est ce qui me désole ; je m’en vengerai, ou je ne pourrai, et vous y êtes intéressée comme moi. C’est pour cela que je vous prie de vous joindre à moi, afin que nous agissions de concert dans une cause comme celle-ci qui nous intéresse également, et de me communiquer les moyens que vous imaginerez propres à la mortifier, en vous promettant de vous faire part de ceux que l’envie que j’ai de la mortifier de mon côté me suggérera. »

Après ce complot pernicieux, les deux sœurs se virent souvent, et chaque fois elles ne s’entretenaient que des voies qu’elles pourraient prendre pour traverser, et même détruire le bonheur de la sultane leur cadette. Elles s’en proposèrent plusieurs ; mais en délibérant sur l’exécution, elles y trouvèrent des difficultés si grandes, qu’elles n’osèrent hasarder de s’en servir. De temps en temps cependant elles lui rendaient visite ensemble ; et, avec une dissimulation condamnable, elles lui donnaient toutes les marques d’amitié qu’elles pouvaient imaginer pour lui persuader combien elles étaient ravies d’avoir une sœur dans une si haute élévation. De son côté, la sultane les recevait toujours avec toutes les démonstrations d’estime et de considération qu’elles pouvaient attendre d’une sœur qui n’était pas entêtée de sa dignité, et qui ne cessait de les aimer avec la même cordialité qu’auparavant.

Quelques mois après son mariage, la sultane se trouva enceinte ; le sultan en témoigna une grande joie ; et cette joie après s’être communiquée dans le palais, se répandit encore dans tous les quartiers de la capitale de Perse. Les deux sœurs vinrent lui en faire leurs compliments ; et dès-lors en la prévenant sur la sage-femme dont elle aurait besoin pour l’assister dans ses couches, elles la prièrent de n’en pas choisir d’autres qu’elles.

La sultane leur dit obligeamment :

« Mes sœurs, je ne demanderais pas mieux, comme vous pouvez le croire, si le choix dépendait de moi absolument ; je vous suis cependant infiniment obligée de votre bonne volonté ; je ne puis me dispenser de me soumettre à ce que le sultan en ordonnera. Ne laissez pas néanmoins de faire en sorte chacune que vos maris emploient leurs amis pour faire demander cette grâce au sultan ; et si le sultan m’en parle, soyez persuadées que non-seulement je lui marquerai le plaisir qu’il m’aura fait, mais même que je le remercierai du choix qu’il aura fait de vous. »

Les deux maris, chacun de son côté, sollicitèrent les courtisans leurs protecteurs, et les supplièrent de leur faire la grâce d’employer leur crédit pour procurer à leurs femmes l’honneur auquel elles aspiraient ; et ces protecteurs agirent si puissamment et si efficacement, que le sultan leur promit d’y penser. Le sultan leur tint sa promesse ; et dans un entretien avec la sultane, il lui dit qu’il lui paraissait que ses sœurs seraient plus propres à la secourir dans ses couches que toute autre sage-femme étrangère ; mais qu’il ne voulait pas les nommer sans avoir auparavant son consentement. La sultane sensible à la déférence dont le sultan lui donnait une marque si obligeante, lui dit :

« Sire, j’étais disposée à ne faire que ce que votre Majesté me commandera ; mais puisqu’elle a eu la bonté de jeter les yeux sur mes sœurs, je la remercie de la considération qu’elle a pour elles pour l’amour de moi, et je ne dissimulerai pas que le les recevrai de sa part avec plus de plaisir que des étrangères. »

Le sultan Khosrouschah nomma donc les deux sœurs de la sultane pour lui servir de sage-femmes ; et dès-lors l’une et l’autre passèrent au palais avec une grande joie d’avoir trouvé l’occasion telle qu’elles pouvaient la souhaiter, d’exécuter la méchanceté détestable qu’elles avoient méditée contre la sultane leur sœur.

Le temps des couches arriva, et la sultane se délivra heureusement d’un prince beau comme le jour. Ni sa beauté, ni sa délicatesse, ne furent pas capables de toucher ni d’attendrir le cœur des sœurs impitoyables. Elles l’enveloppèrent de langes assez négligemment, le mirent dans une petite corbeille, et abandonnèrent la corbeille au courant de l’eau d un canal qui passait au pied de l’appartement de la sultane ; et elles produisirent un petit chien mort, en publiant que la sultane en était accouchée. Cette nouvelle désagréable fut annoncée au sultan ; et le sultan en conçut une indignation qui eût pu être funeste à la sultane, si son grand visir ne lui eût représenté que sa Majesté ne pouvait pas, sans injustice, la regarder comme responsable des bizarreries de la nature.

La corbeille cependant dans laquelle le petit prince était exposé, fut emportée sur le canal jusque hors de l’enceinte d’un mur qui bornait la vue de l’appartement de la sultane par le bas, d’où il continuait en passant au travers du jardin du palais. Par hasard l’intendant des jardins du sultan, l’un des officiers principaux et des plus considérés du royaume, se promenait dans le jardin le long du canal ; comme il eut aperçu la corbeille qui flattait, il appela un jardinier qui n’était pas loin :

« Va promptement, dit-il, en la lui montrant, et apporte-moi cette corbeille, que je voie ce qui est dedans. »

Le jardinier part ; et du bord du canal il attire la corbeille adroitement avec la bêche qu’il tenait, l’enlève et l’apporte.

L’intendant des jardins fut extrêmement surpris de voir un enfant enveloppé dans la corbeille, et un enfant, lequel, quoiqu’il ne fît que de naitre, comme il était aisé de le voir, ne laissais que l’intendant des jardins était marié ; mais quelqu’envie qu’il eût d’avoir lignée, le ciel n’avait pas encore fécondé ses vœux jusqu’alors. Il interrompt sa promenade, se fait suivre par le jardinier chargé de la corbeille et de l’enfant ; et quand il fut arrivé à son hôtel qui avait entrée dans le jardin du palais, il entra dans l’appartement de sa femme :

« Ma femme, dit-il, nous n’avions point d’enfants, en voici un que Dieu nous envoie. Je vous le recommande ; faites-lui chercher une nourrice promptement, et prenez-en soin comme de notre fils ; je le reconnais pour tel dès à présent. »

La femme prit l’enfant avec joie, et elle se fit un grand plaisir de s’en charger. L’intendant des jardins ne voulut pas approfondir d’où pouvait venir l’enfant :

« Je vois bien, se disait-il, qu’il est venu du côté de l’appartement de la sultane ; mais il ne m’appartient pas de contrôler ce qui s’y passe , ni de causer du trouble dans un lieu où la paix est si nécessaire. »