Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome VIII > Histoire du roi Ibrahim et de son fils

Le conte précédent : Histoire du roi Hanschah et d’Abouteman


Histoire du roi Ibrahim et de son fils

« Ils partirent ensemble, et après avoir marché plusieurs jours, arrivèrent au haut d’une haute montagne. L’homme aux trésors prit un livre qui renfermait les indications nécessaires pour reconnaître les lieux, le lut attentivement, et se mit ensuite à fouiller sur le sommet de la montagne. Lorsqu’il fut parvenu à la profondeur de cinq coudées, il découvrit une large pierre : il la dégagea de tous les côtés, et la souleva avec le secours de son compagnon, et par le moyen d’une pince, autant qu’il était nécessaire pour pouvoir regarder, et descendre dans le puits auquel elle servait de couvercle. Lorsque la pierre fut assez levée, l’un d’eux la cala solidement. Ils regardèrent alors dans le puits, et virent qu’il était rempli de richesses.
« Le jeune prince vouloit descendre aussitôt dans le puits ; mais son hôte lui dit qu’il fallait un peu reprendre haleine, et laisser à l’air extérieur le temps de s’introduire dans le souterrain et de le rafraîchir.
« Lorsqu’ils se furent un peu reposés, l’homme aux trésors attacha une corde autour du corps du jeune prince, lui mit une bougie allumée à la main, et le descendit au fond du puits. Lorsqu’il y fut arrivé, ses yeux furent éblouis par l’éclat de l’or, de l’argent, des pierreries dont il se vit environné. Son hôte lui descendit un panier, et lui dit de le remplir de tout ce qui tomberait sous sa main. Il retira le panier quand il fut plein, mit ce qu’il renfermait sur les bêtes de somme, et le descendit de nouveau. Lorsqu’il eut chargé les bêtes de somme, il retira les cales qui soutenaient la pierre, et la laissa retomber. Il la recouvrit de terre comme elle était auparavant, et s’en alla.
« Le jeune prince, qui attendait que son hôte lui descendit le panier ou la corde pour remonter, entendit tout-à-coup retomber la pierre. Il se crut perdu, poussa un cri, et se mit à pleurer. « Quelle cruelle destinée, quelle mort affreuse, disait-il en lui-même ! J’ai échappé à la fureur d’un lion, je suis sorti du souterrain où j’ai été élevé, j’ai recouvré la vie que des voleurs croyaient m’avoir ôtée, et je vais finir ici lentement mes jours, victime de la faim et du désespoir ! »
« Tandis que le jeune prince s’abandonnait à ces tristes réflexions, il entendit un bruit semblable au murmure d’une fontaine. Il prête l’oreille, fait quelques pas, et s’aperçoit que le bruit augmente. Il s’avance toujours du même côté, entend bientôt le bruit des flots, et se trouve sur le bord d’une rivière considérable qui coulait avec rapidité. Le prince dit alors en lui-même :
« Puisque je ne puis éviter la mort, il m’importe peu de périr quelques moments plutôt ou plus tard, et j’aime mieux être tout-à-coup submergé que de périr lentement dans ce puits. »
« En disant cela, le prince se précipita dans le fleuve. La rapidité du courant, et la nature de cette eau, furent cause que son corps se soutînt de lui-même à la surface, et qu’il se trouva au bout de quelque temps au milieu d’une large vallée où cette rivière sortait de dessous terre.
« Le jeune prince avait un peu auparavant conçu quelque espérance en voyant que l’obscurité commençait à diminuer autour de lui. Il fut ravi de joie quand il se vit transporté des cavernes souterraines sous la voûte céleste. Il grimpa sur un rocher qui s’avançoit dans la rivière, et gagna facilement le bord. Épuisé de fatigue, il se jeta par terre et s’endormit.
« Le prince se réveilla aux premiers rayons du jour, et n’apercevant autour de lui aucune habitation, il prit un sentier qui conduisait au haut d’un coteau. Arrivé dans la plaine, il découvrit un grand village, vers lequel il porta ses pas.
« Les habitants s’assemblèrent bientôt autour du jeune prince, et lui demandèrent qui il était et d’où il venait ? La singularité de son histoire, la manière merveilleuse dont Dieu l’avait retiré de tant de dangers, leur inspirèrent de l’attachement et de l’amour pour lui. Ils voulurent qu’il restât avec eux, et s’engagèrent de pourvoir en commun à sa subsistance. Mais laissons un moment le jeune prince, et retournons au roi son père.
« Il y avait un mois que le sultan Ibrahim n’avait été rendre visite à son fils. Il était d’autant plus empressé de le voir, que le terme fatal était près d’expirer, et que bientôt il n’avait plus rien à craindre pour ses jours. Il comptait alors le faire sortir du souterrain, et prendre d’autres précautions pour se mettre lui-même à l’abri du danger dont il était menacé. Il se rendit sur le bord de l’ouverture du souterrain, et appela la nourrice selon son usage. Personne ne lui répondant, il fit descendre un de ses gens, qui lui rapporta qu’il avait trouvé la nourrice mise en pièces, et un lion écrasé et percé de dards ; mais qu’il n’avait pas vu l’enfant.
« Le sultan Ibrahim ne douta pas que son fils n’eût été dévoré par le lion. Il se frappa le visage, et répandit un torrent de larmes. De retour dans son palais, il fit venir les astrologues, et leur annonça l’accomplissement de leur fatale prédiction.
« Prince, lui répondirent les astrologues, vous n’êtes pas assuré de ce qui est arrivé. Si votre fils a été dévoré par le lion, il a subi sa malheureuse destinée, et vous n’avez rien à craindre de lui ; mais s’il a trouvé moyen de s’échapper, vous devez appréhender que sa main ne tranche le fil de vos jours. »
« Le sultan se croyant trop certain de la mort de son fils, fit peu d’attention au discours des astrologues, et le temps le lui fit bientôt oublier entièrement.
« Le village où s’était retiré le jeune prince appartenait au sultan son père. Les habitants s’étaient soulevés plus d’une fois contre lui ; et plusieurs d’entr’eux, accoutumés à porter les armes, sortaient souvent pour faire des courses dans les environs et piller ceux qu’ils rencontraient. Le sultan informé de ces brigandages, résolut de les réprimer, et d’empêcher qu’ils ne pussent se renouveler à l’avenir. Il rassembla quelques troupes, et se mit à leur tête, dans le dessein d’investir le village, de s’emparer des plus coupables et de désarmer les autres.
« Les habitants du village croyant n’avoir affaire qu’à quelques soldats sans chef, et ignorant que le roi lui-même marchait contr’eux, voulurent repousser les premiers qui se présentèrent. Le jeune prince s’étant saisi d’un arc, en décocha une flèche, qui alla frapper le sultan et le blessa mortellement.
« Les paysans ayant bientôt reconnu à qui ils avoient affaire, mirent bas les armes. On s’empara de ceux qui avoient fait le plus de résistance, et on les conduisit au sultan. Ce prince, occupé du danger où il était, ordonna qu’on les retînt prisonniers, et qu’on fît venir les astrologues.
« Lorsque les astrologues furent arrivés, le sultan leur dit : « Vous m’aviez prédit que je périrais par la main de mon fils, et cependant c’est un de ces mutins qui m’a blessé. » Les astrologues répondirent au sultan sans s’étonner :
« Prince, votre fils était peut-être parmi ces mutins, et vous a lancé la flèche qui fait craindre pour vos jours. »
« Le sultan fit venir les mutins, et leur promit de leur faire grâce, s’ils lui découvraient celui qui lui avait lancé la flèche. « C’est ce jeune homme, lui dirent-ils aussitôt en montrant le jeune prince. » Le sultan lui ordonna de s’approcher, et lui demanda quel était son père et ce qu’il avait fait depuis l’enfance ?
« Prince, répondit-il, je n’ai jamais connu mon père. Tout ce que je sais, c’est que j’ai été élevé dans un souterrain où une femme qui m’avait nourri prenait soin de moi. Un lion tomba un jour au milieu de notre demeure, se jeta sur moi, et m’enleva un morceau de l’épaule. Il me lâcha ensuite, fondit sur ma nourrice qu’il mit en pièces, et fut tué par des chasseurs qui me firent sortir du souterrain et m’emmenèrent avec eux. »
« Le sultan, sans chercher à en apprendre davantage, demanda au jeune homme de lui montrer la morsure du lion ? Le jeune prince la lui ayant montrée : « Tu es mon fils, s’écria-t-il, en le serrant dans ses bras. » Il fit aussitôt assembler les grands de son royaume, et leur dit :
« Ce que Dieu a déterminé ne peut manquer d’arriver. En vain on voudrait s’opposer à ses décrets, chacun doit s’y résigner humblement. Mon fils n’a fait qu’obéir à sa destinée ; j’ai moi-même subi la mienne. Rendez grâces à Dieu, puisqu’il a conservé mon fils, et que mon royaume ne passera pas dans des mains étrangères. »
« Ibrahim embrassa de nouveau son fils, et lui raconta pourquoi il l’avait fait élever dans le souterrain. Il prit ensuite sa couronne, la plaça sur la tête de sou fils, et le fit reconnaître pour son successeur par tous ceux qui étaient présents.
« Le jeune prince ayant été reconnu roi, son père lui donna des conseils pour administrer sagement son royaume, après quoi il ne songea plus qu’à se préparer à la mort, en bénissant Dieu d’avoir conservé l’héritier de sa couronne.
« Le nouveau roi prit, après la mort de son père, les rênes de l’état. Il avait été instruit à l’école du malheur et de l’adversité, et se montra digne du rang où sa naissance l’appelait.

« Ainsi, ô Roi, continua le jeune ministre, autrefois chéri d’Azadbakht, mon sort dépend entièrement des décrets du ciel. Mes discours, les histoires, les paraboles que je raconte à votre Majesté, ne peuvent pas plus me sauver, que la haine de vos visirs ne peut me faire périr. »
Azadbakht, plus incertain qu’il ne l’avait encore été, resta quelque temps immobile, les yeux fixés contre terre, et sans dire un seul mot. Le jeune homme, debout devant lui, attendait tranquillement ce qu’il allait prononcer. Le roi après avoir réfléchi longtemps, fit signe qu’on le reconduisît en prison.
Le lendemain, ou le dixième jour depuis la détention du jeune ministre, était un jour de fête dans tout le royaume. Dans cette fête, appelée Mihrgian [1], les grands et le peuple se présentaient successivement devant le roi, lui offraient leurs hommages, et faisaient des vœux pour la durée de son règne. Ils se retiraient ensuite pour se livrer à la joie et aux plaisirs auxquels le jour était consacré.

Notes

[1On peut voir la description de cette fête des anciens Persans dans les notes de Golius sur Alfergan, pag. 25.

Le conte suivant : Histoire de Soleïman-schah