Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome IX > Histoire d’Alaeddin

Le conte précédent : Histoire de Naama et de Naam


Histoire d’Alaeddin

Ils se rendirent ensuite tous deux à la salle d’audience. Le cadi exigea d’Alaeddin le paiement de la dot, puisqu’il refusait de répudier la jeune dame. Celui-ci, sans se déconcerter, demanda qu’on le fit jouir du délai accordé par la loi. Le juge lui fit l’observation que ce délai n’était que de trois jours.
« Trois jours ne me suffiront pas, dit Alaeddin, j’en demande dix. » Comme cette demande était raisonnable, on la lui accorda, mais sous la condition qu’à l’expiration de ce terme, il payeront la dot, ou qu’il répudierait sa femme.
Alaeddin ayant accepté l’alternative, sortit de l’audience, se pourvut de viande, de riz, de beurre et des autres provisions nécessaires pour le souper. Étant rentré chez lui, il raconta à la jeune dame ce qui venait de se passer. Zobéïde lui dit qu’il arrivait des choses bien étonnantes dans l’intervalle du soir au matin, et qu’en attendant elle allait donner ses ordres pour le souper. En effet, elle fit bientôt servir une table chargée des mets les plus délicats, et des liqueurs les plus exquises.
Sur la fin du repas, Alaeddin pria Zobéïde de lui chanter un air en s’accompagnant de la guitare. La jeune dame s’empressa de le satisfaire ; elle prit l’instrument, et en tira des sons si harmonieux, que les murs même de l’appartement parurent sensibles à ses accords.
Tout-à-coup ils entendirent heurter assez rudement à la porte de la rue. Alaeddin alla ouvrir, et aperçut quatre derviches dans une attitude suppliante. Leur ayant demandé ce qu’ils voulaient, un d’entr’eux lui répondit :
« Seigneur, nous sommes des derviches étrangers dans cette ville, et nous désirerions passer la nuit chez vous. Dès le point du jour nous reprendrons notre route. Vous attirerez sur vous les bénédictions de Dieu en nous accordant cette faveur : et peut-être n’en sommes-nous pas indignes ; car il n’y a pas un seul d’entre nous qui ne sache par cœur les poèmes et les vers les plus fameux, et qui ne soit amateur passionné de la musique et des instruments. »
« Je suis obligé de consulter quelqu’un sur la demande que vous me faites, leur dit Alaeddin. » Et sur-le-champ il vint informer Zobeïde de ce qui se passait. Zobéïde lui dit de les laisser entrer.
Alaeddin les ayant introduits, il les fit asseoir, et les traita avec beaucoup de politesse. « Seigneur, lui dirent-ils, notre état ne nous empêche pas de jouir des plaisirs de la société, et il ne faut pas que nous interrompions vos plaisirs. En passant auprès de votre maison, une musique délicieuse se faisait entendre, et quand nous sommes entrés, elle a cessé tout-à-coup. Oserions- nous vous demander si la personne qui l’exécutait est une esclave blanche ou noire, ou quelque jeune dame de distinction ? »
« C’est mon épouse, répondit Alaeddin. » Aussitôt il leur raconta son aventure, la manière dont son beau-père lui avait fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or, et l’embarras où il se trouvait pour les payer, n’ayant pu obtenir qu’un délai de dix jours.
« N’ayez aucune inquiétude, lui dit un des derviches. Je suis le chef de quarante derviches sur lesquels j’exerce une puissance absolue. Je les engagerai facilement à me procurer les cinquante mille pièces d’or dont vous avez besoin. Je vous les remettrai, et vous pourrez remplir l’engagement que vous avez contracté avec votre beau-père ; mais si c’était un effet de votre complaisance de nous faire entendre la voix de la jeune dame, vous nous procureriez une jouissance bien douce ; car la musique est, pour de certaines personnes, aussi agréable que les mets les plus exquis, et, pour d’autres, c’est un délassement qu’ils préfèrent à tout. »
Le derviche qui faisait de si belles promesses, était bien en état de les réaliser ; car c’était le calife Haroun Alraschid lui-même, accompagné du visir Giafar, du Scheikh Mohammed Abou Naouas [7],et de Mansour, exécuteur de ses jugements. Le calife ayant ce soir-là l’esprit fatigué, avait fait venir ces personnages pour se distraire, et parcourir avec eux les rues de Bagdad. Ils s’étaient déguisés en derviches ; et en passant auprès de la maison d’Alaeddin, ils avoient entendu l’air qu’exécutait Zobéïde. Le calife, enchanté de la beauté de la voix, et des sons harmonieux de l’instrument, avait été curieux de connaître et d’entendre à loisir la personne qui possédait à un si haut degré le talent de la musique.
Alaeddin avant consenti à la demande des derviches, ils passèrent toute la nuit à s’amuser, et à converser de la manière la plus spirituelle. Le lendemain matin le calife glissa sous le coussin sur lequel il était assis, une bourse de cent pièces d’or, et se retira avec ses compagnons. Zobéïde ayant aperçu, en levant le coussin, la bourse qui était dessous, la porta à son mari, et lui dit qu’elle soupçonnait un des derviches de l’avoir glissée, à leur insçu, avant de s’en aller, sous le coussin où elle venait de la trouver. Alaeddin la prit, et fut acheter la viande, le riz, et les autres provisions nécessaires pour passer cette seconde soirée.
Quand on eut allumé les bougies, il dit à sa femme qu’il croyait que les derviches lui en avoient imposé, et qu’ils ne lui apporteraient pas les cinquante mille pièces d’or. Pendant qu’il parloit encore, les derviches vinrent frapper à la porte. Zobéïde lui dit d’’aller ouvrir ; et lorsqu’il les eut fait monter dans son appartement, il leur demanda s’ils venaient remplir la promesse qu’ils lui avoient faite ?
« Nos confrères, lui dirent les derviches, n’ont pas voulu se prêter à ce que nous désirions ; mais ne craignez rien, demain, dans la matinée, nous ferons une opération de chimie pour nous procurer cet argent. Laissez-nous seulement jouir, ce soir, du plaisir d’entendre chanter votre épouse ; car la complaisance qu’elle a eue pour nous hier, nous fait désirer vivement de l’entendre encore. »
Zobéïde ayant pris sa guitare, s’empressa de les satisfaire, et les charma par les sons qu’elle tira de cet instrument. Ils passèrent la nuit dans la joie et le plaisir ; et au point du jour, le calife ayant mis une seconde bourse de cent pièces d’or sous le coussin, s’en retourna au palais avec ses compagnons.
Les derviches continuèrent à venir ainsi passer la soirée chez Alaeddin, et le calife ne manqua jamais de déposer une bourse de cent pièces d’or sous le coussin.
Le dixième jour le calife envoya chercher un des plus fameux marchands de Bagdad, et lui ordonna de préparer sur-le-champ cinquante ballots des plus riches étoffes et des marchandises qui viennent ordinairement d’Égypte, et de mettre sur chaque ballot une étiquette qui indiquât que le prix en était de mille pièces d’or. Ce prince manda ensuite un de ses esclaves auquel il fit remettre un vêtement magnifique et une cuvette d’or avec son aiguière. Il lui confia le soin des cinquante ballots, et lui donna en même temps une lettre adressée à Alaeddin, en lui commandant de se rendre avec les ballots, dans une rue qu’il lui désigna, et de s’informer où était la maison du syndic des marchands, qui étoit en même temps le beau-père d’Alaeddin. « Quand tu auras trouvé la maison, ajouta le calife, tu demanderas au syndic où demeure le seigneur Alaeddin ton maître ? » Le calife informa ensuite l’esclave des autres choses qu’il devait dire pour bien jouer son rôle, et s’acquitter habilement de sa commission.
Ce jour-là même le cousin de Zobéïde étoit venu trouver le père de cette jeune dame, et l’avait invité à se rendre avec lui chez Alaeddin, pour le forcer à répudier sa cousine. Comme ils s’y rendaient tous deux, ils aperçurent un esclave monté sur une mule, qui conduisait cinquante autres mules chargées de ballots d’étoffes riches et précieuses. Ayant demandé à l’esclave pour qui étoient ces ballots, il leur répondit qu’ils appartenaient à son maitre Alaeddin Aboulschamat ; et aussitôt il ajouta :
« Le père de mon maitre lui avait donné des marchandises, et l’avait envoyé à Bagdad ; mais des voleurs Arabes l’ont attaqué dans la forêt du Lion, et lui ont enlevé tout ce qu’il possédait. Cette funeste nouvelle étant parvenue à son père, il m’a envoyé vers lui avec ces cinquante mules, et m’a chargé de lui remettre une somme de cinquante mille pièces d’or, un paquet qui renferme un habillement complet, aussi riche que celui dont les voleurs l’ont dépouillé, une pelisse de martre zibeline, et une cuvette d’or avec son aiguière. »
Le père de la jeune dame, étonné de cette rencontre, et émerveillé du détail de tant de richesses, s’empressa de dire à l’esclave qu’il était le beau-père d’Alaeddin, et lui proposa de le conduire à la maison qu’il cherchait.
Dans ce moment, Alaeddin, ren- fermé avec son épouse, se livrait aux plus cruelles réflexions, et était en proie au plus violent désespoir. Ayant entendu tout-à-coup un grand bruit à la porte de la rue, il s’écria : « Ma chère Zobéïde, c’est assurément ton père qui envoie ici les archers et les gens de justice, pour me forcer à me séparer de toi ! » « Voyez, lui dit Zobéïde, quels peuvent être ces gens-là ? »
Alaeddin descendit les degrés à pas lents, et ouvrit tristement la porte. Il fut d’abord étonné de voir son beau-père à pied, accompagné d’un esclave abyssin, monté sur une mule ; mais il le fut encore bien davantage, quand cet esclave, dont la figure, quoique noire, ne laissait pas d’avoir quelque chose d’agréable, sautant légèrement à terre, vint lui baiser la main.
« Que veux-tu, lui demanda Alaeddin ? » « Seigneur, répondit l’esclave , je suis le serviteur de mon maître Alaeddin Aboulschamat, fils de Schemseddin, syndic des marchands du Caire. Son père m’a envoyé vers lui avec cette lettre de créance. En même temps, il présenta une lettre à Alaeddin, qui la reçut avec empressement, l’ouvrit et y lut ce qui suit :
« Schemseddin, syndic des marchands du Caire, à son fils bien-aimé Alaeddin Aboulschamat,
SALUT :
 » Je viens d’apprendre, mon cher fils, la funeste nouvelle du combat où tous tes gens ont péri, et dans lequel on t’a ravi tout ce que tu possédais ; mais console-toi, je t’envoie cinquante autres ballots des plus riches étoffes de mon magasin, une mule, une pelisse de martre zibeline, et une cuvette d’or avec son aiguière. Bannis donc de ton cœur les inquiétudes que tu peux avoir conçues ; les richesses qu’on t’a enlevées t’ont servi de rançon. Ta mère et tous les gens de la maison jouissent d’une parfaite santé, et te font bien leurs compliments. J’ai appris aussi, mon cher fils, qu’on venait de te faire épouser une jeune dame, nommée Zobéïde, habile musicienne, à condition que tu la répudierais, et que, dans le dessein seulement de t’y contraindre, on t’avait fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or pour la dot. J’ai confié cette somme à ton fidèle esclave Selim, qui doit te la remettre entre les mains, ainsi que les cinquante ballots de marchandises. »

SCHEMSEDDIN.

Notes

[7Poète célèbre sous le reègne du calife Haroun, qui lui avait donné un appartement dans son palais.

Le conte suivant : Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan