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Histoire d’Alaeddin

À ces mots, Ahmed Aldanaf s’étant prosterné aux pieds du caife : « Souverain Commandeur des croyants, dit-il, puis-je parler sans crainte ? » « Vous le pouvez, répondit le prince. »
« J’ose assurer votre Majesté, reprit Ahmed, qu’Alaeddin Aboulschamat est plein de vie, et se porte parfaitement bien. » « Que dites-vous là, s’écria le calife en reculant de surprise ! » « Sire, reprit Aldanaf, je jure par votre tête sacrée que je viens de dire la vérité. J’ai arraché à la mort Alaeddin en faisant exécuter un criminel à sa place ; et je l’ai conduit à Alexandrie, où je lui ai acheté une boutique. » « Je veux le voir, dit le calife, transporté de joie ; partez sur-le-champ pour Alexandrie, et amenez-le ici. » Ahmed Aldanaf s’inclina profondément, en témoignant qu’il était prêt à obéir, et qu’on ne pouvait le charger d’une commission plus agréable. Le prince lui fit remettre une bourse de mille pièces d’or, et il se mit en route pour Alexandrie.
Alaeddin Aboulschamat s’occupait dans cette ville à vendre les divers objets qui garnissaient sa boutique. Il en avait déjà vendu un grand nombre, lorsqu’il aperçut, dans un coin assez obscur, une petite bourse de cuir ; l’ayant ramassée et secouée, il en vit sortir une pierre précieuse assez grosse pour remplir le creux de la main, et qui était suspendue à une petite chaîne d’or. Cette pierre avait cinq faces, sur chacune desquelles étaient gravés des noms et des caractères magiques assez semblables aux traces que les fourmis font en rampant sur la poussière. Surpris de trouver chez lui un pareil bijou, Alaeddin reconnut aisément que c’était un talisman ; mais il eut beau en frotter les cinq faces, aucun génie ne parut à ses ordres. Rebuté de voir tous ses efforts inutiles, il la suspendit dans sa boutique, et se mit à rêver à la situation où il se trouvait.
Un consul, ou négociant franc, qui passait dans la rue, ayant aperçu la perle qu’Alaeddin venait de suspendre, s’approcha de sa boutique, et lui demanda si cette perle était à vendre ? « Tout ce qui est dans ma boutique est à vendre, Seigneur, répondit Alaeddin. » « Eh bien, dit le consul, je vous en offre quatre-vingt mille ducats. » « Je ne veux point la céder à ce prix. » « En voulez-vous cent mille ? »
« Je les accepte, dit Alaeddin , ébloui d’une pareille offre. » « Bien vendre et bien livrer, reprit le consul, c’est tout ce que peut faire un marchand ; actuellement c’est à moi à vous payer. » « Je suis prêt à recevoir votre argent, répondit Alaeddin. » « Vous sentez, continua le consul, que je ne puis vous apporter une pareille somme. Vous n’ignorez pas que la ville d’Alexandrie est remplie de brigands et de soldats insolents ; mais si vous voulez vous donner la peine de venir jusqu’à mon vaisseau, je vous gratifierai, par-dessus le marché, d’une pièce de camelot, d’une pièce de satin, d’une autre de velours, et d’une de drap à votre choix. »
Alaeddin ayant consenti à cette proposition, remit la pierre précieuse entre les mains du consul, ferma sa boutique, et en confia les clefs à un de ses voisins, en le priant de vouloir bien s’en charger jusqu’à son retour. « Je vais, lui dit-il, accompagner ce consul à son vaisseau, pour toucher le prix d’une pierre que je viens de lui vendre ; si par hasard je tardais un peu, et que le seigneur Ahmed Aldanaf, qui m’a amené ici, et établi dans cette boutique, arrivât pendant mon absence, je vous prie de lui remettre les clefs, et de l’informer de la raison pour laquelle je suis sorti. »
Alaeddin suivit donc le consul jusqu’à son vaisseau. Dès qu’ils furent montés à bord, on leur présenta des sièges ; le consul se fit apporter sa cassette, en tira la somme convenue, et la remit à Alaeddin, ainsi que les quatre pièces d’étoffes qu’il lui avait promises. « Voudriez-vous, lui dit-il ensuite, me faire le plaisir d’accepter un morceau, et de vous rafraîchir ? » « Je prendrai volontiers une tasse de sorbet, si vous en avez, répondit Alaeddin. »
Le consul, ou plutôt le capitaine, qui s’était déguisé en marchand pour mieux tromper Alaeddin, fit signe à un de ses domestiques d’apporter le sorbet ; mais il avoit eu soin d’y jeter auparavant une poudre soporifique dont Alaeddin ressentit l’effet sur-le-champ ; car il n’eut pas plutôt vuidé la tasse, qu’il tomba à la renverse sur son siège.
Les matelots, prévenus de ce qu’ils devaient faire, levèrent aussitôt l’ancre, et déployèrent les voiles. Le vent, qui les favorisait, les porta bientôt en pleine mer. Le capitaine ayant ordonné d’emporter Alaeddin de dessus le tillac, et de le descendre dans le vaisseau, lui fit respirer une poudre dont la vertu détruisait l’effet de celle qu’il avait prise.
Alaeddin, en ouvrant les yeux, demanda avec étonnement où il était ? Le consul, devenu capitaine, lui répondit avec un sourire amer : « Vous êtes maintenant en mon pouvoir. » « Qui êtes-vous, lui demanda Alaeddin ? » « Je suis le capitaine de ce vaisseau, répondit le franc, et je suis venu exprès de Gênes à Alexandrie pour vous enlever, et vous conduire à la bien aimée de mon cœur. »
On signala quelques jours après un vaisseau marchand, monté par quarante négociants d’Alexandrie. Le capitaine commanda aussitôt de lui donner la chasse. L’ayant atteint, et pris à l’abordage, il le fit remorquer, et continua sa route vers la ville de Gênes.
Avant d’entrer dans le port, le capitaine se fit descendre à terre, et s’avança seul vers la porte d’un palais qui donnait sur le bord de la mer. Une jeune dame, couverte d’un grand voile, et dont il était impossible de distinguer les traits, s’étant présentée à cette porte, lui demanda s’il apportait la pierre précieuse, et s’il avait amené avec lui celui qui en était possesseur. Le capitaine lui dit qu’il avait heureusement exécuté les ordres qu’elle lui avait donnés, et lui remit la pierre précieuse entre les mains. Il revint ensuite au vaisseau, qui entra triomphant dans le port.
Le roi du pays ayant été informé de l’arrivée du capitaine, se rendit sur son bord, accompagné de ses gardes, et lui demanda si son voyage avait été heureux ? Très-heureux, répondit le capitaine ; car j’ai capturé un vaisseau marchand, monté par quarante et un Musulmans. Le roi ordonna qu’on les fît descendre à terre. Ils sortirent du vaisseau, enchaînés deux à deux, traversèrent une partie de la ville, et furent conduits au divan. Le roi les suivait à cheval, accompagné du capitaine et des principaux seigneurs de sa cour.
Le roi s’étant assis sur son trône, et ayant fait placer le capitaine à côté de lui, sur un siège plus bas, fit avancer les pauvres Musulmans, et demanda au premier qui se présenta, d’où il était ? Il n’eut pas plutôt répondu qu’il était d’Alexandrie, que le bourreau, d’après un signal du prince, lui fit voler la tête de dessus les épaules. Le second, le troisième et les suivants, jusqu’au quarantième, ayant tous fait la même réponse, éprouvèrent le même sort.
Il ne restait plus qu’Alaeddin Aboulschamat, qui, témoin du triste sort de ses compagnons d’infortune, déplorait leur commun malheur, et attendait son tour, en priant Dieu d’avoir pitié de lui. « C’en est fait de toi, pauvre Alaeddin, disait-il en lui-même ; dans quel maudit piège t’es-tu laissé prendre ? » « De quel pays es-tu, Musulman, lui demanda le roi d’un air sévère ? » « D’Alexandrie, répondit-il. » « Bourreau, faites votre devoir, cria le roi. »
Déjà le bourreau avait le bras levé, et allait abattre la tête d’Alaeddin , lorsqu’une vieille religieuse s’avança tout-à-coup jusqu’au pied du trône ; et s’adressant au roi qui s’était levé ainsi que toute l’assemblée pour lui faire honneur :
« Prince, lui dit-elle, ne vous avois-je pas dit de penser au couvent, lorsque le capitaine amènerait quelques captifs, et d’en réserver un ou deux pour le service de l’église ? »
« Vous venez un peu tard, ma mère, répondit le roi ; cependant en voici encore un qui reste, vous pouvez en disposer. »
La religieuse s’étant tournée vers Alaeddin, lui demanda s’il voulait se charger du service de l’église, ajoutant que s’il ne voulait pas s’en charger, elle allait le laisser mettre à mort comme ses autres camarades. Alaeddin consentit à suivre la religieuse, qui sortit avec lui de l’assemblée, et le conduisit sur-le-champ à l’église.
Arrivé sous le vestibule, Alaeddin demanda à sa conductrice quelle était l’espèce de service qu’elle exigeait de lui ?
« Au point du jour, lui dit-elle, vous prendrez cinq mulets que vous conduirez dans la forêt voisine, et là, après avoir abattu et fendu du bois sec, vous les en chargerez, et vous le rapporterez à la cuisine du couvent. Ensuite vous ramasserez les nattes et les tapis, vous les battrez et les brosserez ; et après avoir balayé et frotté le pavé de l’église et les marches des autels, vous étendrez les tapis et les replacerez comme ils étaient. Après cela, vous criblerez deux boisseaux de froment, vous les moudrez, et après avoir pétri la farine vous en ferez de petits pains pour les religieux du couvent ; puis vous éplucherez vingt-quatre boisseaux de lentilles, et vous les ferez cuire ; vous remplirez d’eau les quatre bassins, et vous en porterez dans les trois cent soixante auges de pierre qui sont dans la cour. Quand cela sera fait, vous nettoyerez les verres des lampes, vous les remplirez d’huile, et vous aurez grand soin de les allumer au premier coup de la cloche ; ensuite vous préparerez trois cent soixante-dix écuelles, dans lesquelles vous couperez vos petits pains, vous verserez dessus le bouillon des lentilles, et vous irez porter une écuelle à chaque religieux et à chaque prêtre du couvent. Ensuite… »
« Ah, Madame, s’écria Alaeddin en l’interrompant, remenez-moi, de grâce, au roi, et qu’il me fasse mourir s’il le veut ! »
« Rassurez-vous, lui dit la religieuse : si vous vous acquittez exactement de votre devoir, je vous promets que tout ira bien, et que vous ne vous en repentirez pas ; si au contraire vous mettiez de la négligence dans votre service, je me verrais forcée de vous remettre entre les mains du roi qui vous ferait mourir sur-le-champ. »
La religieuse l’ayant quitté dans ce moment, Alaeddin fut s’asseoir dans un coin, et se mit à rêver à sa triste situation. Il y avait dans cette église dix pauvres aveugles estropiés. Un d’entr’eux ayant entendu marcher Alaeddin, le pria de lui donner le pot-de-chambre. Alaeddin se vit obligé de lui donner le pot-de-chambre, et de le vuider ensuite. « Dieu bénisse, dit l’aveugle, le serviteur de cette église. »
La vieille religieuse étant rentrée sur ces entrefaites, demanda avec humeur à Alaeddin pourquoi il ne s’était pas acquitté de tous ses devoirs ? » Eh, Madame, répondit-il, quand j’aurais cent bras, il me serait impossible de faire tout ce qu’on exige de moi ! » « Pourquoi donc, imbécille, vous ai-je amené ici, reprit la vieille ? N’est-ce pas pour faire ce que je vous ai prescrit ? »
La vieille religieuse se radoucit un peu, et dit à Alaeddin : « Prenez, mon fils, prenez ce bâton (c’était un bâton de cuivre, au haut duquel était une croix) ; sortez de l’église, et si vous rencontrez le wali de cette ville, arrêtez-le, et dites-lui : « Je te requiers pour le service de l’église : prends ces cinq mules, et va dans la forêt les charger de bois sec. » S’il fait résistance, tuez-le sur-le-champ sans rien craindre ; car je me charge des conséquences que cela pourrait avoir. Si vous apercevez le grand visir, courez à lui, frappez la terre avec ce bâton devant son cheval, et dites-lui : « Je vous somme, au nom du Messie, de faire ce que le service de l’église exige. » Vous obligerez ainsi le visir de cribler le blé, de le moudre, de tamiser la farine, de la pétrir, et d’en faire de petits pains ; et quiconque refusera de vous obéir, tuez-le sur-le-champ sans crainte ; car je me charge de tout. »
Alaeddin ne manqua pas, dès le lendemain, de profiter de l’avis que venait de lui donner la vieille. Aucun de ceux auxquels il s’adressa, n’osèrent se refuser à ce qu’il exigeait d’eux, et il se vit par-là soulagé des ouvrages les plus pénibles. Il passa ainsi dix-sept ans, contraignant à son gré, et mettant en réquisition les grands et les petits pour le service du monastère. Un jour qu’il était occupé à laver et à frotter le pavé de l’église, la vieille religieuse entra, et lui commanda brusquement de s’éloigner.
« Où voulez-vous que j’aille, lui répondit-il ? » « Il faut, mon ami, dit la vieille, que vous alliez passer la nuit à la taverne, ou chez quelqu’un de vos amis. « « Pourquoi donc, repartit Alaeddin, voulez-vous me faire sortir de l’église ? » « C’est, répondit la vieille, parce que la fille du roi de cette ville veut venir faire ses prières ce soir ; et comme il n’est permis à personne de se trouver sur son passage, je me vois forcée de vous congédier pour cette nuit. »
Ce discours excita la curiosité d’Alaeddin, qui dit en lui-même, tout en faisant semblant d’obéir à l’ordre de la religieuse : « Je me garderai bien de sortir de cette église à laquelle je suis attaché depuis si longtemps, dans une circonstance aussi intéressante ; je veux jouir de la vue de la princesse, et savoir si les femmes de ce pays ressemblent aux nôtres, ou bien si elles les surpassent en beauté. » Alaeddin, au lieu de sortir de l’église, chercha un endroit favorable à son dessein, et se cacha dans un coin, d’où il pouvoit tout observer à son aise.
La princesse ne tarda pas à paraître. Alaeddin, ébloui de sa beauté, soupira plusieurs fois, et crut voir la lune dans tout son éclat sortir du sein des nuages. Après l’avoir longtemps considérée, il porta ses regards sur une femme qui l’accompagnait, et entendit la princesse qui lui disait : « Eh bien, ma chère Zobéïde, commencez-vous à vous accoutumer à vivre avec moi ? » Alaeddin, ayant entendu prononcer le nom de Zobéïde, fixa plus attentivement la jeune dame ; mais quelle fut sa surprise en reconnaissant son épouse, sa chère Zobéïde, qu’il croyoit morte depuis si longtemps !
La princesse prit alors une guitare, et la présentant à Zobéïde, la pria de chanter un air en s’accompagnant de cet instrument. « Il m’est impossible de chanter, Madame, répondit Zobéïde, avant que vous ayez accompli la promesse que vous m’avez faite depuis si longtemps ? » « Que vous ai-je donc promis, reprit la princesse ? » « Vous m’avez promis, Madame, repartit Zobéïde, de me réunir à mon époux, à mon fidèle Alaeddin Aboulschamat. » « Cessez de vous affliger, Zobéïde, dit la princesse, et livrez-vous à la joie. L’instant qui doit vous réunir à ce que vous avez de plus cher n’est peut-être pas si éloigné que vous le pensez. Chantez-nous donc un air vif et gai pour célébrer cette heureuse réunion. » « Où est-il, où est-il, demanda vivement Zobéïde ? » « Il est dans ce coin, lui répondit tout bas la princesse qui avoit aperçu Alaeddin, et il ne perd pas un mot de notre entretien. »

Le conte suivant : Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan