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Histoire du second frère du barbier

 La cent soixante onzième nuit

SIRE, le barbier continuant l’histoire de Bakbarah :
« Mon frère, dit-il, prit le verre de la main de la jeune dame en la lui baisant, et but debout en reconnaissance de la faveur qu’elle lui avait faite. Ensuite la jeune dame le fit asseoir auprès d’elle, et commença de le caresser. Elle lui passa la main derrière la tête, en lui donnant de temps en temps de petits soufflets. Ravi de ces faveurs, il s’estimait le plus heureux homme du monde ; il était tenté de badiner aussi avec cette charmante personne ; mais il n’osait prendre cette liberté devant tant d’esclaves qui avoient les jeux sur lui, et qui ne cessaient de rire de ce badinage. La jeune dame continua de lui donner de petits soufflets ; et à la fin lui en appliqua un si rudement, qu’il en fut scandalisé. Il en rougit, et se leva pour s’éloigner d’une si rude joueuse. Alors la vieille qui l’avait amené, le regarda dune manière à lui faire connaître qu’il avait tort, et qu’il ne se souvenait pas de l’avis qu’elle lui avait donné d’avoir de la complaisance. Il reconnut sa faute ; et pour la réparer, il se rapprocha de la jeune dame, en feignant qu’il ne s’en était pas éloigné par mauvaise humeur. Elle le tira par le bras, le fit encore asseoir près d’elle, et continua de lui faire mille caresses malicieuses. Ses esclaves, qui ne cherchaient qu’à la divertir, se mirent de la partie : l’une donnait au pauvre Bakbarah des nasardes de toute sa force, l’autre lui tirait les oreilles à les lui arracher, et d’autres enfin lui appliquaient des soufflets qui passaient la raillerie. Mon frère souffrait tout cela avec une patience admirable ; il affectait même un air gai, et regardant la vieille avec un souris forcé : « Vous l’avez bien dit, disait-il, que je trouverais une dame toute bonne, tout agréable, toute charmante ! Que je vous ai d’obligations ! » « Ce n’est rien encore que cela, lui répondit la vieille ; laissez faire, vous verrez bien autre chose. » La jeune dame prit alors la parole, et dit à mon frère : « Vous êtes un brave homme : je suis ravie de trouver en vous tant de douceur et tant de complaisance pour mes petits caprices, et une humeur si conforme à la mienne. « « Madame, repartit Bakbarah, charmé de ces discours, je ne suis plus à moi, je suis tout à vous, et vous pouvez à votre gré disposer de moi. » « Que vous me faites de plaisir, répliqua la dame, en me marquant tant de soumission ! Je suis contente de vous, et je veux que vous le soyez aussi de moi. Qu’on lui apporte, ajouta-t-elle, le parfum et l’eau de rose. » À ces mots, deux esclaves se détachèrent, et revinrent bientôt après, l’une avec une cassolette d’argent où il avait du bois d’aloès le plus exquis dont elle le parfuma, et l’autre avec de l’eau de rose qu’elle lui jeta au visage et dans les mains. Mon frère ne se possédait pas, tant il était aise de se voir traiter si honorablement.
« Après cette cérémonie, la jeune dame commanda aux esclaves qui avoient déjà joué des instruments et chanté, de recommencer leurs concerts. Elles obéirent ; et pendant ce temps-là, la dame appela une autre esclave, et lui ordonna d’emmener mon frère avec elle, en lui disant : « Faites-lui ce que vous savez ; et quand vous aurez achevé, ramenez-le-moi. » Bakbarah qui entendit cet ordre, se leva promptement, et s’approchant de la vieille qui s’était aussi levée pour accompagner l’esclave et lui, il la pria de lui dire ce qu’on lui voulait faire. « C’est que notre maîtresse est curieuse, lui répondit tout bas la vieille : elle souhaite de voir comment vous seriez fait déguisé en femme ; et cette esclave qui a ordre de vous mener avec elle, va vous peindre les sourcils, vous raser la moustache, et vous habiller en femme. » « On peut me peindre les sourcils, tant qu’on voudra, répliqua mon frère, j’y consens, parce que je pourrai me laver ensuite ; mais pour me faire raser, vous voyez bien que je ne le dois pas souffrir : comment oserais-je paraître après cela sans moustache ? » « Gardez-vous de vous opposer à ce que l’on exige de vous, reprit la vieille, vous gâteriez vos affaires, qui vont le mieux du monde. On vous aime, on veut vous rendre heureux ; faut-il pour une vilaine moustache renoncer aux plus délicieuses faveurs qu’un homme puisse obtenir ? » Bakbarah se rendit aux raisons de la vieille ; et sans dire un seul mot, il se laissa conduire par l’esclave dans une chambre où on lui peignit les sourcils de rouge. On lui rasa la moustache ; et l’on se mit en devoir de lui raser aussi la barbe. La docilité de mon frère ne put aller jusque-là : « Oh, pour ce qui est de ma barbe, s’écria-t-il, je ne souffrirai point absolument qu’on me la coupe. » L’esclave lui représenta qu’il était inutile de lui avoir ôté sa moustache, s’il ne voulait pas consentir qu’on lui rasât la barbe ; qu’un visage barbu ne convenait pas avec un habillement de femme ; et qu’elle s’étonnait qu’un homme qui était sur le point de posséder la plus belle personne de Bagdad, fit quelqu’attention à sa barbe. La vieille ajouta au discours de l’esclave de nouvelles raisons ; elle menaça mon frère de la disgrace de la jeune dame. Enfin elle lui dit tant de choses, qu’il se laissa faire tout ce qu’on voulut.
« Lorsqu’il fut habillé en femme, on le ramena devant la jeune dame, qui se prit si fort à rire en le voyant, qu’elle se renversa sur le sofa où elle était assise. Les esclaves en firent autant en frappant des mains, si bien que mon frère demeura fort embarrassé de sa contenance. La jeune dame se releva, et sans cesser de rire, lui dit : « Après la complaisance que vous avez eue pour moi, j’aurais tort de ne pas vous aimer de tout mon cœur ; mais il faut que vous fassiez encore une chose pour l’amour de moi : c’est de danser comme vous voilà. » Il obéit, et la jeune dame et ses esclaves dansèrent avec lui en riant comme des folles. Après qu’elles eurent dansé quelque temps, elles se jetèrent toutes sur le misérable, et lui donnèrent tant de soufflets, tant de coups de poings et de coups de pieds, qu’il en tomba par terre presque hors de lui-même. La vieille lui aida à se relever, pour ne pas lui donner le temps de se fâcher du mauvais traitement qu’on venait de lui faire. « Consolez-vous, lui dit-elle à l’oreille, vous êtes enfin arrivé au bout des souffrances, et vous allez en recevoir le prix… »
Le jour qui paraissait déjà, imposa silence en cet endroit à la sultane Scheherazade. Elle poursuivit ainsi la nuit suivante :

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