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Le Bimaristan, ou Histoire du jeune marchand de Bagdad et de la dame inconnue

« Je continuai de vendre aux mêmes dames des marchandises de toute espèce, jusqu’à ce quelles me durent environ dix bourses [4]. Étant alors assis dans ma boutique, je vis entrer une vieille femme. « Bonjour, lui dis-je : que voulez-vous m’acheter ? Une mante, un mouchoir ? Voyez : voulez-vous des voiles d’Estamboul [5], ou des toques de brocard d’or ? Dites-moi ce que vous desirez ? » « Je ne veux rien autre chose, me répondit-elle, sinon que vous vous portiez bien ; mais écoutez-moi un moment : j’ai deux mots à vous dire. » « Vous pouvez parier librement, lui dis-je. »
« Cette jeune personne, continua la vieille, qui est venue chez vous suivie de plusieurs esclaves, et qui vous a pris beaucoup de marchandises, désirerait vous épouser : voudriez-vous y consentir ? Ce qu’elle vous doit sera sa dot ; vous aurez une femme dont la beauté est égale à celle des Houris. Venez avec moi chez elle, vous la verrez. Si elle vous plaît, vous l’épouserez, sinon on vous comptera votre argent, et vous vous en retournerez comme vous serez venu. »
« À ce discours de la vieille, je ne savais trop que répondre ; je n’osais aller avec elle. « Peut-être, dis-je en moi-même, on veut se moquer de moi ; je n’ai pas envie de m’exposer à pareille aventure. » « Ne craignez rien, mon enfant, me dit la vieille, qui s’aperçut de mon embarras : on n’a pas intention de vous tromper. » « Allons, me dis-je alors, pourquoi ne tentais-je pas la fortune ? Combien d’autres se sont enrichis par de pareils coups de hasard ! Que risqué-je en suivant cette vieille, et que peut-il arriver à un homme qui a un peu de courage ? » Sur cela je fermai ma boutique, et je partis avec la vieille.
« Lorsque nous eûmes fait la moitié du chemin, la vieille me fit arrêter, et me dit : « Mon enfant, il faut toujours avoir de la prévoyance dans ce monde, et prendre ses précautions. Vous allez entrer chez nous, et voir la jeune personne : si elle ne vous plaît pas, vous vous en irez ; telles sont nos conventions ; mais vous pourriez alors publier cette aventure, et nous déshonorer. Le seul moyen de nous garantir de cet inconvénient, c’est que je vous bande les yeux, afin que vous ne sachiez point par où vous serez venu, ni dans quelle maison vous serez entré. »
« Prendre cette précaution dans le milieu de la rue, et devant tout le monde, lui dis-je, serait donner des soupçons aux passants. Pourquoi, dirait-on, cette vieille bande-t-elle les yeux de ce jeune homme, il ne paraît y avoir aucun mal ? Attendez un instant, et lorsque nous rencontrerons quelque petite rue, nous y entrerons, et nous ferons en sorte de n’être vus de personne. » « Fort bien, dit la vieille. » Après quelques pas, elle trouva un endroit commode, me banda les yeux avec un mouchoir, et me conduisit ensuite, en me tenant par la main, jusqu’à ce que nous fûmes arrivés à la maison. Elle frappa deux coups de marteau : la porte s’ouvrit.
 » La vieille me fit entrer, et m’ôta le mouchoir. Je vis alors deux jeunes esclaves d’une beauté extraordinaire. Elles me firent passer par sept portes, au-delà desquelles je fus reçu par quatre autres esclaves toutes plus belles les unes que les autres. On me fit ensuite entrer dans une salle si magnifique, qu’elle semblait être une des salles qui renferment les trésors de Salomon. « Tout ce que je vois, disais-je en moi-même, n’est-il qu’un songe et qu’une illusion ? » Mais je devais voir bientôt des choses encore plus étonnantes.
 » La vieille, qui m’avait toujours suivi, me quitte alors un moment, et revient peu après suivie d’une esclave dont la coiffure était faite d’une étoffe d’or, et qui portait un plateau garni d’un déjeuner délicat et recherché. Après que j’eus déjeuné, on me présenta des liqueurs et du café. La vieille apporta ensuite de l’argent qu’elle compta devant moi, et me dit :
« Recevez ce qui vous est dû, et n’ayez plus d’inquiétude sur cet article. Ne soyez pas fâché non plus, si ma maîtresse n’ose paraître devant vous avant que le contrat soit dressé. La pudeur est une vertu qui tient à la religion. Bientôt, s’il plaît à Dieu, nous allons dresser le contrat, et elle sera votre épouse. La décence exige que les choses se passent ainsi ; et les femmes faites pour mettre au monde des enfants légitimes, ne peuvent en observer les règles avec trop de scrupule. « 
« Un instant après, je vis entrer un cadi, accompagné de dix personnes de sa suite. Je me levai aussitôt par respect. Il salua la compagnie et s’assit. Je lui rendis le salut avec toute la politesse possible. « Seigneur Gelaleddin, lui dit la vieille, voulez-vous bien d’abord nous servir de procureur pour conclure un mariage ? » « Volontiers, répondit-il. « Il écrivit les noms des témoins, et dressa l’acte de procuration. La vieille s’étant ensuite approchée, il mit les mains l’une dans l’autre, fit la cérémonie des accords, et dressa ensuite le contrat de mariage. Après cela, on apporta une table couverte d’une ample collation, composée de conserves des Indes, et de confitures de Perse. Le cadi et les personnes qui l’accompagnaient mangèrent de bon appétit, et se divertirent beaucoup. On présenta au cadi un bel habillement de la valeur de deux cents piastres. Il le reçut en faisant beaucoup de remercîments, et prit congé de la compagnie.
« Je me levais aussi pour m’en aller. « Où allez-vous, me dit la vieille, ne savez-vous pas, jeune homme, que vous êtes marié, qu’après le contrat vient la noce, et que la vôtre va se faire aujourd’hui même ? Tout est ici disposé pour cela. Attendez seulement jusqu’au soir. »
« Sur le soir on servit un magnifique repas. Je soupai de bon appétit, et mangeai de divers mets qui me parurent excellents. Je pris ensuite la liqueur et le café. La vieille vint alors me chercher pour me mener au bain.
« La salle était éclairée par des lampes, des lustres et des bougies odoriférantes. Je fus reçu par huit esclaves d’une beauté extraordinaire. Elles me déshabillèrent, se déshabillèrent ensuite, et entrèrent avec moi dans le bain. Les unes me nettoyaient les pieds, les autres me les lavaient ; celles-ci me présentaient une robe, des frottoirs ; celles-là m’apportaient à boire. Je me demandais à moi-même, si tout cela n’était pas un songe. Je me frottais les yeux, je les ouvrais, et voyous toujours la même chose, ou de nouvelles merveilles. Des esclaves m’apportèrent ensuite des cassolettes remplies de parfums exquis.
« En sortant du bain, je vis vingt esclaves qui portaient des flambeaux odorants, et deux esclaves assises qui tenaient chacune un psaltérion ; l’air était parfumé de l’odeur de l’ambre et du bois d’aloès. Toutes les esclaves s’avancèrent vers moi, et me placèrent entre les deux musiciennes qui étaient assises. Je vis alors entrer d’autres esclaves avec divers instruments de musique. Elles exécutèrent un concert si harmonieux, que la salle elle-même tressaillait d’allégresse. La musique étant finie, la vieille entra en criant : « Bénis soient tous ceux qui viennent dire à l’époux : « Levez-vous ; venez. »
 » À ces mots, toutes les esclaves s’approchèrent de moi, et me firent passer de la salle du bain dans la cour. Une porte s’ouvrit ; vingt esclaves en sortirent deux à deux, et je vis ensuite s’avancer mon épouse, semblable au soleil qui brille au milieu d’un ciel pur et serein, ou à la lune au moment qu’elle se lève sur l’horizon. « Est-il possible, dis-je en moi-même, que ce soit là celle qui m’est destinée ? » Mon cortège s’avança. On me fit entrer dans une salle magnifique, au milieu de laquelle s’élevait un trône. On m’y fit monter, et les esclaves se rangèrent autour de moi, tenant à la main leurs flambeaux. Mon épouse entra suivie de son cortège, et vint s’asseoir à côté de moi. La vieille fit alors apporter devant nous une magnifique collation ; ensuite elle fit retirer toutes les esclaves, sortit elle-même et ferma la porte.
 » Je voulus alors converser avec mon épouse, et lui adresser la parole ; mais elle me prévint, et me dit : « Mon ami… » À ces mots, je me sentis pénétré de tendresse, et je ne pus m’empêcher de lui dire : « Ma chère amie, que vous êtes belle ! » « Mon ami, continua-t-elle après un léger sourire, le don de mon cœur dépend encore d’une condition. Si vous vous engagez à la remplir, je suis à vous ; sans cela, regardez tout ce qui s’est passé jusqu’à ce moment comme non avenu. »
« Quelle est cette condition, lui dis-je ? Il n’en est pas, je crois, à laquelle je ne me soumette pour avoir le bonheur de vous posséder. » « Notre porte, reprit-elle, ne sera ouverte qu’un seul jour tous les ans. Acceptez-vous cette condition ? » Je répondis : « Je l’accepte. » « J’ai, continua-t-elle, beaucoup d’esclaves ; mais toutes les fois que vous leur direz un seul mot qui ne sera pas absolument nécessaire, vous me verrez fâchée contre vous. » « J’accepte volontiers toutes ces conditions, répondis-je. » Elle consentit alors à me regarder comme son époux, et nous passâmes ensemble la nuit.
 » Je fus, pendant plusieurs jours, dans une espèce d’ivresse, tout occupé de mon bonheur, ne songeant qu’à boire, à manger, à me divertir, et oubliant auprès de mon épouse tout le reste de la terre. Au bout de sept jours, je ne pus m’empêcher de penser à ma mère ; je désirai vivement de la voir, et je versai des larmes, en pensant que j’étais séparé d’elle pour toujours. Ma femme s’aperçut que je pleurais, et m’en demanda la cause.
 » Je pleure, lui dis-je, de me voir séparé d’une mère que je n’ai pas quittée depuis mon enfance, qui me faisait coucher près d’elle, et ne goûtait de repos que lorsque j’étais endormi contre son sein maternel. Voilà maintenant sept jours qu’elle ne m’a vu. Je ne sais comment elle aura pu supporter cette absence. »
« Ne sommes-nous pas convenus, me dit mon épouse, que notre porte ne s’ouvrirait qu’une fois par an ? » « Il est vrai, lui dis-je ; mais je sens combien il est dur pour moi d’être séparé de ma mère. Je voudrais seulement la voir et passer un jour auprès d’elle. Comment un seul jour donné à la tendresse maternelle pourrait-il altérer notre bonheur ? »
« Mon épouse me dit : « Je consens volontiers à vous satisfaire : allez voir votre mère ; mais que la vieille vous accompagne, et vous bande les yeux. » « Je le veux bien, lui dis-je, et me ferai toujours un devoir de condescendre à vos moindres volontés. » « Puisqu’il est ainsi, ajouta-t-elle, vous pourrez rester sept jours au milieu de votre famille, afin d’avoir tout le temps de goûter le plaisir d’être ensemble. Au bout de ce temps, je vous enverrai la vieille, afin qu’elle vous ramène ici en vous bandant les yeux. » Je remerciai mon épouse, qui donna aussitôt ses ordres à la vieille pour le lendemain. Voilà, Seigneur, ce qui m’arriva. Écoutez maintenant ce qui se passa dans la maison de mon père :
 » Mon père étant rentre sur le soir, et ne me voyant pas à la maison, dit à ma mère : « Où est notre fils ? » « Il n’est pas encore rentré , dit ma mère, et cependant la nuit s’avance. Voulez-vous que je l’envoie chercher par un esclave ? » Elle envoya aussitôt l’esclave, qui trouva le marché fermé. On me fit chercher chez nos parents, chez nos voisins, chez nos connaissances. Toute la nuit se passa dans ces vaines démarches.
« Le lendemain matin on envoya du monde dans les jardins, dans les lieux publics et dans tous les quartiers de la ville : pas un endroit ne fut oublié. Tout cela, comme vous pensez, fut inutile, et l’on ne put découvrir aucunes traces, ni apprendre aucunes nouvelles de ce que j’étais devenu. Au bout de trois jours, ma mère n’ayant plus d’espoir de me retrouver, commença à me pleurer comme mort. Elle assembla ses esclaves, fit venir ses voisins, et tous nos parents qui me pleurèrent avec elle.
« Cependant la vieille chargée de me conduire, ôta le mouchoir de dessus mes yeux et s’en alla. Arrivé près de la maison, je vis une troupe de femmes qui venaient pour me pleurer avec ma mère. Elles m’aperçurent, et me dirent : « N’êtes-vous pas Alitchelebi, fils du syndic des marchands ? » Je leur dis que oui ; et elles m’apprirent que mes parents pleuraient ma mort depuis sept jours, et qu’elles allaient me pleurer avec eux. Elles se dirent ensuite entr’elles : « Courons pour leur annoncer bien vite cette nouvelle. » Aussitôt celles qui arrivèrent les premières se mirent à crier : « Pourquoi pleurez-vous cet enfant, le voilà qui vient ? » À ces mots, ma mère sortit, en disant : « Où est mon fils ? » J’arrivais en ce moment. Lorsqu’elle m’aperçut, elle se laissa tomber sur moi sans connaissance, et toutes les femmes se mirent à crier. Mon père sortit aussitôt, me serra dans ses bras, transporté de joie, et me demanda où j’avois été depuis sept jours ? Je lui dis que je m’étais marié, et que j’étais resté auprès de mon épouse. Mon père étonné me demanda quelle était mon épouse ? Je lui dis qu’elle était d’une beauté incomparable ; mais que je ne savais à qui elle appartenait. Un de ceux qui étoient là dit alors à mon père : « Il est inutile de le questionner. Ne voyez-vous pas l’habit qui est sur lui ? Jamais personne n’en a porté de pareil : ce ne peut être que l’ouvrage des génies qui l’ont enlevé, et l’ont ainsi habillé ; mais il ne sait où ils l’ont transporté. » Chacun fut frappé de ce discours ; on se tut, et l’on ne me fit plus aucune question.
« Je restai deux jours avec mon père et ma mère. Le troisième jour je dis à mon père que j’avois envie d’aller à ma boutique. Il en fut bien aise, et vint avec moi. Dès que je fus assis dans ma boutique, je m’aperçus que tous ceux qui passaient s’arrêtaient pour me considérer, et disaient : « Voilà celui que les génies ont enlevé. » On ne cessa de venir me regarder ainsi durant tout le jour. Le lendemain et les jours suivants ce fut encore la même chose.
« Au bout de sept jours, je vis arriver la vieille. Je fermai ma boutique, et je la suivis. Elle me banda les yeux comme la première fois, et me prit par la main. Lorsque j’entrai dans la maison, mon épouse se leva, vint au-devant de moi, et me témoigna sa joie de me revoir. Je lui racontai ce qui s’était passé chez moi pendant mon absence : elle parut sensible à l’affliction de mes parents, et à la joie qu’ils avoient témoigné de me revoir ; mais elle ne put s’empêcher de rire de mon prétendu enlèvement par les génies.
 » Après avoir passé dix jours auprès de mon épouse, je lui demandai de nouveau la permission d’aller voir mes parents. Elle me l’accorda. La vieille me conduisit comme à l’ordinaire, et s’en alla. Ma mère était seule à la maison lorsque j’y entrai. Elle sauta à mon cou dès qu’elle m’aperçut, et envoya chercher mon père qui me témoigna une égale tendresse. Nous passâmes toute la journée ensemble.
 » Le lendemain j’allai, comme la première fois, à mon magasin, et je continuai d’y aller pareillement les jours suivants. Le septième jour, qui était celui où la vieille devait venir me chercher, je vis passer devant ma boutique un crieur public tenant une cassolette d’or, qu’on voulait vendre mille sequins. Je lui demandai à qui appartenait cette cassolette. Il me répondit qu’elle appartenait à une femme. Je lui dis de l’appeler, que j’étais bien aise de l’acheter d’elle-même.
« Le crieur public me quitta un moment, et revint accompagné d’une femme de moyen âge. « Je voudrais, lui dis-je, acheter cette cassolette. » Aussitôt elle tira de sa poche dix sequins, les donna au crieur, et lui dit de s’en aller. « Comment, lui dis-je, vous payez le crieur avant que le marché soit fait ! Vous avez donc envie de m’accommoder ? » « Assurément, répondit-elle, je ne reprendrai pas ma cassolette, et elle ne sera jamais à d’autres qu’à vous. » « Asseyez-vous, lui dis-je, je vais vous compter les mille sequins. « « Je suis déjà payée et au-delà, dit-elle aussitôt. » « Comment, lui dis-je, quel est ce discours ? »
« Depuis long-temps, reprit-elle avec vivacité, je suis violemment éprise de vous ; mon amour est si grand, que je ne puis dormir. Nuit et jour je pense à vous, et rien ne peut me distraire. Laissez-moi seulement prendre un baiser sur votre joue, et je m’en irai aussitôt. » « Quoi, lui dis-je, sans recevoir le prix de la cassolette ? « « Encore une fois, répondit-elle, je suis payée et au-delà. » « Il faut que tu sois bien aimé de cette femme, dis-je en moi-même, pour qu’elle te fasse présent de mille sequins seulement pour obtenir de toi un simple baiser ! » Puis, lui adressant la parole, je lui dis :
« Madame, je ne puis vous refuser une chose aussi légère, et à laquelle vous paraissez attacher tant de prix. Je souhaite que ce baiser calme votre cœur, et vous fasse recouvrer le sommeil. » La dame alors s’avança vers moi ; mais au lieu de m’embrasser, elle me mordit de toutes ses forces, m’emporta un petit morceau de la joue, et s’enfuit aussitôt. La douleur me fit pousser un cri. Je déchirai un mouchoir, et je m’enveloppai la joue.
 » Dans ce moment la vieille arriva, et fut surprise de l’état où elle me trouvait. Je lui dis qu’en faisant le matin l’ouverture de ma boutique, une cheville de fer m’était échappée ; qu’heureusement elle ne m’avait pas crevé l’œil, mais qu’elle m’avait écorché la joue. « Pourquoi, me dit-elle, ne faites-vous pas ouvrir votre boutique par votre esclave ? » Je l’assurai que ce n’était rien, que Dieu m’avait sauvé du plus grand danger, et que j’étais prêt à la suivre.
 » Dès que les esclaves me virent entrer, elles parurent fort affligées, et commencèrent à faire de grandes lamentations sur ma blessure. Mon épouse m’en demanda la cause, et je lui répétai ce que j’avois dit à la vieille, ajoutant que cette légère blessure ne méritait pas que les esclaves fissent tant de bruit. « Mais qu’avez-vous sous le bras, me demanda-t-elle ? » « C’est une cassolette que j’ai achetée aujourd’hui. Voyez-la. » « Combien vous coûte-t-elle ? » « Pourquoi me demandez-vous cela ? Elle me coûte mille sequins. » « Vous m’en imposez. » « En vérité, elle me coûte mille sequins. Pourquoi vous déguiserais-je la vérité ? »
« Dis plutôt, continua mon épouse, en me lançant des regards furieux, que tu as donné ta joue à baiser pour prix de cette cassolette. Ô le plus méprisable de tous les hommes, donner ta joue à baiser à une femme pour une cassolette ! Ingrat, ta perfidie ne restera pas impunie ! » En achevant ces mots, elle appela Morgan (c’était le nom de son premier eunuque), et lui ordonna de me couper la tête.
 » Déjà Morgan se saisissait de moi, quand la vieille vint se jeter aux pieds de sa maîtresse. « Ah, Madame, lui dit-elle, révoquez l’arrêt que vous venez de prononcer. Vous ne tarderiez pas à être fâchée d’avoir porté si loin la vengeance ; et le repentir serait inutile. Contentez-vous de châtier ce jeune homme ; cela vaudra mieux que de le faire périr. »
 » Mon épouse, changeant alors de sentiment, ordonna à ses esclaves de m’étendre par terre, et de me donner la bastonnade. Elle fut aussitôt obéie ; et tandis qu’on me frappait, elle répétait : « Infâme, tu donnes ta joue à baiser à une inconnue ! » Ou bien elle récitait, avec une maligne satisfaction, des vers dont les sens était : « Qu’il faut abandonner à sa rivale le cœur qu’elle nous dispute, et vivre seule, ou mourir d’amour, plutôt que d’avoir un amant qui partage sa tendresse avec un autre objet. »
 » On me frappa si longtemps et avec tant de violence, que je perdis presqu’entièrement connaissance. On m’emporta ensuite, et l’on me jeta dans la rue. Les premières personnes qui passèrent, s’imaginèrent que j’étais ivre. « N’est-il pas honteux, dit quelqu’un, en me poussant avec le pied, de s’enivrer au point de tomber ainsi dans la rue ? » « Que dites-vous, dit un autre en me considérant plus attentivement, cet homme n’est point ivre ; mais il vient d’avoir la bastonnade ? Voyez comme ses pieds sont enflés, et comme la marque de la corde est empreinte dans la chair. »
 » Enfin, quelqu’un me reconnut, et on alla avertir mon père, qui accourut aussitôt. Il fut pénétré de me voir dans ce pitoyable état, me releva, et s’imagina que j’allais marcher ; mais, quoique la connaissance me fût un peu revenue, cela me fut impossible, et il fut obligé de me porter sur son dos jusqu’à la maison. Il envoya aussitôt chercher des médecins, des chirurgiens, et me prodigua tous les secours que mon état exigeait.
 » Je fus quarante jours à me rétablir. Au bout de ce temps, mon père voulut savoir mon aventure, et me demanda quels étaient les barbares qui m’avoient traité si cruellement ? Je lui dis de ne pas m’interroger sur cela, que si je lui disais quel était l’auteur de l’horrible traitement que j’avais éprouvé, il ne pourrait jamais me croire. Mon père insista : je lui répétai plusieurs fois la même chose. Enfin, comme il me pressait de plus en plus, et se plaignait de mon peu de confiance, je lui dis : « Je vais vous raconter mon histoire d’une manière allégorique. Voyons si vous la comprendrez :
 » Une jeune personne voit un jeune homme, et en devient amoureuse. Le jeune homme conçoit pour elle un amour égal. Elle lui fait demander s’il veut l’épouser de la manière la plus légitime et la plus authentique ? Le jeune homme y consent. Ils se marient selon les formes voulues par la loi. L’époux se conforme aux moindres volontés de son épouse, et ne lui fait pas éprouver la plus légère contradiction. N’est-ce pas lui prouver son amour de la manière la plus évidente ? Et peut-on concevoir que cette épouse puisse être assez injuste pour faire battre son mari ? Pouvez-vous vous-même l’imaginer ? »

Notes

[4La bourse vaut environ quinze cents francs.

[5Constantinople.

Le conte suivant : Histoire du sage Hicar