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Histoire du marchand imprudent et de ses deux enfans

« Le roi changea de couleur à ce discours, et demanda aux pages s’ils avoient quelque preuve du dessein criminel qu’ils prêtaient à son favori. Le page qui portait la parole pour les autres, répondit : « Si le roi veut ce soir faire semblant de dormir, et observer son favori, il verra de ses propres yeux la vérité de ce que nous lui avons dit. »
« Les pages allèrent ensuite trouver le favori, et lui dirent : « Le roi approuve fort votre zèle ; il est très-satisfait de ce que vous avez fait hier. Ce trait a encore augmenté la confiance qu’il avoit en vous, et vous ne devez pas manquer d’agir de la même manière toutes les fois que la même circonstance se présentera.
« La nuit suivante, le roi s’étant retiré dans sa tente, fit semblant de dormir comme la veille, et attendit que le jeune homme parût pour exécuter le projet qu’il lui supposait. Il le vit bientôt s’avancer à l’entrée de la tente, et là mettre l’épée à la main. Le roi, transporté de colère, et sans attendre davantage, ordonna qu’on le saisît , et lui dit : « Voilà donc la récompense de mes bontés ; je t’ai témoigné une confiance particulière, et tu veux attenter à mes jours ! »
« Deux des pages du roi s’avancèrent, et demandèrent s’il fallait trancher la tête au jeune marchand. « La précipitation, répondit le roi est quelquefois dangereuse. On peut toujours punir un coupable, mais on ne peut rendre la vie à celui à qui on l’a ôtée. Il faut examiner toutes choses à loisir. » Le roi ordonna seulement qu’on conduisit le jeune homme en prison : il rentra dans la ville, et s’occupa d’autres affaires.
« Le lendemain le roi alla encore à la chasse, et ne revint que le soir. Il semblait avoir oublié l’affaire du jeune marchand. Les visirs lui représentèrent qu’il était dangereux de tarder à punir en pareille circonstance ; que l’espoir de l’impunité pouvait enhardir des ambitieux, et que déjà le peuple murmurait.
« Le roi sentit alors se ranimer sa colère : il ordonna qu’on amenât le jeune homme, et qu’on lui tranchât la tête . On lui banda les yeux ; l’exécuteur leva le glaive sur sa tête ; et, s’adressant au roi, selon l’usage, lui demanda s’il devait frapper le coup mortel.
« Le roi apercevant en ce moment un vieillard et une femme qui accouraient, les yeux baignés de larmes, et avec toutes les marques de la plus grande désolation, ordonna qu’on suspendît l’exécution, fit approcher ces inconnus, prit un papier que le vieillard lui présenta, et y lut à haute voix ces mots :
« Au nom du Dieu de bonté et de miséricorde, ne vous hâtez pas de faire mourir ce jeune homme ! Un excès de précipitation m’a rendu cause de la mort de son frère, et maintenant je gémis de sa perte. Si vous voulez une victime, faites-moi périr à la place de celui-ci. »
« L’homme inconnu qui était, comme on voit, le père du jeune marchand, était prosterné aux pieds du roi et fondait en larmes, ainsi que son épouse. Le roi, touché de ce spectacle, les fit relever, et dit au vieillard de raconter son histoire.
« Le roi eut à peine entendu quelques mots, qu’il poussa un cri, se leva de son trône, et se jetant au cou du vieillard, lui dit : « Vous êtes mon père. » Il embrassa ensuite sa mère, courut à son frère, lui arracha le bandeau de dessus les yeux, et le serra dans ses bras.

« C’est ainsi, ô Roi, dit le jeune intendant en finissant, c’est ainsi que la précipitation du marchand lui causa bien des regrets, et que la sage lenteur de son fils l’empêcha de faire périr son frère, et lui fit retrouver son père et sa mère. Que votre Majesté ne se hâte donc pas de me faire périr, de peur quelle ne se repente ensuite, et ne soit fâchée de ma mort. »
Le roi ayant entendu l’histoire du marchand et de ses deux enfants, ordonna de nouveau de reconduire le jeune esclave en prison, et dit au visir qu’il examinerait encore le lendemain cette affaire, et que ce retard n’empêcherait pas le coupable d’expier, par sa mort, le crime qu’il avait commis.

Le lendemain, qui était le troisième jour de la détention du jeune prince, le troisième visir se présenta devant le roi, et lui dit : « Ô Roi, ne perdez pas de vue l’affaire de votre jeune intendant, et ne différez pas davantage le châtiment qu’il a mérité ! Son audace est connue de tous vos sujets, et l’on attend impatiemment sa punition. Faites-le périr au plutôt, afin que l’on cesse de parler de cette affaire, et qu’on ne dise pas que le roi a trouvé un jeune homme dans l’appartement de la reine, et lui a pardonné un crime qui ne méritait pas de pardon. » Le roi, piqué de ces paroles, ordonna qu’on fit venir le jeune intendant chargé de chaînes, et lui dit : « Malheureux, tu as compromis mon honneur ; tu as porté atteinte à la réputation de la reine : il faut que je te fasse ôter la vie. »
« Ô Roi, reprit le jeune homme, attendez encore un peu pour venger l’injure que vous croyez avoir reçue ! La patience est toujours utile, et souvent nécessaire. Elle adoucit les maux, et procure quelquefois les plus grands avantages. Dieu ne manque jamais de récompenser la patience : c’est elle qui a tiré Abousaber du fond d’un puits pour le faire monter sur le trône. »
« Quel était cet Abousaber, reprit vivement le roi ? Raconte-moi son histoire. »


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