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Le conte précédent : Histoire du roi Ibrahim et de son fils


Histoire de Soleïman-schah

« Quel est ce jeune homme, demanda ensuite le roi ? » « C’est répondit l’esclave, le fils de la nourrice de la reine. Sa mère, peu fortunée, ma prie de l’emmener avec moi pour vous servir. J’avois besoin de quelqu’un pour m’accompagner, et je l’ai pris. Il est actif, intelligent, et ses services pourront ne pas vous déplaire. »
« Le roi d’Égypte prit le chemin de sa capitale, accompagné du jeune homme et de l’esclave, et leur demanda chemin faisant, des nouvelles du roi Balavan, et de quelle manière il gouvernait ses sujets ? « Balavan, répondit le jeune homme, maltraite les grands et le peuple ; et personne ne fait des vœux pour la durée de son règne. »
« Arrivé dans son palais, le roi alla aussitôt annoncer à la reine le retour de son esclave, et lui raconta tout ce qu’il lui avait dit. Lorsqu’il fut à la circonstance de la citerne, la reine changea de couleur, et fut sur le point de jeter un cri. « Qu’avez-vous, lui dit le roi, qui s’aperçut de l’impression que ce récit faisait sur elle ? La perte de vos trésors peut-elle vous affecter à ce point ? « Prince, répondit la reine, je vous jure, par la gloire de votre empire, que je ne suis touchée que des maux que ce fidèle serviteur a soufferts pour moi. Peut-être cette sensibilité vous paraîtra excessive ; mais cet esclave m’est attaché depuis mon enfance, et il faut pardonner à mon sexe un peu de faiblesse. Le roi témoigna à son épouse qu’il était fâché de lui avoir fait un récit trop fidèle, et se retira.
« Schah-khatoun, se voyant seule, fit appeler son esclave. Il lui raconta tout ce qui était arrivé au prince depuis sa sortie de prison, les artifices de son oncle, sa captivité, la manière miraculeuse dont Dieu l’avait soustrait à la mort, ce qui l’avait engagé à quitter de lui-même la Perse ; enfin, l’état dans lequel il l’avait trouvé, et le bonheur qu’il avait eu de le reconnaître endormi sur le bord du chemin. « Qu’a dit le roi, lui demanda avec empressement Schah-khatoun, lorsqu’il a vu avec toi un jeune homme ? N’a-t-il pas voulu savoir qui il était ? Que lui as-tu répondu ? » « Madame, répondit l’esclave, j’ai tâché de seconder vos vues, sans donner aucun soupçon de ce que vous voulez cacher. J’ai dit que c’était le fils de votre nourrice, et qu’il désirait s’attacher au service du roi. » Schah-khatoun approuva ce stratagème, loua le zèle et la fidélité de son esclave, et lui recommanda de veiller sur son fils.
« Le roi d’Égypte, de son côté, récompensa le fidèle serviteur de la reine, attacha le jeune homme à son service, et lui confia le soin de l’intérieur du palais. Il le distingua bientôt de tous ceux qui l’approchaient ; et tous les jours il lui donnait de nouvelles marques de sa bienveillance et de sa confiance.
« Schah-khatoun voyait souvent son fils, mais sans oser lai parler, et ne pouvait trouver assez d’occasions de le voir. Elle observait tous ses pas, et se tenait souvent pour cela aux fenêtres de son palais.
« Elle vivait depuis quelque temps dans cette pénible contrainte, lorsqu’un jour qu’elle l’attendoit pour le voir passer devant la porte de son appartement, ne pouvant résister aux mouvemens de la nature, et à la tendresse maternelle, elle se jeta à son cou, le baisa et le pressa contre son sein.
« Un des officiers de la chambre du roi, qui sortait en ce moment, fut témoin de l’action de la reine, et en fut on ne peut plus étonné. Il rentra chez le roi en tremblant, et témoignant sa surprise par son air et ses gestes. « Qu’y a-t-il, lui dit le roi, et que viens-tu m’annoncer ? » « Prince, répondit l’officier, que puis-je vous annoncer de plus grave et de plus étonnant que ce que je viens de voir de mes propres yeux ? Ce jeune homme amené récemment de Perse, est l’objet des amours de la reine. Je viens de la surprendre qui l’embrassait à la porte de son appartement. »
« Il serait difficile de peindre l’impression que ce peu de mots fit sur le roi d’Égypte. Il resta d’abord quelque temps immobile ; ensuite il devint furieux, déchira ses habits, s’arracha la barbe, et se frappa le visage. Tout-à-coup il ordonna qu’on se saisît du jeune homme et de l’esclave qui l’avait amené, et qu’on les renfermât dans un cachot ; il sortit de son appartement, se rendit chez la reine, et lui dit en l’abordant :
« Votre conduite, Madame, est vraiment digne de votre naissance, et vous soutenez bien la réputation de sagesse et de vertu qui vous a fait rechercher par les rois des pays les plus éloignés. Votre caractère, vos inclinations naturelles se manifestent par les plus belles actions. « Le sultan, renonçant bientôt à l’ironie, accabla la reine des plus sanglants reproches, la menaça qu’il se vengerait d’une manière éclatante, de sa perfidie et du traître qui le déshonorait, et la quitta brusquement, en lui témoignant le plus profond mépris. »
« Schah-khatoun était d’autant plus affligée de la colère du roi, qu’elle croyait ne pouvoir se justifier. Elle n’avait jamais osé le désabuser sur la mort du jeune Malik-schah ; et ce qu’elle aurait pu lui dire en ce moment, n’aurait passé dans son esprit que pour une imposture. Dans cette extrémité, elle eut recours à Dieu, et lui adressa cette prière : « Ô toi que l’apparence ne peut tromper ; toi qui connais le secret des cœurs, c’est de toi que j’attends quelque secours, c’est en toi que je mets toute ma confiance ! »
 » Plusieurs jours se passèrent sans que le roi s’arrêtât à aucun parti. Il était triste et rêveur, et ne pouvait prendre aucune nourriture. Le supplice de l’esclave et du jeune homme ne lui paraissait pas satisfaire entièrement sa vengeance : la reine était encore plus coupable à ses yeux ; mais il ne pouvait se résoudre à lui ôter la vie. Son amour pour elle semblait augmenter depuis qu’il s’était privé du plaisir de la voir ; il sentait qu’en la faisant mourir, il s’exposait aux plus affreux regrets, et que peut-être il ne pourrait lui survivre.
 » La nourrice du sultan, qui demeurait dans le sérail, fut alarmée du changement qu’elle remarqua sur son visage. C’était une femme prudente et expérimentée, qui passait pour connaître quantité de remèdes et de secrets, et en qui le sultan avait ordinairement beaucoup de confiance. Craignant, cette fois, d’aigrir son chagrin, ou qu’il ne voulût pas lui en découvrir la cause, elle résolut de s’adresser à Schah-khatoun, qu’elle voyait être dans le même état que le roi. « Qu’a donc le sultan, lui dit-elle un jour : il paraît accablé de tristesse, et ne prend presque plus de nourriture ? » « Je ne sais, répondit Schah-khatoun. »
 » La vieille nourrice ne se rebuta pas de cette réponse, et fit tant par ses instances et ses caresses, que la reine, après lui avoir fait promettre le secret, lui raconta son histoire et celle de son fils. « Dieu soit loué, s’écria la nourrice en se prosternant, il ne sera pas difficile de calmer la jalousie du sultan et de le détromper ! »
« Ma mère, lui dit Schah-khatoun, je vous préviens, et je vous jure par ce qu’il y a de plus sacré, que j’aime mieux périr avec mon fils, que de m’exposer, en lui donnant ce nom, à me voir soupçonnée d’imposture, et à m’entendre dire que je ne l’appelle ainsi que pour couvrir mon déshonneur. Ainsi, je crois que la patience et la résignation sont les seuls remèdes à mon malheur. »
« Ma fille, permettez-moi ce nom, répondit la nourrice touchée de la constance et de la délicatesse de la reine, j’espère que Dieu fera connoître la vérité, sans vous exposer au danger que vous craignez. Je vais aller trouver le sultan, et, s’il le faut, je me servirai, pour le détromper, d’un artifice innocent. »
« Schah-khatoun remercia la nourrice, qui se rendit aussitôt près du sultan. Elle le trouva plongé dans la plus sombre rêverie, et dans le plus profond abattement. « Mon fils, lui dit-elle, après s’être assise auprès de lui et avoir gardé quelque temps le silence, l’état où je vous vois m’inquiète et me tourmente. Il y a plusieurs jours que vous n’êtes sorti, que vous n’avez monté à cheval. Si je savais ce que vous avez, je pourrais peut-être y remédier ? »
« Tout mon mal, répondit le sultan en soupirant, vient d’une femme perfide qui a trompé ma confiance, et perdu l’estime que j’avois pour elle. Schah-khatoun aime ce jeune Persan arrivé ici depuis peu : un de mes officiers les a vus s’embrasser ; mais je saurai me venger des coupables ; et bientôt leur mort servira d’exemple à ceux qui seraient assez téméraires pour vouloir les imiter. »
« Mon fils, reprit la nourrice, une femme infidelle ne mérite pas que vous vous affligiez à ce point. Vous devez punir sans doute ; mais il serait inutile, peut-être dangereux de vous trop hâter. La précipitation engendre bien souvent le repentir. Les coupables sont entre vos mains : ils ne peuvent vous échapper. Donnez-vous le loisir d’examiner attentivement cette affaire, et de connaître à fond la vérité. »
« Est-il besoin d’examen dans cette circonstance, répondit le prince : l’amour de Schah-khatoun pour ce jeune homme n’est-il pas constant, et n’est-ce pas elle-même qui l’a fait venir ici ? »
« Cela est vrai, répliqua la nourrice ; mais vous ne pouvez savoir encore qu’une partie de la vérité. Je connois un moyen assuré de pénétrer dans le cœur de Schah-khatoun, et de tirer d’elle l’aveu de toute cette intrigue : consentez seulement à employer ce moyen. »
 » J’y consens de grand cœur, répondit le sultan. Que faut-il faire pour cela ? »
« Vous connaissez, continua la nourrice, l’oiseau appelé huppe dont il est mention dans le chapitre du saint Alcoran, intitulé la Fourmi. Cet oiseau, qui rapportait au plus sage des rois ce qui se passait à la cour de la reine de Saba, et lui servait de messager, lui indiquait encore les sources d’eau cachées dans les entrailles de la terre. Il peut pareillement servir à révéler les plus secrètes pensées des hommes. Pour cela, il suffit de placer le cœur d’un de ces oiseaux sur la poitrine d’une personne endormie ; elle répond alors dans la sincérité de son âme à toutes les questions qu’on lui fait, et dévoile ses plus secrets sentiments. »
 » Le sultan, enchanté de pouvoir découvrir aussi facilement ce qu’il désirait d’apprendre, dit à sa nourrice de se procurer promptement un de ces oiseaux, et de lui en apporter le cœur.
 » La nourrice se rendit d’abord chez la reine ; elle lui raconta ce qu’elle avait dit au sultan, la prévint qu’il viendrait près d’elle lorsqu’il la croirait endormie, et lui dit de répondre avec hardiesse et franchise à ses questions, tout en feignant de dormir. Elle se fit ensuite apporter une huppe, en prépara le cœur, et le remit au roi.
« Dès que la nuit fut venue, Schah-khatoun témoigna qu’elle désirait se coucher plutôt qu’à l’ordinaire, et fit semblant de dormir. Le sultan en ayant été informé, entra dans son appartement, impatient de faire l’épreuve du secret. Il s’approcha doucement du lit, plaça légèrement le cœur de la huppe sur le sein de la reine, et lui dit :
« Schah-khatoun , est-ce ainsi que vous récompensez mon amour ? » « Comment, répondit-elle ! Quelle faute ai-je commise ? »
« N’avez-vous pas, continua le sultan, fait venir ce jeune homme pour satisfaire la passion que vous avez conçue pour lui ? » « Il est vrai, répondit-elle, que parmi ceux qui vous approchent, je n’en connais aucun de plus aimable, de plus sage et de plus fidèle. Mais comment pouvez-vous croire que j’aime un esclave ? »
« Pourquoi donc, continua le roi, l’avez-vous embrassé ? » « Parce que c’est mon fils, répondit la reine, une portion de mon sang, et que la tendresse maternelle m’a porté à me jeter à son cou. »
« Cette réponse jeta le roi dans le plus grand étonnement.
« Comment peut-il être votre fils, continua-t-il, puisque ce fils a été assassiné par son oncle Balavan, ainsi que me l’a mandé le roi Soleïman-schah son grand-père ? » « Il est vrai, répondit Schah-khatoun, qu’il fut assassiné ; mais le coup n’était pas mortel, et il fut rappelé à la vie, parce qu’il n’était pas encore parvenu au terme de ses jours. »
« Le sultan, assez satisfait de cette réponse, résolut de se servir du moyen qu’elle lui fournissait pour s’assurer de plus en plus de la vérité. Il sortit de l’appartement de la reine, fit sur-le-champ venir le jeune homme, et chercha sur sa poitrine les traces de la barbarie de son oncle. La cicatrice était si bien marquée, que tous ses doutes se dissipèrent. Il embrassa le fils de Schah-khatoun, le reconnut pour son propre fils, et remercia le ciel de l’avoir préservé du crime affreux qu’il allait commettre.

« Vous voyez, ô roi, continua le jeune intendant en s’adressant au sultan Azadbakht, vous voyez que Dieu seul a préservé le jeune Malik-schah des dangers auxquels il semblait devoir infailliblement succomber. Votre esclave compte sur la même protection, encore plus que sur la bonté qui vous fait différer ma mort, et sur tout ce que je puis vous dire pour ma défense. Oui, j’espère que Dieu fera éclater dans peu mon innocence, et confondra la méchanceté de vos visirs. »
Le roi Azadbakht, étonné de tout ce qu’il venait d’entendre, crut devoir différer encore la mort du jeune intendant, et donna ordre de le reconduire en prison ; mais en même temps il se tourna du côté de ses visirs, et leur dit :
« Ce jeune homme cherche à se soustraire à une mort certaine, en vous accusant ; mais je ne suis pas la dupe de cet artifice : je connais votre attachement pour moi, votre zèle pour le bien de l’état, et la droiture de vos intentions ; ainsi ne craignez rien pour vous. Je prononce, dès ce moment, sa sentence. Faites dresser une croix hors de la ville, et qu’un héraut parcoure les rues, en annonçant, à haute voix, le supplice de celui qui a trahi ma confiance et abusé de mes bontés. »
Les visirs furent transportés de joie en entendant le discours du roi. À peine avait-il achevé, qu’ils prirent congé de lui, firent dresser la croix, et publier la sentence. Ils passèrent ensuite la nuit dans les réjouissances, se félicitant mutuellement du succès de leur dernière ruse.
Le lendemain, qui était le onzième jour depuis la détention du jeune ministre, les dix visirs se présentèrent de bonne heure chez le roi Azadbakht, et lui annoncèrent que le peuple était rassemblé en foule hors de la ville, et attendait impatiemment l’exécution de la sentence qu’il avait prononcée, et fait publier la veille. Le roi ordonna qu’on fît venir le jeune homme. Dès qu’il parut, un des visirs ne put s’empêcher de dire :
« Scélérat, il est temps que tu renonces à la vie, et tu ne dois plus maintenant espérer de salut ! »
« Qui peut, répondit le jeune homme, cesser d’espérer dans le Tout-Puissant ? Toujours il se plaît à secourir l’opprimé ; souvent il attend pour le délivrer que le danger soit à son comble, et il lui fait trouver la vie au milieu de la mort. L’histoire de cet esclave infortuné condamné injustement à périr, et qui fut sauvé au moment même où il allaita être exécuté, est une preuve frappante de cette vérité. »
« Tu crois, dit le roi, m’ébranler par ta hardiesse et ton éloquence, m’abuser par tes paraboles, et apaiser mon courroux par tes discours ; je veux bien imposer un dernier effort à ma patience : parle encore une fois ; mais sois court, et dis ensuite au monde un éternel adieu. »


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