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Histoire de Soleïman-schah

« Les infidèles ne faisaient point enlever les corps des malheureux qu’ils avoient précipités ; mais ils les laissaient devenir la pâture des oiseaux et des animaux carnaires. Le jeune prince étant resté évanoui toute la journée, revint à lui pendant la nuit.
« Il rendit aussitôt grâce à Dieu, en mettant en lui toute sa confiance ; il s’éloigna des cadavres dont il était environné, et marcha jusqu’à la pointe du jour. Épuisé de faim et de fatigue, il se nourrit de feuilles et de fruits sauvages, et se cacha dans un bois. Il se remit en chemin la nuit suivante, et continua de marcher ainsi toutes les nuits, et de se retirer le jour dans les bois ou dans les rochers, jusqu’à ce qu’il fût parvenu sur les terres du roi son oncle. Il entra alors chez quelques paysans, auxquels il raconta, sans se faire connaître, la manière merveilleuse dont il avait échappé à une mort qui paraissait assurée.
« Ces bonnes gens admirèrent la Providence de Dieu, furent touchés de compassion pour son état, lui donnèrent à boire et à manger, et le retinrent pendant plusieurs jours.
« Lorsque Malik-schah fut un peu rétabli de ses fatigues, il demanda aux paysans le chemin qui conduisait à la capitale de la Perse. Ils le lui indiquèrent, et lui fournirent encore quelques provisions pour continuer son voyage, sans se douter que celui qu’ils avoient accueilli avec tant d’humanité fût le neveu du roi Balavan.
« Le jeune prince arriva près de la capitale de Perse, épuisé de faim et de fatigue, le corps maigre et décharné, le visage pâle et défiguré, les pieds nus et ensanglantés. Avant d’entrer dans la ville, il s’assit près de la porte, sur le bord d’un bassin qui recevait les eaux d’une fontaine. À peine avait-il pris haleine, qu’il vit venir à lui plusieurs cavaliers. C’étaient des officiers du roi qui revenaient de la chasse, et voulaient faire désaltérer et reposer leurs chevaux. Dès qu’ils aperçurent le jeune voyageur, son mauvais équipage, ses vêtements délabrés devinrent l’objet de leurs conversation et de leurs railleries.
« Malik-schah, sans se déconcerter, s’approcha de ces officiers, et leur dit :
« Permettez-moi, Messieurs, de vous faire une question : comment se porte le roi Balavan ? »
« Es-tu fou, lui répondit un des officiers. Étranger, et de plus mendiant, à ce qu’il paroît , pourquoi demandes-tu des nouvelles de la santé du roi ? »
« C’est mon oncle, reprit Malik-schah. »
« Si tu n’es pas fou, continua l’officier, assurément, mon enfant, tu es un imposteur. Nous savons que le roi Balavan n’a plus de neveu. Il en eut un autrefois ; mais il a été tué en combattant contre les infidèles. »
« Je suis ce neveu lui-même, repartit Malik-Shah : les infidèles ne m’ont point ôté la vie. »
 » Le jeune prince fit alors tout le détail de ses aventures. Les officiers le reconnurent, lui baisèrent les mains, et le plus distingué d’entre eux lui dit :
« Vous êtes le petit-fils de notre dernier roi ; vous fûtes vous-même notre roi : nous devons nous intéresser à votre conservation, faire des vœux pour votre bonheur, et vous représenter ce que l’attachement et le respect nous inspirent. Lorsque Balavan, à la prière de quelques hommes courageux et pleins de vertus, vous fit sortir du cachot où il vous tenait enfermé depuis quatre ans, et vous donna le commandement de la frontière, il savait que vous ne pouviez manquer de tomber dans les mains des infidèles, et il ne cherchait qu’à vous faire périr. Dieu vous délivra de ce danger d’une manière miraculeuse ; mais comment pouvez-vous retourner auprès de Balavan, et vous remettre de nouveau sous sa puissance ? Fuyez plutôt de ses états, et retirez-vous en Égypte, auprès de votre mère. »
 » Malik-schah remercia ces officiers de l’attachement qu’ils lui témoignaient, et leur dit : « Lorsque mon aïeul Soleïman-schah écrivit au roi d’Égypte pour lui accorder la main de ma mère, il ne lui dit pas que je vivais encore. Ma mère aura gardé elle-même sur mon existence le secret qui lui avait été recommandé, et je ne puis me faire connaître en Égypte sans compromettre la bonne-foi et la véracité de ma mère. »
« Vous avez raison, Prince, répliqua l’officier ; mais fussiez-vous obligé de rester inconnu en Égypte, et de vous attacher au service de quelqu’un, votre vie y sera du moins en sûreté. « 
 » Malik-schah ayant témoigné aux officiers qu’il allait suivre leur conseil, ils lui donnèrent tout l’argent qu’ils avoient sur eux, et les provisions qui leur restaient ; ils l’accompagnèrent quelque temps, et prirent congé de lui, en faisant des vœux pour sa conservation.
 » Après un voyage long et pénible, Malik- schah arriva en Égypte. Il s’arrêta dans le premier village qu’il rencontra, et se mit au service d’un des habitants. Son emploi était d’aider son maitre dans la culture des terres et dans les autres occupations de la campagne.
 » Cependant Schah-khatoun, n’ayant reçu aucune nouvelle de Perse depuis la déposition et l’emprisonnement de son fils, était en proie à la plus cruelle inquiétude, et ne pouvait goûter aucun repos. Les plaisirs de la cour d’Égypte, les fêtes par lesquelles son époux cherchait à l’amuser, n’avoient aucun attrait pour elle. Elle était toujours triste et rêveuse, et n’osait confier au roi le sujet de son chagrin. Elle avait près de sa personne un esclave qu’elle avait amené de Perse, et en qui elle avoir beaucoup de confiance. C’était un homme intelligent, prudent et adroit. Un jour qu’elle se trouvait seule avec lui, elle lui dit :
« Tu es attaché à mon service depuis mon enfance ; tu connais mon amour pour mon fils ; tu sais que je suis condamnée à me taire sur ce qui le concerne, et tu ne cherches pas à me procurer de ses nouvelles ! »
« Madame, lui répondit l’esclave, l’existence de votre fils a toujours été ici un mystère, et quand il serait en ces lieux, vous ne pourriez le reconnaître, sans vous exposer à perdre les bonnes grâces du roi, qui d’ailleurs ne vous croirait pas, puisqu’il passe pour constant que vous n’avez plus de fils. »
« Tu as raison, reprit la reine ; mais quand il serait réduit à garder les troupeaux, quand je ne pourrais le voir, j’aurais du moins la consolation de savoir qu’il est vivant. Prends donc dans mon trésor tout l’or et l’argent dont tu auras besoin ; pars, et ramène avec toi mon fils, ou apporte-moi de ses nouvelles. »
« Madame, repartit l’esclave, je suis prêt à exécuter vos ordres ; mais je ne puis m’éloigner sans la permission du roi. Il voudra savoir le motif de mon voyage : il faut en imaginer un que vous puissiez lui communiquer. Dites-lui qu’après la mort de votre époux, vous avez fait enfouir plusieurs coffres remplis d’or, d’argent et de bijoux, et que vous voulez m’envoyer chercher ce précieux trésor. »
« La reine approuva ce conseil, fit part au roi de son prétendu dessein, et n’eut pas de peine à obtenir la permission qu’elle désirait.
« Le fidèle esclave partit aussitôt, déguisé en marchand. Arrivé dans la capitale de la Perse, il apprit que Malik-schah, après être resté quatre ans en prison, en avait été tiré, et qu’il avait été envoyé sur la frontière ; qu’il avait été fait prisonnier, et mis à mort par les infidèles. Pénétré de ces nouvelles, qu’il n’osait porter à Schah-khatoun, l’esclave ne savait quel parti prendre.
« Comme il était toujours plongé dans cette incertitude, il rencontra un des officiers auxquels le jeune prince s’était fait connaître, lorsqu’il était assis près de la porte de la ville. Cet officier reconnut l’esclave qu’il avoir vu souvent près de Schah-khatoun, lia conversation avec lui, lui parla de la reine, et lui demanda ce qu’il venait faire en Perse. L’esclave répondit qu’il était venu vendre des marchandises, et qu’il retournait en Égypte. « En ce cas, reprit l’officier, vous pourrez annoncer à Schah-khatoun ce que je vais vous apprendre de son fils. »
« L’officier raconta alors à l’esclave la manière dont lui et plusieurs de ses camarades avoient fait la rencontre du prince, et comment il s’était échappé des mains des infidèles. « Dieu soit loué, dit en lui-même le faux marchand, celui que je ne questionnais pas, m’apprend ce que je désirais le plus d’apprendre. » Il pria ensuite l’officier de ne rien dire à personne de ce qu’il venait de lui découvrir. « Je vous le promets, lui dit l’officier, qui avait remarqué la joie qu’avait fait paraître l’esclave, et je ne trahirai pas votre secret, quand même je saurais que vous n’êtes venu ici que pour apprendre des nouvelles de Malik-schah. »
« L’esclave, assuré de la bonne-foi et de la générosité de l’officier, lui peignit l’inquiétude de Schah-khatoun, et lui dévoila le mystère de son voyage en Égypte. L’officier, de son côté, lui apprit que le prince avait pris la route d’Égypte, et qu’il l’avait accompagné jusqu’à tel endroit. Il lui peignit sa situation, et lui donna tous les renseignements qui pouvaient l’aider à le trouver et à le reconnaître.
« L’esclave remercia de nouveau l’officier, et partit aussitôt pour se rendre à l’endroit qu’il venait de lui indiquer. Il continua ensuite son voyage, demandant partout des nouvelles d’un jeune homme qu’il désignait, et s’assurant, par des informations qu’il avait soin de prendre adroitement, de tous les lieux par où il avait passé. Arrivé ainsi dans l’endroit où était le prince, il ne trouva personne qui pût répondre à ses questions. Inquiet de cette circonstance, il remonta à cheval pour continuer sa route.
 » Au sortir du village, il aperçut un âne attaché à un licol que tenait un enfant couché par terre et endormi profondément. Il le regarda en passant, sans autre sentiment que celui d’une piété naturelle, et dit en lui-même :
« Si celui que je cherche était réduit à la condition de ce malheureux qui dort sur le bord du chemin, comment pourrais-je le trouver ? L’âge, les fatigues, la misère, ont sans doute changé tellement ses traits, que je ne pourrais le reconnaître quand il serait devant moi. Hélas, je me suis abusé jusqu’ici ! Toute ma peine, toutes mes démarches seront à jamais inutiles. »
 » Occupé de ces réflexions, l’esclave s’abandonnait au désespoir, et se frappait le visage. « Peut-être, dit-il ensuite, ce malheureux n’est pas, comme on le croirait d’abord, l’enfant d’un paysan. Il faut que je sache à qui il appartient. » En disant ces mots, il revient sur ses pas, descend de cheval, et s’assied à côté de l’enfant. Il l’examine d’abord, et le considère attentivement depuis la tête jusqu’aux pieds ; ensuite il fait un peu de bruit, et tousse plusieurs fois pour l’éveiller.
« Jeune homme, lui dit-il lorsqu’il fut relevé, et qu’il se fut un peu frotté les yeux, tu demeures apparemment dans ce village, et ton père est un des habitants du lieu ? »
« Je suis étranger, répondit le jeune homme : j’ai vu le jour en Perse, et je ne demeure ici que depuis peu de temps. »
« L’esclave, charmé de cette réponse, fit ensuite plusieurs autres questions au jeune homme, et reconnut bientôt celui qu’il désirait tant de rencontrer. Il se jeta à son cou, lui témoigna, en pleurant, la peine qu’il ressentait de le voir dans cet état, et lui apprit qu’il le cherchait par ordre de sa mère et à l’insu du roi son époux ; il lui ajouta aussitôt que sa mère devait se contenter de savoir qu’il était plein de vie, et qu’elle ne pouvait le voir d’abord, et le reconnaître pour son fils. »
« Malik-schah, bien instruit des raisons qui faisaient agir sa mère, se flatta que, fixé près d’elle, il jouirait au moins d’un sort plus heureux. Il remercia l’esclave de son zèle, et lui témoigna son impatience de partir. L’esclave retourna au village, y acheta des habits et un cheval pour le prince, et ils prirent ensemble le chemin de la capitale de l’Égypte.
« Le sort qui poursuivoit le jeune prince n’avait point encore épuisé contre lui tous ses traits ; un nouveau malheur vint bientôt éprouver sa constance. Comme ils approchaient du terme de leur voyage, ils furent assaillis par une troupe de voleurs, qui les dépouillèrent, et les jetèrent, liés et garrottés, dans une citerne, où ils avoient déjà jeté d’autres malheureux qui étaient morts de faim. L’esclave se voyant ainsi garrotté, entouré de cadavres, et ne doutant pas que leur perte ne fût assurée, s’abandonnait à la douleur, et versait des torrents de larmes. Le jeune prince au contraire l’exhortait à la patience, et lui représentait l’inutilité de ses gémissements et de ses plaintes.
« Prince, lui dit l’esclave, ce n’est pas l’image de ma mort qui fait couler mes larmes, c’est votre sort, c’est celui de votre mère que je déplore. Après les malheurs que vous avez éprouvés, les maux que vous avez soufferts, faut-il que vous périssiez par une mort aussi affreuse et aussi inattendue ! » « Tout ce qui m’est arrivé, répondit le prince, était écrit dans un livre dont rien ne peut être effacé. Le reste de ma destinée est pareillement fixé ; et si le terme de mes jours est arrivé, aucune puissance ne pouvait le retarder. »
 » Deux jours et deux nuits s’étaient écoulés depuis qu’ils étaient dans cette affreuse situation : la faim avait presque entièrement épuisé leurs forces, et il ne leur restait plus qu’un souffle de vie, lorsque la Providence, qui veillait sur les jours du jeune prince, permit que le roi d’Égypte vint, en chassant, jusque dans ces lieux. Il poursuivait alors une gazelle, qui fut prise près de la citerne. Un de ses gens étant descendu de cheval pour égorger l’animal, entendit sortir de la citerne des gémissements. Il en informa le roi, qui s’avança avec sa suite, et ordonna qu’on descendît dans la citerne. Le jeune prince et l’esclave étaient près de rendre le dernier soupir. On les retira, on les détacha, et on leur fit avaler quelques liqueurs fortifiantes qui ranimèrent leurs forces, et les rappelèrent à la vie. Le roi reconnut, avec étonnement, l’esclave attaché au service de son épouse, et lui demanda qui l’avait mis dans cet état ?
« Je revenais, dit l’esclave, suivi de plusieurs mulets chargés du trésor que la reine m’avait envoyé chercher en Perse ; des brigands nous ont assaillis, dépouillés, et jetés, pieds et et mains liés, dans cette citerne, où nous aurions péri comme ceux qui y ont été jetés avant nous, si le ciel qui a eu pitié de nous, n’eût envoyé le roi pour nous sauver la vie. »

Le conte suivant : Histoire de l’esclave sauvé du supplice