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Histoire d’Ali Baba et de quarante voleurs exterminés par une esclave

En même temps, Ali Baba appela un esclave qu’il avoit, et lui commanda, quand les mulets seroient déchargés, de les mettre non-seulement à couvert dans l’écurie, mais même de leur donner du foin et de l’orge. Il prit aussi la peine d’entrer dans la cuisine, et d’ordonner à Morgiane d’apprêter promptement à souper pour l’hôte qui venoit d’arriver, et de lui préparer un lit dans une chambre.
Ali Baba fit plus : pour faire à son hôte tout l’accueil possible, quand il vit que le capitaine des voleurs avoit déchargé ses mulets, que les mulets avoient été menés dans l’écurie, comme il l’avoit commandé, et qu’il cherchoit une place pour passer la nuit à l’air, il alla le prendre pour le faire entrer dans la salle où il recevoit son monde, en lui disant qu’il ne souffriroit pas qu’il couchât dans la cour. Le capitaine des voleurs s’en excusa fort, sous prétexte de ne vouloir pas être incommode, mais, dans le vrai, pour avoir lieu d’exécuter ce qu’il méditait avec plus de liberté ; et il ne céda aux honnêtetés d’Ali Baba qu’après de fortes instances.
Ali Baba, non content de tenir compagnie à celui qui en vouloit à sa vie, jusqu’à ce que Morgiane lui eût servi le soupe, continua de l’entretenir de plusieurs choses qu’il crut pouvoir lui faire plaisir, et il ne le quitta que quand il eut achevé le repas dont il l’avoit régalé.
« Je vous laisse le maître, lui dit-il : vous n’avez qu’à demander toutes les choses dont vous pouvez avoir besoin, il n’y a rien chez moi qui ne soit à votre service. »
Le capitaine des voleurs se leva en même temps qu’Ali Baba, et l’accompagna jusqu’à la porte ; et pendant qu’Ali Baba alla dans la cuisine pour parler à Morgiane, il entra dans la cour, sous prétexte d’aller à l’écurie voir si rien ne manquoit à ses mulets.
Ali Baba, après avoir recommandé de nouveau à Morgiane de prendre un grand soin de son hôte, et de ne le laisser manquer de rien : « Morgiane, ajouta-t-il, je t’avertis que demain je vais au bain avant le jour ; prends soin que mon linge de bain soit prêt, et de le donner à Abdalla (c’étoit le nom de son esclave), et fais-moi un bon bouillon, pour le prendre à mon retour. »
Après lui avoir donné ces ordres, il se retira pour se coucher.
Le capitaine des voleurs, cependant, à la sortie de l’écurie, alla donner à ses gens l’ordre de ce qu’ils devoient faire. En commençant depuis le premier vase jusqu’au dernier, il dit à chacun :
« Quand je jetterai de petites pierres de la chambre où l’on me loge, ne manquez pas de vous faire ouverture, en fendant le vase depuis le haut jusqu’en bas, avec le couteau dont vous êtes muni, et d’en sortir : aussitôt je serai à vous. »
Le couteau dont il parloit étoit pointu et affilé pour cet usage.
Cela fait, il revint ; et comme il se fut présenté à la porte de la cuisine, Morgiane prit de la lumière, et elle le conduisit à la chambre qu’elle lui avoit préparée, où elle le laissa après lui avoir demandé s’il avoit besoin de quelqu’autre chose. Pour ne pas donner de soupçon, il éteignit la lumière peu de temps après, et il se coucha tout habillé, prêt à se lever dès qu’il auroit fait son premier somme.
Morgiane n’oublia pas les ordres d’Ali Baba : elle prépara son linge de bain, elle en charge Abdalla qui n’étoit pas encore allé se coucher, elle met le pot au feu pour le bouillon, et pendant qu’elle écume le pot, la lampe s’éteint. Il n’y avoit plus d’huile dans la maison, et la chandelle y manquoit aussi. Que faire ? Elle a besoin cependant de voir clair pour écumer son pot ; elle en témoigne sa peine à Abdalla.
« Te voilà bien embarrassée , lui dit Abdalla ! Va prendre de l’huile dans un des vases que voilà dans la cour. »
Morgiane remercia Abdalla de l’avis, et pendant qu’il va se coucher près de la chambre d’Ali Baba, pour le suivre au bain, elle prend la cruche à l’huile et elle va dans la cour. Comme elle se fut approchée du premier vase qu’elle rencontra, le voleur qui étoit caché dedans, demanda en parlant bas : « Est-il temps ? »
Quoique le voleur eût parlé bas, Morgiane néanmoins fut frappée de la voix d’autant plus facilement, que le capitaine des voleurs, dès qu’il eut déchargé ses mulets, avoit ouvert, non-seulement ce vase, mais même tous les autres, pour donner de l’air à ses gens, qui d’ailleurs y étoient fort mal à leur aise, sans y être cependant privés de la facilité de respirer.
Toute autre esclave que Morgiane, aussi surprise qu’elle le fut, en trouvant un homme dans un vase, au lieu d’y trouver de l’huile quelle cherchoit, eût fait un vacarme capable de causer de grands malheurs. Mais Morgiane étoit au-dessus de ses semblables : elle comprit en un instant l’importance de garder ce secret, le danger pressant où se trouvoit Ali Baba et sa famille, et où elle se trouvoit elle-même, et la nécessité d’y apporter promptement le remède, sans faire d’éclat ; et par sa capacité elle en pénétra d’abord les moyens. Elle rentra donc en elle-même dans le moment, et sans faire paroître aucune émotion, en prenant la place du capitaine des voleurs, elle répondit à la demande, et elle dit : « Pas encore, mais bientôt. » Elle s’approcha du vase qui suivoit, et la même demande lui fut faite, et ainsi de suite , jusqu’à ce qu’elle arriva au dernier qui étoit plein d’huile ; et, à la même demande, elle donna la même réponse.
Morgiane connut par-là que son maître Ali Baba, qui avoit cru ne donner à loger chez lui qu’à un marchand d’huile, y avoit donné entrée à trente-huit voleurs, en y comprenant le faux marchand leur capitaine. Elle remplit en diligence sa cruche d’huile, qu’elle prit du dernier vase ; elle revint dans sa cuisine, où après avoir mis de l’huile dans la lampe et l’avoir ralumée, elle prend une grande chaudière, elle retourne à la cour où elle l’emplit de l’huile du vase. Elle la rapporte, la met sur le feu, et met dessous force bois, parce que plutôt l’huile bouillira, plutôt elle aura exécuté ce qui doit contribuer au salut commun de la maison, qui ne demande pas de retardement. L’huile bout enfin, elle prend la chaudière, et elle va verser dans chaque vase assez d’huile toute bouillante, depuis le premier jusqu’au dernier, pour les étouffer et leur ôter la vie, comme elle la leur ôta.
Cette action digne du courage de Morgiane, exécutée sans bruit, comme elle l’avoit projeté, elle revient dans la cuisine avec la chaudière vuide, et ferme la porte. Elle éteint le grand feu qu’elle avait allumé, et elle n’en laisse qu’autant qu’il en faut pour achever de faire cuire le pot du bouillon d’Ali Baba. Ensuite elle souffle la lampe, et elle demeure dans un grand silence, résolue à ne pas se coucher qu’elle n’eût observé ce qui arriveroit, par une fenêtre de la cuisine qui donnoit sur la cour, autant que l’obscurité de la nuit pouvoit le permettre.
Il n’y avoit pas encore un quart d’heure que Morgiane attendoit, quand le capitaine des voleurs s’éveilla. Il se lève, il regarde par la fenêtre qu’il ouvre ; et comme il n’aperçoit aucune lumière et qu’il voit régner un grand repos et un profond silence dans la maison, il donne le signal en jetant de petites pierres, dont plusieurs tombèrent sur les vases, comme il n’en douta point par le son qui lui en vint aux oreilles. Il prête l’oreille, et n’en tend ni n’aperçoit rien qui lui lasse connoître que ses gens se mettent en mouvement. Il en est inquiet : il jette de petites pierres une seconde et une troisième fois. Elles tombent sur les vases, et cependant pas un des voleurs ne donne le moindre signe de vie, et il n’en peut comprendre la raison. Il descend dans la cour tout alarmé, avec le moins de bruit qu’il lui est possible ; il approche de même du premier vase, et quand il veut demander au voleur, qu’il croit vivant, s’il dort, il sent une odeur d’huile chaude et de brûlé, qui exhale du vase, par où il connoît que son entreprise contre Ali Baba, pour lui ôter la vie et pour piller sa maison, et pour emporter s’il pouvoit l’or qu’il avoit enlevé à sa communauté, étoit échouée. Il passe au vase qui suivoit, et à tous les autres l’un après l’autre, et il trouve que ses gens avoient péri par le même sort ; et par la diminution de l’huile dans le vase qu’il avoit apporté plein, il connut la manière dont on s’y étoit pris pour le priver du secours qu’il en attendoit. Au désespoir d’avoir manqué son coup, il enfila la porte du jardin d’Ali Baba, qui donnoit dans la cour, et de jardin en jardin, en passant par-dessus les murs, il se sauva.
Quand Morgiane n’entendit plus de bruit et qu’elle ne vit pas revenir le capitaine des voleurs, après avoir attendu quelque temps, elle ne douta pas du parti qu’il avoit pris, plutôt que de chercher à se sauver par la porte de la maison, qui étoit fermée à double tour. Satisfaite et dans une grande joie d’avoir si bien réussi à mettre toute la maison en sûreté, elle se coucha enfin, et elle s’endormit.
Ali Baba cependant sortit avant le jour, et alla au bain suivi de son esclave, sans rien savoir de l’évément étonnant qui étoit arrivé chez lui pendant qu’il dormoit, au sujet duquel Morgiane n’avoit pas jugé à propos de l’éveiller, avec d’autant plus de raison, qu’elle n’avoit pas de temps à perdre dans le temps du danger, et qu’il étoit inutile de troubler son repos, après qu’elle l’eut détourné.
Lorsqu’il revint des bains, et qu’il rentra chez lui, le soleil étoit levé. Ali Baba fut si surpris de voir encore les vases d’huile dans leur place, et que le marchand ne se fût pas rendu au marché avec ses mulets, qu’il en demanda la raison à Morgiane qui lui étoit venue ouvrir, et qui avoit laissé toutes choses dans l’état où il les voyoit, pour lui en donner le spectacle, et lui expliquer plus sensiblement ce qu’elle avoit fait pour sa conservation.
« Mon bon maître, dit Morgiane en répondant à Ali Baba, Dieu vous conserve, vous et toute votre maison ! Vous apprendrez mieux ce que vous desirez de savoir, quand vous aurez vu ce que j’ai à vous faire voir : prenez la peine de venir avec moi. »
Ali Baba suivit Morgiane. Quand elle eut fermé la porte, elle le mena au premier vase : « Regardez dans le vase, lui dit-elle, et voyez s’il y a de l’huile. »
Ali Baba regarda ; et comme il eut vu un homme dans le vase, il se retira en arrière tout effrayé, avec un grand cri.
« Ne craignez rien, lui dit Morgiane, l’homme que vous voyez ne vous fera pas de mal ; il en a fait, mais il n’est plus en état d’en faire, ni à vous, ni à personne : il n’a plus de vie. »
« Morgiane, s’écria Ali Baba, que veut dire ce que tu viens de me faire voir ? Explique-le-moi. »
« Je vous l’expliquerai, dit Morgiane ; mais modérez votre étonnement, et n’éveillez pas la curiosité des voisins d’avoir connoissance d’une chose qu’il est très-important que vous teniez cachée. Voyez auparavant tous les autres vases. »
Ali Baba regarda dans les autres vases l’un après l’autre, depuis le premier jusqu’au dernier ou il y avoit de l’huile, dont il remarqua que l’huile étoit notablement diminuée ; et quand il eut fait, il demeura comme immobile, tantôt en jetant les yeux sur les vases, tantôt en regardant Morgiane, sans dire mot, tant la surprise où il étoit étoit grande ! À la fin, comme si la parole lui fut revenue : « Et le marchand, demanda-t-il, qu’est-il devenu ? »
« Le marchand, répondit Morgiane, est aussi peu marchand que je suis marchande. Je vous dirai qui il est, et ce qu’il est devenu. Mais vous apprendrez toute l’histoire plus commodément dans votre chambre ; car il est temps, pour le bien de votre santé, que vous preniez un bouillon après être sorti du bain. »
Pendant qu’Ali Baba se rendit dans sa chambre, Morgiane alla à la cuisine prendre le bouillon ; elle le lui apporta, et avant de le prendre, Ali Baba lui dit :
« Commence toujours à satisfaire l’impatience où je suis, et raconte-moi une histoire si étrange, avec toutes ses circonstances. »
Morgiane, pour obéir à Ali Baba, lui dit :
« Seigneur, hier au soir, quand vous vous fûtes retiré pour vous coucher, je préparai votre linge de bain, comme vous veniez de me le commander, et j’en chargeai Abdalla. Ensuite je mis le pot au feu pour le bouillon ; et comme je l’écumois, la lampe, faute d’huile, s’éteignit tout-à-coup, et il n y en avoit pas une goutte dans la cruche. Je cherchai quelques bouts de chandelle, et je n’en trouvai pas un. Abdalla, qui me vit embarrassée, me fit souvenir des vases pleins d huile qui étoient dans la cour, comme il n’en doutoit pas non plus que moi, et comme vous l’avez cru vous-même. Je pris la cruche et je courus au vase le plus voisin. Mais comme je fus près du vase, il en sortit une voix qui me demanda : « Est-il temps ? » Je ne m’effrayai pas ; mais en comprenant sur le champ la malice du faux marchand, je répondis sans hésiter : « Pas encore, mais bientôt. » Je passai au vase qui suivoit ; et une autre voix me fit la même demande, à laquelle je répondis de même. J’allai aux autres vases l’un après l’autre : à pareille demande, pareille réponse, et je ne trouvai de l’huile que dans le dernier vase, dont j’emplis la cruche. Quand j’eus considéré qu’il y avoit trente-sept voleurs au milieu de votre cour, qui n’attendoient que le signal ou que le commandement de leur chef, que vous avez pris pour un marchand, et à qui vous aviez fait un si grand accueil, au point de mettre toute la maison en combustion, je ne perdis pas de temps, je rapportai la cruche, j’allumai la lampe ; et après avoir pris la chaudière la plus grande de la cuisine, j’allai l’emplir d’huile. Je la mis sur le feu, et quand elle fut bien bouillante, j’en allai verser dans chaque vase où étoient les voleurs, autant qu’il en fallut pour les empêcher tous d’exécuter le pernicieux dessein qui les avoit amenés. La chose ainsi terminée de la manière que je l’avois méditée, je revins dans la cuisine, j’éteignis la lampe ; et avant que je me couchasse, je me mis à examiner tranquillement par la fenêtre quel parti prendroit le faux marchand d’huile. Au bout de quelque temps, j’entendis que pour signal il jeta de sa fenêtre de petites pierres qui tombèrent sur les vases. Il en jeta une seconde et une troisième fois ; et comme il n’aperçut ou n’entendit aucun mouvement, il descendit ; et je le vis aller de vase en vase jusqu’au dernier ; après quoi l’obscurité de la nuit fit que je le perdis de vue. J’observai encore quelque temps ; et comme je vis qu’il ne revenoit pas, je ne doutai pas qu’il ne se fût sauvé par le jardin, désespéré d’avoir si mal réussi. Ainsi, persuadée que la maison étoit en sûreté, je me couchai. »
En achevant, Morgiane ajouta :
« Voilà quelle est l’histoire que vous m’avez demandée, et je suis convaincue que c’est la suite d’une observation que j’avois faite depuis deux ou trois jours, dont je n’avois pas cru devoir vous entretenir, qui est qu’une fois en revenant de la ville de bon matin, j’aperçus que la porte de la rue étoit marquée de blanc, et le jour d’après de rouge, après la marque blanche, et que chaque fois, sans savoir à quel dessein cela pouvoit avoit été fait, j’avois marqué de même et au même endroit, deux ou trois portes de nos voisins, au-dessus et au-dessous. Si vous joignez cela avec ce qui vient d’arriver, vous trouverez que le tout a été machiné par les voleurs de la forêt, dont je ne sais pourquoi la troupe est diminuée de deux. Quoi qu’il en soit, la voila réduite à trois au plus. Cela fait voir qu’ils avoient juré votre perte, et qu’il est bon que vous vous teniez sur vos gardes, tant qu’il sera certain qu’il en restera quelqu’un au monde. Quant à moi, je n’oublierai rien pour veiller à votre conservation comme j’y suis obligée. »
Quand Morgiane eut achevé, Ali Baba pénétré de la grande obligation qu’il lui avoit, lui dit :
« Je ne mourrai pas que je ne t’aye récompensée, comme tu le mérites. Je te dois la vie ; et pour commencer à t’en donner une marque de reconnoissance, je te donne la liberté dès-à-présent, en attendant que j’y mette le comble de la manière que je me le propose. Je suis persuadé avec toi que les quarante voleurs m’ont dressé ces embûches. Dieu m’a délivré par ton moyen. J’espère qu’il continuera de me préserver de leur méchanceté, et qu’en achevant de la détourner de ma tête, il délivrera le monde de leur persécution et de leur engeance maudite. Ce que nous avons à faire, c’est d’enterrer incessamment les corps de cette peste du genre humain, avec un si grand secret, que personne ne puisse rien soupçonner de leur destinée ; et c’est à quoi je vais travailler avec Abdalla. »
Le jardin d’Ali Baba étoit d’une grande longueur, terminé par de grands arbres. Sans différer, il alla sous ces arbres avec son esclave, creuser une fosse longue et large à proportion des corps qu’ils avoient à y enterrer. Le terrain étoit aisé à remuer, et ils ne mirent pas un long-temps à l’achever. Ils tirèrent les corps hors des vases, et ils mirent à part les armes dont les voleurs s’étoient munis. Ils transportèrent ces corps au bout du jardin, et ils les arrangèrent dans la fosse ; et après les avoir couverts de la terre qu’ils en avoient tirée, ils dispersèrent ce qui en restoit aux environs, de manière que le terrain parut égal comme auparavant. Ali Baba fit cacher soigneusement les vases à l’huile et les armes ; et quant aux mulets, dont il n’avoit pas besoin pour lors, il les envoya au marché à différentes fois, où il les fit vendre par son esclave.
Pendant qu’Ali Baba prenoit toutes ces mesures pour ôter à la connoissance du public par quel moyen il étoit devenu riche en peu de temps, le capitaine des quarante voleurs étoit retourné à la forêt avec une mortification inconcevable ; et dans l’agitation, ou plutôt dans la confusion où il étoit d’un succès si malheureux et si contraire à ce qu’il s’étoit promis, il étoit rentré dans la grotte, sans avoir pu s’arrêter à aucune résolution dans le chemin sur ce qu’il devoit faire ou ne pas faire à Ali Baba.
La solitude où il se trouva dans cette sombre demeure, lui parut affreuse.
« Braves gens, s’écria-t-il, compagnons de mes veilles, de mes courses et de mes travaux, où êtes-vous ? Que puis- je faire sans vous ? Vous avois-je assemblés et choisis pour vous voir périr tous à la fois par une destinée si fatale et si indigne de votre courage ? Je vous regretterois moins si vous étiez morts le sabre à la main en vaillans hommes. Quand aurai-je fait une autre troupe de gens de main comme vous ? Et quand je le voudrois, pourrois-je l’entreprendre, et ne pas exposer tant d’or, tant d’argent, tant de richesses à la proie de celui qui s’est déjà enrichi d’une partie ? Je ne puis et je ne dois y songer, qu’auparavant je ne lui aie ôté la vie. Ce que je n’ai pu faire avec un secours si puissant, je le ferai moi seul ; et quand j’aurai pourvu de la sorte à ce que ce trésor ne soit plus exposé au pillage, je travaillerai à faire en sorte qu’il ne demeure ni sans successeurs ni sans maître après moi, qu’il se conserve et qu’il s’augmente dans toute la postérité. »
Cette résolution prise, il ne fut pas embarrassé à chercher les moyens de l’exécuter ; et alors plein d’espérance, et l’esprit tranquille, il s’endormit, et passa la nuit assez paisiblement.
Le lendemain, le capitaine des voleurs éveillé de grand matin, comme il se l’étoit proposé, prit un habit fort propre, conformément au dessein qu’il avoit médité, et il vint à la ville, où il prit un logement dans un khan ; et comme il s’attendoit que ce qui s’étoit passé chez Ali Baba, pouvoit avoir fait de l’éclat, il demanda au concierge, par manière d’entretien, s’il y avoit quelque chose de nouveau dans la ville, sur quoi le concierge parla de toute autre chose que de ce qu’il lui importoit de savoir. Il jugea de là que la raison pourquoi Ali Baba gardoit un si grand secret, venoit de ce qu’il ne vouloit pas que la connoissance qu’il avoit du trésor, et du moyen d’y entrer, fût divulguée, et de ce qu’il n’ignoroit pas que c’étoit pour ce sujet qu’on en vouloit à sa vie. Cela l’anima davantage à ne rien négliger pour se défaire de lui par la même voie du secret.
Le capitaine des voleurs se pourvut d’un cheval, dont il se servit pour transporter à son logement plusieurs sortes de riches étoffes et de toiles fines, en faisant plusieurs voyages à la forêt avec les précautions nécessaires pour cacher le lieu où il les alloit prendre. Pour débiter ces marchandises, quand il en eut amassé ce qu’il avoit jugé à propos, il chercha une boutique. Il en trouva une ; et après l’avoir prise à louage du propriétaire, il la garnit, et il s’y établit. La boutique qui se trouva vis-à-vis de la sienne, étoit celle qui avoit appartenu à Cassim, et qui étoit occupée par le fils d’Ali Baba, il n’y avoit pas long-temps.
Le capitaine des voleurs qui avoit pris le nom de Cogia Houssain, comme nouveau venu, ne manqua pas de faire civilité aux marchands ses voisins, selon la coutume. Mais comme le fils d’Ali Baba étoit jeune, bien fait, qu’il ne manquoit pas d’esprit, et qu’il avoit occasion plus souvent de lui parler et de s’entretenir avec lui qu’avec les autres, il eut bientôt fait amitié avec lui. Il s’attacha même à le cultiver plus fortement et plus assidûment, quand trois ou quatre jours après son établissement, il eut reconnu Ali Baba qui vint voir son fils, qui s’arrêta à s’entretenir avec lui, comme il avoit coutume de le faire de temps en temps, et qu’il eut appris du fils, après qu’Ali Baba l’eut quitté, que c’étoit son père. Il augmenta ses empressemens auprès de lui, il le caressa, il lui fit de petits présens, il le régala même, et il lui donna plusieurs fois à manger.
Le fils d’Ali Baba ne voulut pas avoir tant d’obligation à Cogia Houssain sans lui rendre la pareille. Mais il étoit logé étroitement, et il n’avoit pas la même commodité que lui pour le régaler comme il le souhaitoit. Il parla de son dessein à Ali Baba son père, en lui faisant remarquer qu’il ne seroit pas séant qu’il demeurât plus long-temps sans reconnoître les honnétetés de Cogia Houssain.
Ali Baba se chargea du régal avec plaisir.
« Mon fils, dit-il, il est demain vendredi ; comme c’est un jour que les gros marchands, comme Cogia Houssain et comme vous, tiennent leurs boutiques fermées, faites avec lui une partie de promenade pour l’après-dînée, et en revenant faites en sorte que vous le fassiez passer par chez moi et que vous le fassiez entrer. Il sera mieux que la chose se fasse de la sorte, que si vous l’invitiez dans les formes. Je vais ordonner à Morgiane de faire le soupé, et de le tenir prêt. »
Le vendredi, le fils d’Ali Baba et Cogia Houssain se trouvèrent l’après-dîné au rendez-vous qu’ils s’étoient donné, et ils firent leur promenade. En revenant, comme le fils d’Ali Baba avoit affecté de faire passer Cogia Houssain par la rue où demeuroit son père, quand ils furent arrivés devant la porte de la maison, il l’arrêta, et en frappant : « C’est, lui dit-il, la maison de mon père, lequel sur le récit que je lui ai fait de l’amitié dont vous m’honorez, m’a chargé de lui procurer l’honneur de votre connoissance. Je vous prie d’ajouter ce plaisir à tous les autres dont je vous suis redevable. »
Quoique Cogia Houssain fût arrivé au but qu’il s’étoit proposé, qui étoit d’avoir entrée chez Ali Baba, et de lui ôter la vie, sans hasarder la sienne, en ne faisant pas d’éclat, il ne laissa pas néanmoins de s’excuser, et de faire semblant de prendre congé du fils ; mais comme l’esclave d’Ali Baba venoit d’ouvrir, le fils le prit obligeamment par la main, et en entrant le premier, il le tira et le força en quelque manière d’entrer, comme malgré lui.
Ali Baba reçut Cogia Houssain avec un visage ouvert, et avec le bon accueil qu’il pouvoit souhaiter. Il le remercia des bontés qu’il avoit pour son fils. « L’obligation qu’il vous en a, et que je vous en ai moi-même, ajouta-t-il , est d’autant plus grande, que c’est un jeune homme qui n’a pas encore l’usage du monde, et que vous ne dédaignez pas de contribuer à le former. »
Cogia Houssain rendit compliment pour compliment à Ali Baba, en lui assurant que si son fils n’avoit pas encore acquis l’expérience de certains vieillards, il avoit un bon sens qui lui tenoit lieu de l’expérience d’une infinité d’autres.
Après un entretien de peu de durée sur d’autres sujets indifférens, Cogia Houssain voulut prendre congé. Ali Baba l’arrêta.
« Seigneur, dit-il, où voulez-vous aller ? Je vous prie de me faire l’honneur de souper avec moi. Le repas que je veux vous donner est beaucoup au-dessous de ce que vous méritez ; mais, tel qu’il est, j’espère que vous l’agréerez d’aussi bon cœur que j’ai intention de vous le donner. »
« Seigneur Ali Baba, reprit Cogia Houssain, je suis très-persuadé de votre bon cœur ; et si je vous demande en grâce de ne pas trouver mauvais que je me retire sans accepter l’offre obligeante que vous me faites, je vous supplie de croire que je ne le fais ni par mépris, ni par incivilité, mais parce que j’en ai une raison que vous approuveriez si elle vous étoit connue. »
« Et quelle peut être cette raison, Seigneur, reprit Ali Baba ? Peut-on vous la demander ? »
« Je puis la dire, répliqua Cogia Houssain : c’est que je ne mange ni viande, ni ragoût où il y ait du sel ; jugez vous-même de la contenance que je ferois à votre table. »
« Si vous n’avez que cette raison, insista Ali Baba, elle ne doit pas me priver de l’honneur de vous posséder à souper, à moins que vous ne le vouliez autrement. Premièrement, il n’y a pas de sel dans le pain que l’on mange chez moi ; et quant à la viande et aux ragoûts, je vous promets qu’il n’y en aura pas dans ce qui sera servi devant vous, je vais y donner ordre. Ainsi faites-moi la grâce de demeurer, je reviens à vous dans un moment. »
Ali Baba alla à la cuisine, et il ordonna à Morgiane de ne pas mettre du sel sur la viande qu’elle avoit à servir, et de préparer promptement deux ou trois ragoûts, entre ceux qu’il lui avoit commandés, où il n’y eût pas de sel.
Morgiane qui étoit prête à servir, ne put s’empêcher de témoigner son mécontentement sur ce nouvel ordre, et de s’en expliquer à Ali Baba.
« Qui est donc, dit-elle, cet homme si difficile qui ne mange pas de sel ? Votre soupe ne sera plus bon à manger si je le sers plus tard. »
« Ne te fâche pas, Morgiane, reprit Ali Baba, c’est un honnête homme. Fais ce que je te dis. »
Morgiane obéit, mais à contre-cœur. Elle eut la curiosité de connoître cet homme qui ne mangeoit pas de sel. Quand elle eut achevé, et qu’Abdalla eut préparé la table, elle l’aida à porter les plats. En regardant Cogia Houssain, elle le reconnut d’abord pour le capitaine des voleurs, malgré son déguisement ; et en l’examinant avec attention, elle aperçut qu’il avoit un poignard caché sous son habit.
« Je ne m’étonne plus, dit-elle en elle-même, que le scélérat ne veuille pas manger de sel avec mon maître : c’est son plus fier ennemi, il veut l’assassiner ; mais je l’en empêcherai. »
Quand Morgiane eut achevé de servir, ou de l’aire servir par Abdalla, elle prit le temps pendant que l’on soupoit, et fit les préparatifs nécessaires pour l’exécution d’un coup des plus hardis ; et elle venoit d’achever lors qu’Abdalla vint l’avertir qu’il étoit temps de servir le fruit. Elle porta le fruit ; et dès qu’Abdalla eut levé ce qui étoit sur la table, elle le servit. Ensuite elle posa près d’Ali Baba une petite table sur laquelle elle mit le vin avec trois tasses ; et en sortant elle emmena Abdalla avec elle, comme pour aller souper ensemble, et donner à Ali Baba, selon la coutume, la liberté de s’entretenir et de se réjouir agréablement avec son hôte, et de le faire bien boire.
Alors, le faux Cogia Houssain, ou plutôt le capitaine des quarante voleurs, crut que l’occasion favorable pour ôter la vie à Ali Baba étoit venue.
« Je vais, dit-il en lui-même, faire enivrer le père et le fils ; et le fils, à qui je veux bien donner la vie, ne m’empêchera pas d’enfoncer le poignard dans le cœur du père, et je me sauverai par le jardin, comme je l’ai déjà fait, pendant que la cuisinière et l’esclave n’auront pas encore achevé de souper ou seront endormis dans la cuisine. »
Au lieu de souper, Morgiane qui avoit pénétré dans l’intention du faux Cogia Houssain, ne lui donna pas le temps de venir à l’exécution de sa méchanceté. Elle s’habilla d’un habit de danseuse fort propre, prit une coiffure convenable, et se ceignit d’une ceinture d’argent doré, où elle attacha un poignard, dont la gaine et le manche étoient de même métal ; et avec cela elle appliqua un fort beau masque sur son visage. Quand elle se fut déguisée de la sorte, elle dit à Abdalla :
« Abdalla, prends ton tambour de basque, et allons donner à l’hôte de notre maître, et ami de son fils, le divertissemment que nous lui donnons quelquefois. »
Abdalla prend le tambour de basque ; il commence à en jouer en marchant devant Morgiane, et il entre dans la salle. Morgiane en entrant après lui, fait une profonde révérence d’un air délibéré et à se faire regarder, comme en demandant la permission de faire voir ce qu’elle savoit faire.
Comme Abdalla vit qu’Ali Baba voulait parler, il cessa de toucher le tambour de basque.
« Entre, Morgiane, entre, dit Ali Baba : Cogia Houssain jugera de quoi tu es capable, et il nous dira ce qu’il en pensera. Au moins, Seigneur, dit-il à Cogia Houssain en se tournant de son côté, ne croyez pas que je me mette en dépense pour vous donner ce divertissement. Je le trouve chez moi, et vous voyez que ce sont mon esclave, et ma cuisinière et dépensière en même temps, qui me le donnent. J’espère que vous ne le trouverez pas désagréable. »
Cogia Houssain ne s’attendait pas qu’Ali Baba dût ajouter ce divertissement au soupé qu’il lui donnoit. Cela lui fit craindre de ne pouvoir pas profiter de l’occasion qu’il croyoit avoir trouvée. Au cas que cela arrivât, il se consola par l’espérance de la retrouver en continuant de ménager l’amitié du père et du fils. Ainsi, quoiqu’il eût mieux aimé qu’Ali Baba eût bien voulu ne le lui pas donner, il fit semblant néanmoins de lui en avoir obligation, et il eut la complaisance de lui témoigner que ce qui lui faisoit plaisir ne pourroit pas manquer de lui en faire aussi.
Quand Abdalla vit qu’Ali Baba et Cogia Houssain avoient cessé de parler, il recommença à toucher son tambour de basque et l’accompagna de sa voix sur un air à danser ; et Morgiane qui ne le cédoit à aucune danseuse de profession, dansa d’une manière à se faire admirer, même de toute autre compagnie que celle à laquelle elle donnoit ce spectacle, dont il n’y avoit peut-être que le faux Cogia Houssain qui y donnât peu d’attention.
Après avoir dansé plusieurs danses avec le même agrément et de la même force, elle tira enfin le poignard ; et en le tenant à la main elle en dansa une dans laquelle elle se surpassa par les figures différentes, par les mouvemens légers, par les sauts surprenans, et par les efforts merveilleux dont elle les accompagna , tantôt en présentant le poignard en avant, comme pour frapper, tantôt en faisant semblant de s’en frapper elle-même dans le sein.
Comme hors d’haleine enfin, elle arracha le tambour de basque des mains d’Abdalla, de la main gauche, et en tenant le poignard de la droite, elle alla présenter le tambour de basque par le creux à Ali Baba, à l’imitation des danseurs et danseuses de profession, qui en usent ainsi pour solliciter la libéralité de leurs spectateurs.
Ali Baba jeta une pièce d’or dans le tambour de basque de Morgiane. Morgiane s’adressa ensuite au fils d’Ali Baba, qui suivit l’exemple de son père. Cogia Houssain qui vit qu’elle alloit venir aussi à lui, avoit déjà tiré la bourse de son sein pour lui faire son présent, et il y mettoit la main, dans le moment que Morgiane, avec un courage digne de la fermeté et de la résolution qu’elle avoit montrées jusqu’alors, lui enfonça le poignard au milieu du cœur, si avant qu’elle ne le retira qu’après lui avoir ôté la vie.
Ali Baba et son fils épouvantés de cette action, poussèrent un grand cri : « Ah, malheureuse, s’écria Ali Baba, qu’as-tu fait ? Est-ce pour nous perdre, moi et ma famille ? »
« Ce n’est pas vous perdre, répondit Morgiane : je l’ai fait pour votre conservation. »
Alors en ouvrant la robe de Cogia Houssain, et en montrant à Ali Baba le poignard dont il étoit armé : « Voyez, dit-elle, à quel fier ennemi vous aviez affaire, et regardez-le bien au visage : vous y reconnoîtrez le faux marchand d’huile, et le capitaine des quarante voleurs ! Ne considérez-vous pas aussi qu’il n’a pas voulu manger de sel avec vous ? En voulez-vous davantage pour vous persuader de son dessein pernicieux ? Avant que je l’eusse vu, le soupçon m’en étoit venu, du moment que vous m’avez fait connoître que vous aviez un tel convive. Je l’ai vu, et vous voyez que mon soupçon n’étoit pas mal fondé. »
Ali Baba qui connut la nouvelle obligation qu’il avoit à Morgiane de lui avoir conservé la vie une seconde fois, l’embrassa.
« Morgiane, dit-il, je t’ai donné la liberté, et alors je t’ai promis que ma reconnoissance n’en demeureroit pas là, et que bientôt j’y mettrois le comble. Ce temps est venu, et je te fais ma belle-fille. »
Et en s’adressant à son fils : « Mon fils, ajouta Ali Baba, je vous crois assez bon fils, pour ne pas trouver étrange que je vous donne Morgiane pour femme sans vous consulter. Vous ne lui avez pas moins d’obligation que moi. Vous voyez que Cogia Houssain n’avoit recherché votre amitié que dans le dessein de mieux réussir à m’arracher la vie par sa trahison ; et s’il y eût réussi, vous ne devez pas douter qu’il ne vous eût sacrifié aussi à sa vengeance. Considérez de plus qu’en épousant Morgiane, vous épousez le soutien de ma famille, tant que je vivrai, et l’appui de la vôtre jusqu’à la fin de vos jours. »
Le fils, bien loin de témoigner aucun mécontentement, marqua qu’il consentoit à ce mariage, non-seulement par ce qu’il ne vouloit pas désobéir à son père, mais même parce qu’il y étoit porté par sa propre inclination.
On songea ensuite dans la maison d’Ali Baba à enterrer le corps du capitaine, auprès de ceux des quarante voleurs ; et cela se fit si secrètement, qu’on n’en eut connoissance qu’après de longues années, lorsque personne ne se trouvoit plus intéressé dans la publication de cette histoire mémorable.
Peu de jours après, Ali Baba célébra les noces de son fils et de Morgiane avec grande solennité, et par un festin somptueux, accompagné de danses, de spectacles et des divertissemens accoutumés ; et il eut la satisfaction de voir que ses amis et ses voisins, qu’il avoit invités, sans avoir connoissance des vrais motifs du mariage, mais qui d’ailleurs n’ignoroient pas les belles et bonnes qualités de Morgiane, le louèrent hautement de sa générosité et de son bon cœur.
Après le mariage, Ali Baba qui s’étoit abstenu de retourner à la grotte depuis qu’il en a voit tiré et rapporté le corps de son frère Cassim sur un de ses trois ânes, avec l’or dont il les avoit chargés, par la crainte d’y trouver les voleurs ou d’y être surpris, s’en abstint encore après la mort des trente-huit voleurs, en y comprenant leur capitaine, parce qu’il supposa que les deux autres, dont le destin ne lui étoit pas connu, étoient encore vivans.
Mais au bout d’un an, comme il eut vu qu’il ne s’étoit fait aucune entreprise pour l’inquiéter, la curiosité le prit d’y faire un voyage, en prenant les précautions nécessaires pour sa sûreté. Il monta à cheval ; et quand il fut arrivé près de la grotte, il prit un bon augure de ce qu’il n’aperçut aucun vestige ni d’hommes ni de chevaux. Il mit pied à terre, il attacha son cheval, et en se présentant devant la porte, il prononça ces paroles : Sésame, ouvre-toi, qu’il n’avoit pas oubliées. La porte s’ouvrit ; il entra, et l’état ou il trouva toutes choses dans la grotte, lui fit juger que personne n’y étoit entré depuis environ le temps que le faux Cogia Houssain étoit venu lever boutique dans la ville, et ainsi, que la troupe des quarante voleurs étoit entièrement dissipée et exterminée depuis ce temps-là. Il ne douta plus qu’il ne fût le seul au monde qui eût le secret de faire ouvrir la grotte, et que le trésor qu’elle enfermoit étoit à sa disposition. Il s’étoit muni d’une valise ; il la remplit d’autant d’or que son cheval en put porter, et il revint à la ville.
Depuis ce temps-là, Ali Baba, son fils qu’il mena à la grotte, et à qui il enseigna le secret pour y entrer, et après eux leur postérité à laquelle ils firent passer le même secret, en profitant de leur fortune avec modération, vécurent dans une grande splendeur, et honorés des premières dignités de la ville.
Après avoir achevé de raconter cette histoire au sultan Schahriar, Scheherazade qui vit qu’il n’étoit pas encore jour, commença de lui faire le récit de celle que nous allons voir :