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Histoire d’Ali Baba et de quarante voleurs exterminés par une esclave

La sultane Scheherazade éveillée par la vigilance de Dinarzade sa sœur, racontait au sultan des Indes, son époux, l’histoire à laquelle il s’attendait :
Puissant sultan, dit-elle, dans une ville de Perse, aux confins des états de votre Majesté, il y avait deux frères, dont l’un se nommait Cassim, et l’autre Ali Baba. Comme leur père ne leur avait laissé que peu de biens, et qu’ils les avoient partagés également, il semble que leur fortune devait être égale : le hasard néanmoins en disposa autrement.
Cassim épousa une femme qui, peu de temps après leur mariage, devint héritière d’une boutique bien garnie, d’un magasin rempli de bonnes marchandises, et de biens en fonds de terre, qui le mirent tout-à-coup à son aise, et le rendirent un des marchands les plus riches de la ville.
Ali Baba, au contraire, qui avait épousé une femme aussi pauvre que lui, était logé fort pauvrement, et il n’avait d’autre industrie pour gagner sa vie, et de quoi s’entretenir lui et ses enfants, que d’aller couper du bois dans une forêt voisine, et de venir le vendre à la ville, chargé sur trois ânes qui faisaient toute sa possession.
Ali Baba était un jour dans la forêt, et il achevait d’avoir coupé à-peu-près assez de bois pour faire la charge de ses ânes, lorsqu’il aperçut une grosse poussière qui s’élevait en l’air, et qui avançait du côté où il était. Il regarde attentivement, et il distingue une troupe nombreuse de gens à cheval qui venaient d’un bon train.
Quoiqu’on ne parlât pas de voleurs dans le pays, Ali Baba néanmoins eut la pensée que ces cavaliers pouvaient en être : sans considérer ce que deviendraient ses ânes, il songea à sauver sa personne. Il monta sur un gros arbre, dont les branches à peu de hauteur se séparaient en rond, si près les unes des autres, qu’elles n’étaient séparées que par un très-petit espace. Il se posta au milieu avec d’autant plus d’assurance, qu’il pouvait voir sans être vu ; et l’arbre s’élevait au pied d’un rocher isolé de tous les côtés, beaucoup plus haut que l’arbre, et escarpé de manière qu’on ne pouvait monter au haut par aucun endroit.
Les cavaliers, grands, puissants, tous bien montés et bien armés, arrivèrent près du rocher, où ils mirent pied à terre ; et Ali Baba, qui en compta quarante, à leur mine et a leur équipement, ne douta pas qu’ils ne fussent des voleurs. Il ne se trompait pas : en effet, c’étaient des voleurs, qui, sans faire aucun tort aux environs, allaient exercer leurs brigandages bien loin, et avoient là leur rendez-vous ; et ce qu’il les vit faire, le confirma dans cette opinion.
Chaque cavalier débrida son cheval, l’attacha, lui passa au cou un sac plein d’orge qu’il avait apporté sur la croupe, et ils se chargèrent chacun de leur valise ; et la plupart des valises parurent si pesantes à Ali Baba, qu’il jugea qu’elles étaient pleines d’or et d’argent monnoyé.
Le plus apparent, chargé de sa valise comme les autres, qu’Ali Baba prit pour le capitaine des voleurs, s’approcha du rocher, fort près du gros arbre où il s’était réfugié ; et après qu’il se fut fait chemin au travers de quelques arbrisseaux, il prononça ces paroles si distinctement, Sésame, ouvre-toi, qu’Ali Baba les entendit. Dès que le capitaine des voleurs les eut prononcées, une porte s’ouvrit ; et après qu’il eut fait passer tous ses gens devant lui, et qu’ils furent tous entrés, il entra aussi, et la porte se ferma.
Les voleurs demeurèrent long-temps dans le rocher ; et Ali Baba qui craignait que quelqu’un d’eux, ou que tous ensemble ne sortissent s’il quittait son poste pour se sauver, fut contraint de rester sur l’arbre, et d’attendre avec patience. Il fut tenté néanmoins de descendre pour se saisir de deux chevaux, en monter un, et mener l’autre par la bride, et de gagner la ville en chassant ses trois ânes devant lui ; mais l’incertitude de l’événement fit qu’il prit le parti le plus sûr.
La porte se rouvrit enfin, les quarante voleurs sortirent ; et au lieu que le capitaine était entré le dernier, il sortit le premier, et après les avoir vus défiler devant lui. Ali Baba entendit qu’il fit refermer la porte, en prononçant ces paroles : Sésame, referme-toi. Chacun retourna à son cheval, le rebrida, rattacha sa valise, et remonta dessus. Quand ce capitaine enfin vit qu’ils étaient tous prêts à partir, il se mit à la tête, et il reprit avec eux le chemin par où ils étaient venus.
Ali Baba ne descendit pas de l’arbre d’abord ; il dit en lui-même : « Ils peuvent avoir oublié quelque chose à les obliger de revenir, et je me trouverons attrapé si cela arrivait. » Il les conduisit de l’œil jusqu’à ce qu’il les eut perdus de vue, et il ne descendit que long-temps après, pour plus grande sûreté. Comme il avait retenu les paroles par lesquelles le capitaine des voleurs avait fait ouvrir et refermer la porte, il eut la curiosité d’éprouver si en les prononçant elles feraient le même effet. Il passa au travers des arbrisseaux, et il aperçut la porte qu’ils cachaient. Il se présenta devant, et dit : Sésame, ouvre-toi, et dans l’instant la porte s’ouvrit toute grande.
Ali Baba s’était attendu à voir un lieu de ténèbres et d’obscurité ; mais il fut surpris d’en voir un bien éclairé, vaste et spacieux, creusé, de main d’homme, en voûte fort élevée qui recevait la lumière du haut du rocher, par une ouverture pratiquée de même. Il vit de grandes provisions de bouche, des ballots de riches marchandises en piles, des étoffes de soie et de brocard, des tapis de grand prix, et sur-tout de l’or et de l’argent monnoyé par tas, et dans des sacs ou grandes bourses de cuir les unes sur autres ; et à voir toutes ces choses, il lui parut qn’il y avoit non pas de longues années, mais des siècles que cette grotte servoit de retraite à des voleurs qui avoient succédé les uns aux autres.
Ali Baba ne balança pas sur le parti qu’il devait prendre : il entra dans la grotte, et dès qu’il y fut entré, la porte se referma ; mais cela ne l’inquiéta pas : il savait le secret de la faire ouvrir. Il ne s’attacha pas à l’argent, mais à l’or monnoyé, et particulièrement à celui qui était dans des sacs. Il en enleva à plusieurs fois autant qu’il pouvait en porter et en quantité suffisante pour faire la charge de ses trois ânes. Il rassembla ses ânes qui étaient dispersés ; et quand il les eut fait approcher du rocher, il les chargea des sacs ; et pour les cacher, il accommoda du bois par-dessus, de manière qu’on ne pouvait les apercevoir. Quand il eut achevé, il se présenta devant la porte ; et il n’eut pas prononcé ces paroles : Sésame, referme-toi, qu’elle se referma ; car elle s’était fermée d’elle-même chaque fois qu’il y était entré, et était demeurée ouverte chaque fois qu’il en était sorti.
Cela fait, Ali Baba reprit le chemin de la ville ; et en arrivant chez lui, il fit entrer ses ânes dans une petite cour, et referma la porte avec grand soin. Il mit bas le peu de bois qui couvrait les sacs, et il porta dans sa maison les sacs qu’il posa et arrangea devant sa femme qui étoit assise sur un sofa.
Sa femme mania les sacs ; et comme elle se fut aperçue qu’ils étaient pleins d’argent, elle soupçonna son mari de les avoir volés ; de sorte que quand il eut achevé de les apporter tous, elle ne put s’empêcher de lui dire :
« Ali Baba, seriez-vous assez malheureux pour… »
Ali Baba l’interrompit.
« Paix, ma femme, dit-il, ne vous alarmez pas, je ne suis pas voleur, à moins que ce ne soit l’être que de prendre sur les voleurs. Vous cesserez d’avoir cette mauvaise opinion de moi quand je vous aurai raconté ma bonne fortune. »
Il vuida les sacs, qui firent un gros tas d’or dont sa femme fut éblouie ; et quand il eut fait, il lui fit le récit de son aventure, depuis le commencement jusqu’à la fin ; et en achevant, il lui recommanda sur toute chose de garder le secret.
La femme, revenue et guérie de son épouvante, se réjouit avec son mari du bonheur qui leur était arrivé, et elle voulut compter, pièce par pièce, tout l’or qui était devant elle.
« Ma femme, lui dit Ali Baba, vous n’êtes pas sage : que prétendez-vous faire ? Quand auriez-vous achevé de compter ? Je vais creuser une fosse et l’enfouir dedans ; nous n’avons pas de temps à perdre. »
« Il est bon, reprit la femme, que nous sachions au moins à-peu-près la quantité qu’il y en a. Je vais chercher une petite mesure dans le voisinage, et je le mesurerai pendant que vous creuserez la fosse. »
« Ma femme, repartit Ali Baba, ce que vous voulez faire, n’est bon à rien ; vous vous en abstiendriez si vous vouliez me croire. Faites néanmoins ce qu’il vous plaira ; mais souvenez-vous de garder le secret. »
Pour se satisfaire, la femme d’Ali Baba sort, et elle va chez Cassim, son beau-frère, qui ne demeurait pas loin. Cassim n’était pas chez lui, et à son défaut, elle s’adresse à sa femme, qu’elle prie de lui prêter une mesure pour quelques moments. La belle-sœur lui demanda si elle la voulait grande ou petite, et la femme d’Ali Baba lui en demanda une petite.
« Très-volontiers, dit la belle-sœur ; attendez un moment, je vais vous l’apporter. »
La belle-sœur va chercher la mesure, elle la trouve ; mais comme elle connaissait la pauvreté d’Ali Baba, curieuse de savoir quelle sorte de grain sa femme voulait mesurer, elle s’avisa d’appliquer adroitement du suif au-dessous de la mesure, et elle y en appliqua. Elle revint, et en la présentant à la femme d’Ali Baba, elle s’excusa de l’avoir fait attendre sur ce qu’elle avait eu de la peine à la trouver.
La femme d’Ali Baba revint chez elle ; elle posa la mesure sur le tas d’or, l’emplit et la vuida un peu plus loin sur le sofa, jusqu’à ce qu’elle eût achevé, et elle fut contente du bon nombre de mesures qu’elle en trouva, dont elle fit part à son mari qui venait d’achever de creuser la fosse.
Pendant qu’Ali Baba enfouit l’or, sa femme, pour marquer son exactitude et sa diligence à sa belle-sœur, lui reporte sa mesure ; mais sans prendre garde qu’une pièce d’or s’était attachée au-dessous.
« Belle-sœur, dit-elle en la rendant, vous voyez que je n’ai pas gardé long-temps votre mesure ; je vous en suis bien obligée, je vous la rends. »
La femme d’Ali Baba n’eut pas tourné le dos, que la femme de Cassim regarda la mesure par le dessous ; et elle fut dans un étonnement inexprimable d’y voir une pièce d’or attachée. L’envie s’empara de son cœur dans le moment.
« Quoi, dit-elle, Ali Baba a de l’or par mesure ! Et où le misérable a-t-il pris cet or ? »
Cassim son mari n’était pas à la maison, comme nous l’avons dit ; il était à sa boutique, d’où il ne devait revenir que le soir. Tout le temps qu’il se fit attendre fut un siècle pour elle, dans la grande impatience où elle était de lui apprendre une nouvelle dont il ne devait pas être moins surpris qu’elle.
À l’arrivée de Cassim chez lui : « Cassim, lui dit sa femme, vous croyez être riche, vous vous trompez : Ali Baba l’est infiniment plus que vous ; il ne compte pas son or comme vous, il le mesure. »
Cassim demanda l’explication de cette énigme, et elle lui en donna l’éclaircissement en lui apprenant de quelle adresse elle s’était servie pour faire cette découverte, et elle lui montra la pièce de monnoie qu’elle avoit trouvée attachée au-dessous de la mesure : pièce si ancienne, que le nom du prince qui y était marqué lui était inconnu.
Loin d’être sensible au bonheur qui pouvait être arrivé à son frère pour se tirer de la misère, Cassim en conçut une jalousie mortelle. Il en passa presque la nuit sans dormir. Le lendemain il alla chez lui, que le soleil n’était pas levé. Il ne le traita pas de frère : il avait oublié ce nom depuis qu’il avait épousé la riche veuve.
« Ali Baba, dit-il en l’abordant, vous êtes bien réservé dans vos affaires, vous faites le pauvre, le misérable, le gueux ; et vous mesurez l’or ! »
« Mon frère, reprit Ali Baba, je ne sais de quoi vous voulez me parler ? Expliquez-vous. »
« Ne faites pas l’ignorant, repartit Cassim » Et en lui montrant la pièce d’or que sa femme lui avait mise entre les mains : « Combien avez-vous de pièces, ajouta-t-il, semblables à celle-ci que ma femme a trouvée attachée au-dessous de la mesure que la vôtre vint lui emprunter hier ? »
À ce discours, Ali Baba connut que Cassim, et la femme de Cassim (par un entêtement de sa propre femme), savaient déjà ce qu’il avait un si grand intérêt de tenir caché ; mais la faute était faite : elle ne pouvait se réparer. Sans donner à son frère la moindre marque d’étonnement ni de chagrin, il lui avoua la chose, et il lui raconta par quel hasard il avait découvert la retraite des voleurs, et en quel endroit ; et il lui offrit, s’il voulait garder le secret, de lui faire part du trésor.
« Je le prétends bien ainsi, reprit Cassim d’un air fier ; mais, ajouta-t-il, je veux savoir aussi où est précisément ce trésor, les enseignes, les marques, et comment je pourrais y entrer moi-même, s’il m’en prenait envie ; autrement je vais vous dénoncer à la justice. Si vous le refusez, non-seulement vous n’aurez plus à en espérer, vous perdrez même ce que vous avez enlevé, au lieu que j’en aurai ma part pour vous avoir dénoncé. »
Ali Baba, plutôt par son bon naturel, qu’intimidé par les menaces insolentes d’un frère barbare, l’instruisit pleinement de ce qu’il souhaitait, et même des paroles dont il fallait qu’il se servît, tant pour entrer dans la grotte, que pour en sortir.
Cassim n’en demanda pas davantage à Ali Baba. Il le quitta, résolu de le prévenir ; et plein d’espérance de s’emparer du trésor lui seul, il part le lendemain de grand matin, avant la pointe du jour, avec dix mulets chargés de grands coffres, qu’il se propose de remplir, en se réservant d’en mener un plus grand nombre dans un second voyage, à proportion des charges qu’il trouveroit dans la grotte. Il prend le chemin qu’Ali Baba lui avoit enseigné ; il arrive près du rocher, et il reconnoît les enseignes, et l’arbre sur lequel Ali Baba s’étoit caché. Il cherche la porte, il la trouve ; et pour la faire ouvrir, il prononce les paroles : Sésame, ouvre-toi. La porte s’ouvre, il entre, et aussitôt elle se referme. En examinant la grotte, il est dans une grande admiration de voir beaucoup plus de richesses qu’il ne l’avoit compris par le récit d’Ali Baba ; et son admiration augmente à mesure qu’il examine chaque chose en particulier. Avare et amateur des richesses, comme il l’étoit, il eût passé la journée à se repaître les yeux de la vue de tant d’or, s’il n’eût songé qu’il étoit venu pour l’enlever et pour en charger ses dix mulets. Il en prend un nombre de sacs, autant qu’il en peut porter ; et en venant à la porte pour la faire ouvrir, l’esprit rempli de toute autre idée que ce qui lui importoit davantage, il se trouve qu’il oublie le mot nécessaire, et au lieu de Sésame, il dit : Orge, ouvre-toi ; et il est bien étonné de voir que la porte, loin de s’ouvrir, demeure fermée. Il nomme plusieurs autres noms de grains, autres que celui qu’il falloit, et la porte ne s’ouvre pas.
Cassim ne s’attendoit pas à cet événement. Dans le grand danger où il se voit, la frayeur se saisit de sa personne, et plus il fait d’efforts pour se souvenir du mot de Sésame, plus il embrouille sa mémoire, et bientôt ce mot est pour lui absolument comme si jamais il n’en avoit entendu parler. Il jette par terre les sacs dont il étoit chargé, il se promène à grands pas dans la grotte, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et toutes les richesses dont il se voit environné ne le touchent plus. Laissons Cassim déplorant son sort, il ne mérite pas de compassion.
Les voleurs revinrent à leur grotte vers le midi ; et quand ils furent à peu de distance, et qu’ils eurent vu les mulets de Cassim autour du rocher, chargés de coffres, inquiets de cette nouveauté, ils avancèrent à toute bride, et firent prendre la fuite aux dix mulets que Cassim avoit négligé d’attacher, et qui paissoient librement ; de manière qu’ils se dispersèrent de çà et de là dans la forêt, si loin qu’ils les eurent bientôt perdus de vue.
Les voleurs ne se donnèrent par la peine de courir après les mulets : il leur importoit davantage de trouver celui à qui ils appartenoient. Pendant que quelques-uns tournent autour du rocher pour le chercher, le capitaine, avec les autres, met pied à terre et va droit à la porte le sabre à la main, prononce les paroles, et la porte s’ouvre.
Cassim qui entendit le bruit des chevaux du milieu de la grotte, ne douta pas de l’arrivée des voleurs, non plus que de sa perte prochaine. Résolu au moins à faire un effort pour échapper de leurs mains, et se sauver, il s’était tenu prêt a se jeter dehors dès que la porte s’ouvrirait. Il ne la vit pas plutôt ouverte, après avoir entendu prononcer le mot de Sésame, qui était échappé de sa mémoire, qu’il s’élança en sortant si brusquement, qu’il renversa le capitaine par terre. Mais il n’échappa pas aux autres voleurs, qui avoient aussi le sabre à la main, et qui lui ôtèrent la vie sur-le-champ.
Le premier soin des voleurs après cette exécution, fut d’entrer dans la grotte : ils trouvèrent près de la porte, les sacs que Cassim avait commencé d’enlever pour les emporter, et en charger ses mulets ; et ils les remirent à leur place sans s’apercevoir de ceux qu’Ali Baba avait emportés auparavant. En tenant conseil et en délibérant ensemble sur cet événement, ils comprirent bien comment Cassim avait pu sortir de la grotte ; mais qu’il y eût pu entrer, c’est ce qu’ils ne pouvaient s’imaginer. Il leur vint en pensée qu’il pouvait être descendu par le haut de la grotte ; mais l’ouverture par où le jour y venait, était si élevée, et le haut du rocher était si inaccessible par dehors, outre que rien ne leur marquait qu’il l’eût fait, qu’ils tombèrent d’accord que cela était hors de leur connaissance. Qu’il fût entré par la porte, c’est ce qu’ils ne pouvaient se persuader, à moins qu’il n’eût eu le secret de la faire ouvrir ; mais ils te noient pour certain qu’ils étaient les seuls qui l’avoient, en quoi ils se trompaient, en ignorant qu’ils avoient été épiés par Ali Baba qui le savait.
De quelque manière que la chose fût arrivée, comme il s’agissait que leurs richesses communes fussent en sûreté, ils convinrent de faire quatre quartiers du cadavre de Cassim, et de le mettre près de la porte en dedans de la grotte, deux d’un côté, deux de l’autre, pour épouvanter quiconque aurait la hardiesse de faire une pareille entreprise ; sauf à ne revenir dans la grotte que dans quelque temps, après que la puanteur du cadavre serait exhalée. Cette résolution prise, ils l’exécutèrent ; et quand ils n’eurent plus rien qui les arrêtât, ils laissèrent le lieu de leur retraite bien fermé, remontèrent à cheval, et allèrent battre la campagne sur les routes fréquentées par les caravanes, pour les attaquer et exercer leurs brigandages accoutumés.
La femme de Cassim cependant fut dans une grande inquiétude quand elle vit qu’il était nuit close et que son mari n’était pas revenu. Elle alla chez Ali Baba tout alarmée, et elle dit : « Beau-frère, vous n’ignorez pas, comme je le crois, que Cassim votre frère est allé à la forêt, et pour quel sujet. Il n’est pas encore revenu, et voilà la nuit avancée ; je crains que quelque malheur ne lui soit arrivé. »
Ali Baba s’était douté de ce voyage de son frère, après le discours qu’il lui avait tenu ; et ce fut pour cela qu’il s’était abstenu d’aller à la forêt ce jour là, afin de ne lui pas donner d’ombrage. Sans lui faire aucun reproche dont elle pût s’offenser, ni son mari, s’il eût été vivant, il lui dit qu’elle ne devait pas encore s’alarmer, et que Cassim apparemment avait jugé à propos de ne rentrer dans la ville que bien avant dans la nuit.
La femme de Cassim le crut ainsi, d’autant plus facilement, quelle considéra combien il était important que son mari fit la chose secrètement. Elle retourna chez elle, et elle attendit patiemment jusqu’à minuit. Mais après cela ses alarmes redoublèrent avec une douleur d’autant plus sensible, qu’elle ne pouvait la faire éclater, ni la soulager par des cris dont elle vit bien que la cause devait être cachée au voisinage. Alors, si sa faute était irréparable, elle se repentit de la folle curiosité qu’elle avait eue, par une envie condamnable de pénétrer dans les affaires de son beau-frère et de sa belle-sœur. Elle passa la nuit dans les pleurs ; et dès la pointe du jour elle courut chez eux, et elle leur annonça le sujet qui l’amenait, plutôt par ses larmes que par ses paroles.
Ali Baba n’attendit pas que sa belle-sœur le priât de se donner la peine d’aller voir ce que Cassim était devenu. Il partit sur-le-champ avec ses trois ânes, après lui avoir recommandé de modérer son affliction, et il alla à la forêt. En approchant du rocher, après n’avoir vu dans le chemin ni son frère, ni les dix mulets, il fut étonné du sang répandu qu’il aperçut près de la porte, et il en prit un mauvais augure. Il se présenta devant la porte, il prononça les paroles, elle s’ouvrit ; et il fut frappé du triste spectacle du corps de son frère mis en quatre quartiers. Il n’hésita pas sur le parti qu’il devait prendre, pour rendre les derniers devoirs à son frère, en oubliant le peu d’amitié fraternelle qu’il avoit eue pour lui. Il trouva dans la grotte de quoi faire deux paquets des quatre quartiers, dont il fit la charge d’un de ses ânes, avec du bois pour les cacher. Il chargea les deux autres ânes de sacs pleins d’or et de bois par-dessus, comme la première fois, sans perdre de temps ; et dès qu’il eut achevé, et qu’il eut commandé à la porte de se refermer, il reprit le chemin de la ville ; mais il eut la précaution de s’arrêter à la sortie de la forêt, assez de temps pour n’y rentrer que de nuit. En arrivant, il ne fit entrer chez lui que les deux ânes chargés d’or ; et après avoir laissé à sa femme le soin de les décharger, et lui avoir fait part en peu de mots de ce qui était arrivé à Cassim, il conduisit l’autre âne chez sa belle-sœur.
Ali Baba frappa à la porte, qui lui fut ouverte par Morgiane : cette Morgiane était une esclave adroite, entendue, et féconde en inventions pour faire réussir les choses les plus difficiles ; et Ali Baba la connoissoit pour telle. Quand il fut entré dans la cour, il déchargea l’âne du bois et des deux paquets ; et en prenant Morgiane à part : « Morgiane, dit-il, la première chose que je te demande, c’est un secret inviolable : tu vas voir combien il nous est nécessaire autant à ta maîtresse qu’à moi. Voilà le corps de ton maître dans ces deux paquets, il s’agit de le faire enterrer comme s’il était mort de sa mort naturelle. Fais-moi parler à ta maîtresse, et sois attentive à ce que je lui dirai. »
Morgiane avertit sa maîtresse, et Ali Baba qui la suivait, entra.
« Hé bien, beau-frère, demanda la belle-sœur à Ali Baba avec grande impatience, quelle nouvelle apportez-vous de mon mari ? Je n’aperçois rien sur votre visage qui doive me consoler. »
« Belle-sœur, répondit Ali Baba, je ne puis vous rien dire, qu’auparavant vous ne me promettiez de m’écouter depuis le commencement jusqu’à la fin sans ouvrir la bouche. Il ne vous est pas moins important qu’à moi, dans ce qui est arrivé, de garder un grand secret pour votre bien, et pour votre repos. »
« Ah, s’écria la belle -sœur sans élever la voix, ce préambule me fait connaître que mon mari n’est plus ; mais en même temps je connais la nécessité du secret que vous me demandez. Il faut bien que je me fasse violence : dites , je vous écoute. »
Ali Baba raconta à sa belle-sœur, tout le succès de son voyage jusqu’à son arrivée avec le corps de Cassim.
« Belle-sœur, ajouta-t-il, voilà un sujet d’affliction pour vous d’autant plus grand que vous vous y attendiez moins. Quoique le mal soit sans remède, si quelque chose néanmoins est capable de vous consoler, je vous offre de joindre le peu de bien que Dieu m’a envoyé au vôtre, en vous épousant, et en vous assurant que ma femme n’en sera pas jalouse, et que vous vivrez bien ensemble. Si la proposition vous agrée, il faut songer à faire en sorte qu’il paroisse que mon frère est mort de sa mort naturelle ; et c’est un soin dont il me semble que vous pouvez vous reposer sur Morgiane, et j’y contribuerai de mon côté de tout ce qui sera en mon pouvoir. »
Quel meilleur parti pouvoit prendre la veuve de Cassim, que celui qu’Ali Baba lui proposait, elle qui, avec les biens qui lui demeuraient par la mort de son premier mari, en trouvait un autre plus riche qu’elle ; et qui, par la découverte du trésor qu’il avait faite, pouvait le devenir davantage ? Elle ne refusa pas le parti, elle le regarda au contraire comme un motif raisonnable de consolation. En essuyant ses larmes qu’elle avait commencé de verser en abondance, en supprimant les cris perçants ordinaires aux femmes qui ont perdu leurs maris, elle témoigna suffisamment à Ali Baba qu’elle acceptait son offre.
Ali Baba laissa la veuve de Cassim dans cette disposition ; et après avoir recommandé à Morgiane de bien s’acquitter de son personnage, il retourna chez lui avec son âne.
Morgiane ne s’oublia pas ; et elle sortit en même temps qu’Ali Baba, et alla chez un apothicaire qui était dans le voisinage : elle frappe à la boutique, on ouvre, elle demande d’une sorte de tablette très-salutaire dans les maladies les plus dangereuses. L’apothicaire lui en donna pour l’argent qu’elle avait présenté, en demandant qui était malade chez son maître ?
« Ah, dit-elle avec un grand soupir, c’est Cassim lui-même, mon bon maître ! On n’entend rien à sa maladie, il ne parle, ni ne peut manger. »
Avec ces paroles, elle emporte les tablettes dont véritablement Cassim n’était plus en état de faire usage.
Le lendemain, la même Morgiane vient chez le même apothicaire, et demande, les larmes aux yeux, d’une essence dont on a voit coutume de ne faire prendre aux malades qu’à la dernière extrémité ; et on n’espérait rien de leur vie, si cette essence ne les faisait revivre.
« Hélas, dit-elle avec une grande affliction, en la recevant des mains de l’apothicaire, je crains fort que ce remède ne fasse pas plus d’effet que les tablettes ! Ah, que je perds un bon maitre ! »
D’un autre côté, comme on vit toute la journée Ali Baba et sa femme d’un air triste faire plusieurs allées et venues chez Cassim, on ne fut pas étonné sur le soir d’entendre des cris lamentables de la femme de Cassim, et sur-tout de Morgiane, qui annonçaient que Cassim était mort.
Le jour suivant de grand matin, le jour ne faisait que commencer à paraître, Morgiane qui savait qu’il y avait sur la place un bon homme de savetier fort vieux, qui ouvrait tous les jours sa boutique le premier, long-temps avant les autres, sort, et va le trouver. En l’abordant, et en lui donnant le bonjour, elle lui mit une pièce d’or dans la main.
Baba Moustafa, connu de tout le monde sous ce nom, Baba Moustafa, dis-je, qui était naturellement gai, et qui avait toujours le mot pour rire, en regardant la pièce d’or, à cause qu’il n’était pas encore bien jour, et en voyant que c’était de l’or : « Bonne étrenne ! Dit-il, de quoi s’agit-il ? Me voilà prêt à bien faire. »
« Baba Moustafa, lui dit Morgiane, prenez ce qui vous est nécessaire pour coudre, et venez avec moi promptement ; mais à condition que je vous banderai les yeux, quand nous serons dans un tel endroit. »
À ces paroles, Baba Moustafa fît le difficile.
« Oh, oh, reprit-il, vous voulez donc me faire faire quelque chose contre ma conscience , ou contre mon honneur ? »
En lui mettant une autre pièce d’or dans la main : « Dieu garde, reprit Morgiane, que j’exige rien de vous, que vous ne puissiez faire en tout honneur. Venez seulement, et ne craignez rien. »
Baba Moustafa se laissa mener ; et Morgiane, après lui avoir bandé les yeux avec un mouchoir à l’endroit qu’elle avait marqué, le mena chez défunt son maître, et elle ne lui ôta le mouchoir que dans la chambre où elle avait mis le corps, chaque quartier à sa place. Quand elle le lui eut ôté : « Baba Moustafa, dit-elle, c’est pour vous faire coudre les pièces que voilà, que je vous ai amené. Ne perdez pas de temps ; et quand vous aurez fait, je vous donnerai une autre pièce d’or. »
Quand Baba Moustafa eut achevé, Morgiane lui rebanda les jeux dans la même chambre ; et après lui avoir donné la troisième pièce d’or qu’elle lui avait promise, et lui avoir recommandé le secret, elle le remena jusqu’à l’endroit où elle lui avait bandé les jeux en l’amenant ; et là, après lui avoir encore ôté le mouchoir, elle le laissa retourner chez lui ; en le conduisant de vue jusqu’à ce qu’elle ne le vit plus, afin de lui ôter la curiosité de revenir sur ses pas pour l’observer elle-même.
Morgiane avait fait chauffer de l’eau pour laver le corps de Cassim. Ainsi Ali Baba, qui arriva comme elle venait de rentrer, le lava, le parfuma d’encens, et l’ensevelit avec les cérémonies accoutumées. Le menuisier apporta aussi la bière, qu’Ali Baba avait pris le soin de commander.
Afin que le menuisier ne pût s’apercevoir de rien, Morgiane reçut la bière à la porte ; et après l’avoir payé et renvoyé, elle aida à Ali Baba à mettre le corps dedans ; et quand Ali Baba eut bien cloué les planches par-dessus, elle alla à la mosquée avertir que tout étoit prêt pour l’enterrement. Les gens de la mosquée destinés pour laver les corps morts, s’offrirent pour venir s’acquitter de leur fonction ; mais elle leur dit que la chose était faite.
Morgiane de retour, ne faisait que de rentrer, quand l’iman et d’autres ministres de la mosquée arrivèrent. Quatre voisins assemblés chargèrent la bière sur leurs épaules ; et en suivant l’iman, qui récitait des prières, ils la portèrent au cimetière. Morgiane en pleurs, comme esclave du défunt, suivit la tête nue, en poussant des cris pitoyables, en se frappant la poitrine de grands coups, et en s’arrachant les cheveux ; et Ali Baba marchait après, accompagné des voisins qui se détachoient tour-à-tour, de temps en temps, pour relayer et soulager les autres voisins qui portaient la bière, jusqu’à ce qu’on arrivât au cimetière.
Pour ce qui est de la femme de Cassim, elle resta dans sa maison, en se désolant et en poussant des cris lamentables avec les femmes du voisinage, qui, selon la coutume, y accoururent pendant la cérémonie de l’enterrement, et qui en joignant leurs lamentations aux siennes, remplirent tout le quartier de tristesse bien loin aux environs.
De la sorte, la mort funeste de Cassim fut cachée et dissimulée entre Ali Baba, sa femme, la veuve de Cassim et Morgiane, avec un ménagement si grand, que personne de la ville, loin d’en avoir connaissance, n’en eut pas le moindre soupçon.
Trois ou quatre jours après l’enterrement de Cassim, Ali Baba transporta le peu de meubles qu’il avait, avec l’argent qu’il avait enlevé du trésor des voleurs, qu’il ne porta que la nuit dans la maison de la veuve de son frère, pour s’y établir, ce qui fit connaître son nouveau mariage avec sa belle-sœur. Et comme ces sortes de mariages ne sont pas extraordinaires dans notre religion, personne n’en fut surpris.
Quant à la boutique de Cassim, Ali Baba avait un fils, qui depuis quelque temps avait achevé son apprentissage chez un autre gros marchand, qui avait toujours rendu témoignage de sa bonne conduite, il la lui donna avec promesse, s’il continuait de se gouverner sagement, qu’il ne serait pas long-temps à le marier avantageusement selon son état.
Laissons Ali Baba jouir des commencements de sa bonne fortune, et parlons des quarante voleurs. Ils revinrent à leur retraite de la forêt, dans le temps dont ils étaient convenus ; mais ils furent dans un grand étonnement de ne pas trouver le corps de Cassim, et il augmenta quand ils se furent aperçus de la diminution de leurs sacs d’or.
« Nous sommes découverts et perdus, dit le capitaine, si nous n’y prenons garde. Et si nous ne cherchons promptement à y apporter le remède, insensiblement nous allons perdre tant de richesses, que nos ancêtres et nous avons amassées avec tant de peine et de fatigues. Tout ce que nous pouvons juger du dommage qu’on nous a fait, c’est que le voleur que nous avons surpris a eu le secret de faire ouvrir la porte, et que nous sommes arrivés heureusement à point nommé dans le temps qu’il en allait sortir. Mais il n’était pas le seul, un autre doit l’avoir comme lui. Son corps emporté et notre trésor diminué, en sont des marques incontestables. Et comme il n’y a pas d’apparence que plus de deux personnes aient eu ce secret, après avoir fait périr l’un, il faut que nous fassions périr l’autre de même. Qu’en dites-vous, braves gens, n’êtes-vous pas de même avis que moi ? »
La proposition du capitaine des voleurs fut trouvée si raisonnable par sa compagnie, qu’ils l’approuvèrent tous, et qu’ils tombèrent d’accord qu’il fallait abandonner toute autre entreprise, pour ne s’attacher uniquement qu’à celle-ci, et ne s’en départir qu’il n’y eussent réussi.
« Je n’en attendois pas moins de votre courage et de votre bravoure, reprit le capitaine ; mais avant toute chose, il faut que quelqu’un de vous, hardi, adroit et entreprenant aille à la ville, sans armes, et en habit de voyageur et d’étranger, et qu’il emploie tout son savoir-faire pour découvrir si on n’y parle pas de la mort étrange de celui que nous avons massacré comme il le méritait, qui il était, et en quelle maison il demeurait ? C’est ce qu’il nous est important que nous sachions d’abord, pour ne rien faire dont nous ayons lieu de nous repentir, en nous découvrant nous-mêmes dans un pays où nous sommes inconnus depuis si long-temps, et où nous avons un si grand intérêt de continuer de l’être. Mais afin d’animer celui de vous qui s’offrira pour se charger de cette commission, et l’empêcher de se tromper, en nous venant faire un rapport faux, au lieu d’un véritable qui seroit capable de causer notre ruine, je vous demande si vous ne jugez pas à propos qu’en ce cas-là il se soumette à la peine de mort. »
Sans attendre que les autres donnassent leurs suffrages : « Je m’y soumets, dit l’un des voleurs, et je fais gloire d’exposer ma vie, en me chargeant de la commission. Si je n’y réussis pas, vous vous souviendrez au moins que je n’aurai manqué ni de bonne volonté, ni de courage, pour le bien commun de la troupe. »
Ce voleur, après avoir reçu de grandes louanges du capitaine et de ses camarades, se déguisa de manière que personne ne pouvait le prendre pour ce qu’il était. En se séparant de la troupe, il partit la nuit, et il prit si bien ses mesures, qu’il entra dans la ville dans le temps que le jour ne faisait que commencer à paraître. Il avança jusqu’à la place, où il ne vit qu’une seule boutique ouverte, et c’était celle de Baba Moustafa.
Baba Moustafa était assis sur son siége, l’alêne à la main, prêt à travailler de son métier. Le voleur alla l’aborder, en lui souhaitant le bon jour ; et comme il se fut aperçu de son grand âge : « Bon-homme, dit-il, vous commencez à travailler de grand matin ; il n’est pas possible que vous y voyiez encore clair, âgé comme vous l’êtes ; et quand il feroit plus clair, je doute que vous ayiez d’assez bons yeux pour coudre ? »
« Qui que vous soyez, reprit Baba Moustafa, il faut que vous ne me connaissiez pas. Si vieux que vous me voyez, je ne laisse pas d’avoir les yeux excellents ; et vous n’en douterez pas quand vous saurez qu’il n’y a pas long-temps que j’ai cousu un mort dans un lieu où il ne faisait guère plus clair qu’il fait présentement. »
Le voleur eut une grande joie de s’être adressé en arrivant à un homme qui d’abord, comme il n’en douta pas, lui donnait de lui-même nouvelle de ce qui l’avait amené, sans le lui demander.
« Un mort, reprit-il avec étonnement ! » Et pour le faire parler : « Pourquoi coudre un mort, ajouta-t-il ? Vous voulez dire apparemment que vous avez cousu le linceul dans lequel il a été enseveli. »
« Non, non, reprit Baba Moustafa : je sais ce que je veux dire. Vous voudriez me faire parler, mais vous n’en saurez pas davantage. »
Le voleur n’avait pas besoin d’un éclaircissement plus ample pour être persuadé qu’il avait découvert ce qu’il était venu chercher. Il tira une pièce d’or ; et en la mettant dans la main de Baba Moustafa , il lui dit :
« Je n’ai garde de vouloir entrer dans votre secret, quoique je puisse vous assurer que je ne le divulguerons pas, si vous me l’aviez confié. La seule chose dont je vous prie, c’est de me faire la grâce de m’enseigner, ou de venir me montrer la maison où vous avez cousu ce mort ? »
« Quand j’aurais la volonté de vous accorder ce que vous me demandez, reprit Baba Moustafa, en tenant la pièce d’or prêt à la rendre, je vous assure que je ne pourrais pas le faire : vous devez m’en croire sur ma parole. En voici la raison : c’est qu’on m’a mené jusqu’à un certain endroit où l’on m’a bandé les yeux, et de là je me suis laissé conduire jusque dans la maison, d’où après avoir fait ce que je devais faire, on me ramena de la même manière jusqu’au même endroit. Vous voyez l’impossibilité qu’il y a que je puisse vous rendre service. »
« Au moins, repartit le voleur, vous devez vous souvenir à-peu-près du chemin qu’on vous a fait faire les yeux bandés. Venez, je vous prie, avec moi, je vous banderai les yeux en cet endroit-là, et nous marcherons ensemble par le même chemin et par les mêmes détours, que vous pourrez vous remettre dans la mémoire d’avoir marché ; et comme toute peine mérite récompense, voici une autre pièce d’or. Venez, faites-moi le plaisir que je vous demande. » Et en disant ces paroles il lui mit une autre pièce dans la main.
Les deux pièces d’or tentèrent Baba Moustafa ; il les regarda quelque temps de sa main sans dire mot, en se consultant pour savoir ce qu’il devait faire. Il tira enfin sa bourse de son sein, et en les mettant dedans : « Je ne puis vous assurer, dit-il au voleur, que je me souvienne précisément du chemin qu’on me fit faire ; mais puisque vous le voulez ainsi, allons, je ferai ce que je pourrai pour m’en souvenir. »
Baba Moustafa se leva à la grande satisfaction du voleur ; et sans fermer sa boutique, où il n’y avait rien de conséquence à perdre, il mena le voleur avec lui jusqu’à l’endroit où Morgiane lui avait bandé les jeux. Quand ils furent arrivés : « C’est ici, dit Baba Moustafa, qu’on m’a bandé, et j’étais tourné comme vous me voyez. Le voleur qui avait son mouchoir prêt, les lui banda, et il marcha à côté de lui, en partie en le conduisant, en partie en se laissant conduire par lui, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât.
« Il me semble, dit Baba Moustafa, que je n’ai point passé plus loin. » Et il se trouva véritablement devant la maison de Cassim, où Ali Baba demeurent alors. Avant de lui ôter le mouchoir de devant les yeux, le voleur fit promptement une marque à la porte avec de la craie qu’il tenoit prête ; et quand il le lui eut ôté, il lui demanda s’il savait à qui appartenoit la maison ? Baba Moustafa lui répondit qu’il n’étoit pas du quartier, et ainsi qu’il ne pouvait lui en rien dire.
Comme le voleur vit qu’il ne pouvait apprendre rien davantage de Baba Moustafa, il le remercia de la peine qu’il lui avait fait prendre ; et après qu’il l’eut quitté et laissé retourner à sa boutique, il reprit le chemin de la forêt, persuadé qu’il serait bien reçu.
Peu de temps après que le voleur et Baba Moustafa se furent séparés, Morgiane sortit de la maison d’Ali Baba pour quelqu’affaire ; et en revenant, elle remarqua la marque que le voleur y avait faite ; elle s’arrêta pour y faire attention.
« Que signifie cette marque, dit-elle en elle-même, quelqu’un voudrait-il du mal à mon maître, ou l’a-t-on faite pour se divertir ? À quelque intention qu’on l’ait pu faire, ajouta-t-elle, il est bon de se précautionner contre tout événement. »
Elle prend aussitôt de la craie ; et comme les deux ou trois portes au-dessus et au-dessous étaient semblables, elle les marqua au même endroit, et elle rentra dans la maison sans parler de ce qu’elle venait de faire, ni à son maître ni à sa maîtresse.
Le voleur cependant qui continuoit son chemin, arriva à la forêt, et rejoignit sa troupe de bonne heure. En arrivant, il fit rapport du succès de son voyage, en exagérant le bonheur qu’il avait eu d’avoir trouvé d’abord un homme par lequel il avait appris le fait dont il était venu s’informer, ce que personne que lui n’eût pu lui apprendre. Il fut écouté avec une grande satisfaction ; et le capitaine, en prenant la parole, après l’avoir loué de sa diligence : « Camarades, dit-il en s’adressant à tous, nous n’avons pas de temps à perdre, partons bien armés, sans qu’il paroisse que nous le soyons ; et quand nous serons entrés dans la ville séparément, les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçon, que le rendez-vous soit dans la grande place, les uns d’un côté, les autres de l’autre, pendant que j’irai reconnaître la maison avec notre camarade, qui vient de nous apporter une si bonne nouvelle, afin que là-dessus je juge du parti qui nous conviendra le mieux. »
Le discours du capitaine des voleurs fut applaudi, et ils furent bientôt en état de partir. Ils défilèrent deux à deux, trois à trois ; et en marchant à une distance raisonnable les uns des autres, ils entrèrent dans la ville sans donner aucun soupçon. Le capitaine et celui qui étoit venu le matin, y entrèrent les derniers. Celui-ci mena le capitaine dans la rue où il avait marqué la maison d’Ali Baba ; et quand il fut devant une des portes qui avoit été marquée par Morgiane, il la lui fit remarquer, en lui disant que c’étoit celle-là. Mais en continuant leur chemin sans s’arrêter, afin de ne pas se rendre suspects, comme le capitaine eut observé que la porte qui suivoit étoit marquée de la même marque et au même endroit, il le fit remarquer à son conducteur, et il lui demanda si c’étoit celle-ci ou la première ? Le conducteur demeura confus, et il ne sut que répondre, encore moins quand il eut vu avec le capitaine que les quatre ou cinq portes qui suivoient, avoient aussi la même marque. Il assura au capitaine, avec serment, qu’il n’en avoit marqué qu’une.
« Je ne sais, ajouta-t-il, qui peut avoir marqué les autres avec tant de ressemblance ; mais dans cette confusion, j’avoue que je ne peux distinguer laquelle est celle que j’ai marquée. »
Le capitaine qui vit son dessein avorté, se rendit à la grande place, ou il fit dire à ses gens par le premier qu’il rencontra, qu’ils avoient perdu leur peine et fait un voyage inutile, et qu’ils n’avoient d’autre parti à prendre que de reprendre le chemin de leur retraite commune. Il en donna l’exemple, et ils le suivirent tous dans le même ordre qu’ils étoient venus.
Quand la troupe se fut rassemblée dans la forêt, le capitaine leur expliqua la raison pourquoi il les avait fait revenir. Aussitôt le conducteur fut déclaré digne de mort tout d’une voix, et il s’y condamna lui-même, en reconnaissant qu’il aurait dû prendre mieux ses précautions, et il présenta le col avec fermeté à celui qui se présenta pour lui couper la tête.
Comme il s’agissait, pour la conservation de la bande, de ne pas laisser sans vengeance le tort qui lui avoit été fait, un autre voleur, qui se promit de mieux réussir que celui qui venoit d’être châtié, se présenta, et demanda en grâce d’être préféré. Il est écouté. Il marche ; il corrompt Baba Moustafa, comme le premier l’avoit corrompu, et Baba Moustafa lui fait connoître la maison d’Ali Baba les yeux bandés. Il la marque de rouge dans un endroit moins apparent, en comptant que c’étoit un moyen sûr pour la distinguer d’avec celles qui étoient marquées de blanc.
Mais peu de temps après, Morgiane sortit de la maison comme le jour précédent ; et quand elle revint, la marque rouge n’échappa pas à ses yeux clairvoyans. Elle fit le même raisonnement qu’elle avoit fait, et elle ne manqua pas de faire la même marque de crayon rouge aux autres portes voisines et aux mêmes endroits.
Le voleur à son retour vers sa troupe dans la forêt, ne manqua pas de faire valoir la précaution qu’il avoit prise comme infaillible, disoit-il, pour ne pas confondre la maison d’Ali Baba avec les autres. Le capitaine et ses gens croient avec lui que la chose doit réussir. Ils se rendent à la ville dans le même ordre et avec les mêmes soins qu’auparavant, armés aussi de même, prêts à faire le coup qu’ils méditoient ; et le capitaine et le voleur, en arrivant, vont à la rue d’Ali Baba ; mais ils trouvent la même difficulté que la première fois. Le capitaine en est indigné, et le voleur dans une confusion aussi grande que celui qui l’avoit précédé avec la même commission.
Ainsi le capitaine fut contraint de se retirer encore ce jour-là avec ses gens, aussi peu satisfait que le jour d’auparavant. Le voleur, comme auteur de la méprise, subit pareillement le châtiment auquel il s’étoit soumis volontairement.
 » Le capitaine qui vit sa troupe diminuée de deux braves sujets, craignit de la voir diminuer davantage s’il continuoit de s’en rapporter à d’autres pour être informé au vrai de la maison d’Ali Baba. Leur exemple lui fit connoître qu’ils n’étoient propres, tous, qu’à des coups de main et nullement à agir de tête dans les occasions. Il se chargea de la chose lui-même ; il vint à la ville, et avec l’aide de Baba Moustafa, qui lui rendit le même service qu’aux deux députés de sa troupe, il ne s’amusa pas à faire aucune marque pour connoître la maison d’Ali Baba ; mais il l’examina si bien, non-seulement en la considérant attentivement, mais même en passant et en repassant à diverses fois par-devant, qu’il n’étoit pas possible qu’il s’y méprît.
Le capitaine des voleurs, satisfait de son voyage, et instruit de ce qu’il avoit souhaité, retourna à la forêt ; et quand il fut arrivé dans la grotte, où sa troupe l’attendoit : « Camarades, dit-il, rien enfin ne peut plus nous empêcher de prendre une pleine vengeance du dommage qui nous a été fait. Je connois avec certitude la maison du coupable sur qui elle doit tomber ; et dans le chemin, j’ai songé aux moyens de la lui faire sentir si adroitement, que personne ne pourra avoir connoissance du lieu de notre retraite, non plus que de notre trésor ; car c’est le but que nous devons avoir dans notre entreprise, autrement, au lieu de nous être utile, elle nous seroit funeste. Pour parvenir à ce but, continua le capitaine, voici ce que j’ai imaginé. Quand je vous l’aurai exposé, si quelqu’un sait un expédient meilleur, il pourra le communiquer. »
Alors il leur expliqua de quelle manière il prétendoit s’y comporter ; et comme ils lui eurent tous donné leur approbation, il les chargea, en se partageant dans les bourgs et dans les villages d’alentour, et même dans les villes, d’acheter des mulets, jusqu’au nombre de dix-neuf, et trente-huit grands vases de cuir à transporter de l’huile, l’un plein, et les autres vuides.
En deux ou trois jours de temps, les voleurs eurent fait tout cet amas. Comme les vases vuides étoient un peu étroits par la bouche pour l’exécution de son dessein, le capitaine les fit un peu élargir ; et après avoir fait entrer un de ses gens dans chacun avec les armes qu’il avoit jugées nécessaires, en laissant ouvert ce qu’il avoit fait découdre, afin de leur laisser la respiration libre, il les ferma de manière qu’ils paroissoient pleins d’huile ; et pour les mieux déguiser, il les frotta par le dehors d’huile, qu’il prit du vase qui en étoit plein.
Les choses ainsi disposées, quand les mulets furent chargés des trente-sept voleurs, sans y comprendre le capitaine, chacun caché dans un des vases, et du vase qui étoit plein d’huile, leur capitaine, comme conducteur, prit le chemin de la ville, dans le temps qu’il avoit résolu, et y arriva à la brune, environ une heure après le coucher du soleil, comme il se l’étoit proposé. Il y entra, et il alla droit à la maison d’Ali Baba, dans le dessein de frapper à la porte, et de demander à y passer la nuit avec ses mulets, sous le bon plaisir du maître. Il n’eut pas la peine de frapper : il trouva Ali Baba à la porte qui prenoit le frais après le soupe. Il fît arrêter ses mulets ; et en s’adressant à Ali Baba : « Seigneur, dit-il, j’amène l’huile que vous voyez, de bien loin, pour la vendre demain au marché ; et à l’heure qu’il est, je ne sais où aller loger. Si cela ne vous incommode pas, faites-moi le plaisir de me recevoir chez vous pour y passer la nuit : je vous en aurai obligation. »
Quoiqu’Ali Baba eût vu dans la forêt celui qui lui parloit, et même entendu sa voix, comment eût-il pu le reconnoître pour le capitaine des quarante voleurs, sous le déguisement d’un marchand d’huile ?
« Vous êtes le bien-venu, lui dit-il, entrez. » Et en disant ces paroles, il lui fit place pour le laisser entrer avec ses mulets, comme il le fit.