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Le conte précédent : Histoire du prince Habib et de Dorrat Algoase


Histoire du roi Sapor, souverain des isle Bellour ; de Camar Alzeman, fille du génie Alatrous, et de Dorrat Algoase

« LE roi Sapor, dont l’empire s’étendait sur les isles Bellour, était le plus puissant des monarques qui régnaient aux extrémités de la mer et de l’Orient. Quoiqu’il eût successivement uni son sort à celui de plusieurs princesses, aucune ne l’avait rendu père. Cette pensée l’affligeait, et il se disait souvent à lui-même : « Que deviendra bientôt cette puissance que j’ai acquise avec tant de peine et de fatigue ? Que deviendrai-je moi-même, lorsque je serai plus avancé en âge, et que mes forces commenceront à s’affaiblir ? Si j’avois un fils, il serait la consolation de ma vieillesse et le soutien de mon autorité. »
 » Tandis que le roi Sapor était plongé dans ces réflexions, il vit paraître tout-à-coup devant lui un génie d’une figure agréable, qui le salua poliment, et lui dit :
« Je suis le génie Alâtrous, qui commande à un grand nombre d’autres génies, et je veux vous donner une preuve de mon attachement et de mon estime. Je sais que vous n’avez point eu jusqu’ici d’enfants. Je viens vous indiquer le moyen d’en avoir, et vous proposer pour épouse ma fille Camar Alzeman. Elle passe, à juste titre, pour une beauté accomplie. Les plus puissants rois des génies me l’ont demandée en mariage ; mais aucun n’a pu l’obtenir. Mon estime pour vous, le désir que j’ai de remplir vos vœux les plus chers, m’engagent à vous donner la préférence, et à rechercher votre alliance. Vous aimez la justice, et elle fut toujours la règle de vos actions. J’espère que ma fille vous donnera un fils qui marchera sur vos traces ; et la naissance de cet enfant est assurée, si vous suivez les conseils que je vais vous donner. Redoublez de zèle pour le maintien de l’équité, proscrivez sévèrement l’erreur, les opinions dangereuses, distribuez d’abondantes aumônes aux pauvres, et mettez en liberté les prisonniers. En observant fidellement ces choses, vous obtiendrez enfin ce que vous désirez depuis longtemps. »
« Le roi des isles Bellour remercia le génie, accepta la main de sa fille, et fit dresser le contrat de son union avec la belle Camar Alzeman. Le génie Alâtrous fit signe aux génies ailés qui l’entouraient sans être aperçus, d’aller chercher sa fille. Elle parut aussitôt : son père la prit par la main, et la remit à son époux. Le roi Sapor fut ébloui de sa beauté et de la magnificence de sa parure. Il la conduisit dans le plus bel appartement de son palais, ordonna des fêtes et des réjouissances publiques pour la célébration de son mariage, et exécuta fidèlement tout ce que lui avait dit le génie son beau-père.
« Une si belle union ne fut point stérile, et l’événement justifia bientôt la prédiction du génie. Camar Alzeman devint enceinte, et accoucha, au bout de neuf mois, d’une fille plus belle que l’astre qui préside à la nuit. On prit le plus grand soin de son enfance, et on lui fit apprendre de bonne heure toutes les sciences. Dorrat Algoase devint bientôt un prodige d’esprit et de connaissances. Elle monta sur le trône des isles Bellour, après la mort du roi son père, et un grand nombre de génies vinrent alors se ranger sous son obéissance. »

Le génie Alâbous, après ce peu de mots, piqua son cheval, et disparut. Le prince Habib, étonné de ce qu’il venait d’apprendre, retourna tout pensif vers le château qu’habitait alors l’émir Selama. Au pied de ce château était un vallon, ou plutôt un jardin délicieux planté d’arbres touffus, et arrosé par plusieurs fontaines. Le prince s’y étant enfoncé pour rêver à la belle Dorrat Algoase, aperçut tout-à-coup près d’un bosquet une jeune personne dont la beauté ravissante, et au-dessus de toute expression, semblait ne pouvoir être comparée qu’à celle des Houris. Le prince, à cette vue, se troubla, et ressentit une agitation qui lui était inconnue. « Tant d’attraits, tant de grâces, dit-il en lui-même, ne peuvent appartenir à une simple mortelle. »
Prévenu de cette idée, et craignant que cet objet charmant ne disparût, s’il croyait être aperçu, le prince résolut de se cacher, et choisit un endroit favorable à son dessein . Il y était à peine retiré, qu’il aperçut une troupe d’oiseaux de la grosseur des colombes, dont le plumage brillait des plus vives couleurs, qui vinrent s’abattre aux pieds de la belle inconnue. Ces oiseaux, qui étaient au nombre de quarante, furent aussitôt métamorphosés en autant de jeunes nymphes d’une beauté admirable ; mais cependant bien inférieure à celle qui avait d’abord fixé les regards du prince. Elles s’inclinèrent profondément devant elle, et la saluèrent en l’appelant leur souveraine.
« Pourquoi, leur dit-elle, ne vous êtes-vous pas rendues ici en même temps que moi ? Je vous ai dit que je voulais rendre visite à l’objet de ma tendresse, au prince Habib, fils de l’émir Selama, et je vous ai commandé de me suivre. Qui vous a retenues jusqu’à ce moment ? Pourquoi faites-vous si peu de cas de mes ordres, et ne reconnaissez-vous plus mon empire ? »
« Grande reine, répondirent les nymphes, nous n’avons rien de plus à cœur que de vous témoigner notre respect et notre soumission ; mais nous n’avons pu suivre la rapidité du vol de la belle et tendre Dorrat Algoase. »
Le prince Habib fut transporté de joie lorsqu’il entendit prononcer le nom de Dorrat Algoase, et fut tenté de se précipiter à ses pieds ; mais l’étonnement que lui avait causé tout ce qu’il venait de voir, la crainte et le respect que lui inspirait la reine des génies le retinrent encore.
« Je veux, dit Dorrat Algoase à ses nymphes, attendre ici celui que le ciel me destine pour époux. J’ai quitté pour lui la capitale de mes états, et je viens pour le voir des extrémités du monde. Je sais qu’il se promène souvent dans ce jardin ; et peut-être qu’instruit de notre commune destinée, et de la démarche que l’amour me fait faire, il viendra lui-même me chercher ici. Mais quoi, mon cœur me dit qu’il n’est pas loin, et il me semble l’apercevoir entre ces arbres qui entrelacent leurs rameaux épais ! Pourquoi semble-t-il se cacher ? Que craint-il de se montrer aux yeux de celle qui ne craint pas de lui avouer son amour ? »
Le prince sortit du bosquet, transporté de joie , et courut à Dorrat Algoase. Elle vint elle-même à sa rencontre, et lui adressa deux vers dont le sens était que l’amour la rendait malheureuse au milieu de sa gloire et de sa grandeur, et qu’un regard du prince faisait plus d’impression sur son cœur que les hommages et les respects de tout ce qui l’entourait [1].
Le prince lui répondit qu’il éprouvait les mêmes sentiments depuis que le génie Alâbous, en lui révélant le secret de leurs futures destinées, lui avait tracé le portrait de celle qui devait enflammer son courage, et le faire triompher de tous les obstacles qui s’opposaient encore à leur bonheur. Il ajouta que depuis ce temps tout lui semblait insipide, et que le sommeil n’avait plus pour lui de douceurs.
Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, le prince Habib aperçut un oiseau d’une grosseur extraordinaire qui s’abattit devant eux. L’oiseau secoua ses ailes, et l’on ne vit plus qu’un vieillard vénérable dont la figure portait l’empreinte d’une sagesse douce et aimable. Il s’avança vers les deux amans, et se prosterna devant eux.
« Quel est ce vieillard, dit le prince à Dorrat Algoase ? » « C’est, répondit-elle, un de mes visirs, celui qui m’a conduite ici. » Elle se retourna ensuite du côté du visir, et lui demanda quel motif l’avait engagé à venir avant qu’elle l’eût mandé ?
« Grande reine, répondit-il, je viens vous rendre compte de ce qui se passe dans vos états. Les principaux d’entre les génies demandent à vous voir. Je leur ai dit que vous étiez dans le palais, mais que des affaires indispensables ne vous permettaient pas de vous montrer. Ils ont fait éclater leur mécontentement, et se sont plaints que vous n’aviez pas pour eux les égards qu’ils prétendent mériter. Plusieurs d’entr’eux, génies mal-faisans et dangereux, menacent même de se révolter, et de faire soulever la nation entière des génies. »
Dorrat Algoase fut moins effrayée des menaces des génies, que fâchée de se séparer du prince Habib.
« Que ne puis-je, lui dit-elle, vous emmener avec moi, et serrer dès ce moment les nœuds d’une union qui doit faire notre bonheur ! Mais les destins s’y opposent : vous ne pouvez être à moi qu’après avoir supporté bien des peines et des fatigues. Pensez à moi dans les moments les plus périlleux ; et que le souvenir de Dorrat Algoase, et de ce qu’elle vient de faire pour vous , enflamme votre courage, et vous élève au-dessus de la condition des enfants d’Adam. »
La reine des génies, dit ensuite à son visir de se disposer à la transporter dans ses états. Il reprit aussitôt la forme d’un oiseau d’une grosseur prodigieuse. La reine s’assit sur son dos ; salua le prince Habib, et s’éloigna rapidement, accompagnée des nymphes qui volaient autour d’elle sous la forme d’oiseaux plus petits.
Le prince Habib, après avoir suivi des yeux son amante aussi longtemps qu’il lui fut possible, la perdit de vue. Il demeura quelque temps immobile, tourné du côté où elle avait disparu, et ne put s’empêcher ensuite de verser un torrent de larmes.
Cependant l’émir Selama et son épouse, inquiets de ne pas voir le prince leur fils, le cherchaient de tous côtés. Étant entrés dans le jardin, ils entendirent de loin ses gémissements, et le trouvèrent baigné de larmes, et presque sans connaissance. Ils lui firent respirer de l’eau de rose, et lui prodiguèrent les plus tendres soins. À peine eut-il ouvert les yeux, qu’il recommença à pleurer. Son père et sa mère en firent d’abord autant. Ils lui demandèrent ensuite quel malheur lui était arrivé, et quel sujet faisait couler ses larmes ?

Notes

[1Armaïtani, ya cadhib alban, fi talafi, etc.

Le conte suivant : Histoire de Naama et de Naam