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Histoire du cinquième frère du barbier

 La cent soixante dix huitième nuit

LA vieille souhaita toute sorte de biens à mon frère, elle le remercia de son honnêteté. Comme elle était habillée assez pauvrement, et qu’elle s’humiliait fort devant lui, il crut qu’elle lui demandait l’aumône, et il lui présenta deux pièces d’or. La vieille se retira en arrière avec surprise, comme si mon frère lui eût fait une injure. « Grand Dieu, lui dit-elle, que veut dire ceci ? Serait-il possible Seigneur, que vous me prissiez pour une de ces misérables qui font profession d’entrer hardiment chez les gens pour demander l’aumône ? Reprenez votre argent, je n’en ai pas besoin, Dieu merci : j’appartiens à une jeune dame de cette ville qui est pourvue d’une beauté charmante, et qui est avec cela très-riche ; elle ne me laisse manquer de rien. »

« Mon frère ne fut pas assez fin pour s’apercevoir de l’adresse de la vieille, qui n’avait refusé les deux pièces d’or que pour en attraper davantage. Il lui demanda si elle ne pourrait pas lui procurer l’honneur de voir cette dame : « Très-volontiers, lui répondit-elle , elle sera bien aise de vous épouser, et de vous mettre en possession de tous ses biens en vous faisant maître de sa personne : prenez votre argent et suivez-moi. » Ravi d’avoir trouvé une grosse somme d’argent, et presqu’aussitôt une femme belle et riche, il ferma les yeux à toute autre considération. Il prit les cinq cents pièces d’or, et se laissa conduire par la vieille.

« Elle marcha devant lui, et il la suivit de loin jusqu’à la porte d’une grande maison où elle frappa. Il la rejoignit dans le temps qu’une jeune esclave grecque ouvrait. La vieille le fit entrer le premier, et passer au travers d’une cour bien pavée, et l’introduisit dans une salle dont l’ameublement le confirma dans la bonne opinion qu’on lui avait fait concevoir de la maîtresse de la maison. Pendant que la vieille alla avertir la jeune dame, il s’assit ; et comme il avait chaud, il ôta son turban et le mit près de lui. Il vit bientôt entrer la jeune dame, qui le surprit bien plus par sa beauté, que par la richesse de son habillement. Il se leva dès qu’il l’aperçut. La dame le pria d’un air gracieux de prendre sa place, en s’asseyant près de lui. Elle lui marqua bien de la joie de le voir ; et après lui avoir dit quelques douceurs : « Nous ne sommes pas ici assez commodément, ajouta-t-elle, venez, donnez-moi la main. » À ces mots, elle lui présenta la sienne, et le mena dans une chambre écartée, où elle s’entretint encore quelque temps avec lui ; puis elle le quitta, en lui disant : « Demeurez, je suis à vous dans un moment. » Il attendit ; mais au lieu de la dame, un grand esclave noir arriva le sabre à la main, et regardant mon frère d’un œil terrible : « Que fais-tu ici, lui dit-il fièrement ? » Alnaschar, à cet aspect, fut tellement saisi de frayeur, qu’il n’eut pas la force de répondre. L’esclave le dépouilla, lui enleva l’or qu’il portait, et lui déchargea plusieurs coups de sabre dans les chairs seulement. Le malheureux en tomba par terre, où il resta sans mouvement, quoiqu’il eût encore l’usage de ses sens. Le noir le croyant mort, demanda du sel ; l’esclave grecque en apporta plein un grand bassin. Ils en frottèrent les plaies de mon frère, qui eut la présence d’esprit, malgré la douleur cuisante qu’il souffrait, de ne donner aucun signe de vie. Le noir et l’esclave grecque s’étant retirés, la vieille qui avait fait tomber mon frère dans le piége, vint le prendre par les pieds, et le traîna jusqu’à une trappe qu’elle ouvrit. Elle le jeta dedans, et il se trouva dans un lieu souterrain avec plusieurs corps de gens qui avoient été assassinés. Il s’en aperçut dès qu’il fut revenu à lui, car la violence de sa chute lui avait ôté le sentiment. Le sel dont ses plaies avoient été frottées, lui conserva la vie. Il reprit peu à peu assez de force pour se soutenir ; et au bout de deux jours ayant ouvert la trappe durant la nuit, et remarqué dans la cour un endroit propre à se cacher, il y demeura jusqu’à la pointe du jour. Alors il vit paraître la détestable vieille qui ouvrit la porte de la rue, et partit pour aller chercher une autre proie. Afin qu’elle ne le vît pas, il ne sortit de ce coupe-gorge que quelques moments après elle, et il vint se réfugier chez moi, où il m’apprit toutes les aventures qui lui étaient arrivées en si peu de temps.

« Au bout d’un mois, il fut parfaitement guéri de ses blessures par les remèdes souverains que je lui fis prendre. Il résolut de se venger de la vieille qui l’avait trompé si cruellement. Pour cet effet, il fit une bourse assez grande pour contenir cinq cents pièces d’or ; et, au lieu d’or, il la remplit de morceaux de verre…

Scheherazade, en achevant ces derniers mots, s’aperçut qu’il était jour. Elle n’en dit pas davantage celle nuit ; mais le lendemain, elle poursuivit de cette sorte l’histoire d’Alnaschar :

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