Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome II > Sixième voyage de Sindbad le marin

Le conte précédent : Cinquième voyage de Sindbad le marin


Sixième voyage de Sindbad le marin

 La quatre vingt septième nuit

« NOUS marchâmes tous ensemble, poursuivit Sindbad, jusques à la ville de Serendib ; car c’était dans cette isle que je me trouvais. Les noirs me présentèrent à leur roi. Je m’approchai de son trône où il était assis, et le saluai comme on a coutume de saluer les rois des Indes, c’est-à-dire, que je me prosternai à ses pieds et baisai la terre. Ce prince me fit relever ; et me recevant d’un air très-obligeant, il me fit avancer et prendre place auprès de lui. Il me demanda premièrement comment je m’appelais : lui ayant répondu que je me nommais Sindbad, surnommé le Marin, à cause de plusieurs voyages que j’avais faits par mer, j’ajoutai que j’étais habitant de la ville de Bagdad. « Mais, reprit-il, comment vous trouvez-vous dans mes états, et par où y êtes-vous venu ? »
« Je ne cachai rien au roi, je lui fis le même récit que vous venez d’entendre ; et il en fut si surpris et si charmé, qu’il commanda qu’on écrivit mon aventure en lettres d’or pour être conservée dans les archives de son royaume. On apporta ensuite le radeau, et l’on ouvrit les ballots eu sa présence. Il admira la quantité de bois d’aloës et d’ambre gris, mais surtout les rubis et les émeraudes ; car il n’en avait point dans son trésor qui en approchassent.
« Remarquant qu’il considérait mes pierreries avec plaisir, et qu’il en examinait les plus singulières les unes après les autres, je me prosternai, et pris la liberté de lui dire : « Sire, ma personne n’est pas seulement au service de votre majesté, la charge du radeau est aussi à elle, et je la supplie d’en disposer comme d’un bien qui lui appartient. » Il me dit en souriant : « Sindbad, je me garderai bien d’en avoir la moindre envie, ni de vous ôter rien de ce que Dieu vous a donné. Loin de diminuer vos richesses, je prétends les augmenter ; et je ne veux point que vous sortiez de mes états, sans emporter avec vous des marques de ma libéralité. » Je ne répondis à ces paroles qu’en faisant des vœux pour la prospérité du prince, et qu’en louant sa bonté et sa générosité. Il chargea un de ses officiers d’avoir soin de moi, et me fit donner des gens pour me servir à ses dépens. Cet officier exécuta fidèlement les ordres de son maître, et fit transporter dans le logement où il me conduisit, tous les ballots dont le radeau avait été chargé.
« J’allais tous les jours à certaines heures faire ma cour au roi, et j’employais le reste du temps à voir la ville, et ce qu’il y avait de plus digne de ma curiosité.
« L’isle [1] de Serendib est située justement sous la ligne équinoxiale ; ainsi les jours et les nuits y sont toujours de douze heures, et elle a quatre-vingts [2]paras anges de longueur et autant de largeur. La ville capitale est située à l’extrémité d’une belle vallée, formée par une montagne qui est au milieu de l’isle, et qui est bien la plus haute qu’il y ait au monde. En effet, on la découvre en mer de trois journées de navigation. On y trouve le rubis, plusieurs sortes de minéraux ; et tous les rochers sont, pour la plupart, d’émeri, qui est une pierre métallique dont on se sert pour tailler les pierreries. On y voit toutes sortes d’arbres et de plantes rares, surtout le cèdre et le coco. On pêche aussi des perles le long de ses rivages et aux embouchures de ses rivières ; et quelques-unes de ses vallées fournissent des diamants. Je fis aussi par dévotion un voyage à la montagne, à l’endroit où Adam fut relégué après avoir été banni du paradis terrestre, et j’eus la curiosité de monter jusqu’au sommet.
« Lorsque je fus de retour dans la ville ; je suppliai le roi de me permettre de retourner en mon pays ; ce qu’il m’accorda d’une manière très-obligeante et très-honorable. Il m’obligea à recevoir un riche présent, qu’il fit tirer de son trésor ; et lorsque j’allai prendre congé de lui, il me chargea d’un autre présent bien plus considérable, et en même temps d’une lettre pour le Commandeur des croyants, notre souverain seigneur, en me disant : « Je vous prie de présenter de ma part ce régal et cette lettre au calife Haroun Alraschid, et de l’assurer de mon amitié. » Je pris le présent et la lettre avec respect, en promettant à sa majesté d’exécuter ponctuellement les ordres dont elle me faisait l’honneur de me charger. Avant que je m’embarquasse, ce prince envoya chercher le capitaine et les marchands qui devaient s’embarquer avec moi, et leur ordonna d’avoir pour moi tous les égards imaginables.
« La lettre du roi de Serendib était écrite sur la peau d’un certain animal fort précieux à cause de sa rareté, et dont la couleur tire sur le jaune. Les caractères de celte lettre étaient d’azur ; et voici ce qu’elle contenait en langue indienne :
LE ROI DES INDES, DEVANT QUI MARCHENT
MILLE ÉLÉPHANS, QUI DEMEURE DANS UN
PALAIS DONT LE TOIT BRILLE DE L’ÉCLAT
DE CENT MILLE RUBIS, ET
QUI POSSÈDE EN SON TRÉSOR
VINGT MILLE COURONNES
ENRICHIES DE
DIAMANS ; AU
CALIFE HAROUN
ALRASCHID.
« Quoique le présent que nous vous envoyons, soit peu considérable, ne laissez pas néanmoins de le recevoir en frère et en ami, en considération de l’amitié que nous conservons pour vous dans noire cœur, et dont nous sommes bien aises de vous donner un témoignage. Nous vous demandons la même part dans le vôtre, attendu que nous croyons le mériter, étant d’un rang égal à celui que vous tenez. Nous vous en conjurons en qualité de frère. Adieu. »

« Le présent consistait premièrement en un vase d’un seul rubis, creusé et travaillé en coupe, d’un demi-pied de hauteur, et d’un doigt d’épaisseur, rempli de perles très-rondes, et toutes du poids d’une demi-drachme ; secondement, en une peau de serpent qui avait des écailles grandes comme une pièce ordinaire de monnaie d’or, et dont la propriété était de préserver de maladie ceux qui couchaient dessus ; troisièmement, en cinquante mille drachmes de bois d’aloës le plus exquis, avec trente grains de camphre de la grosseur d’une pistache ; et enfin tout cela était accompagné d’une esclave d’une beauté ravissante, et dont les habillements étaient couverts de pierreries.
« Le navire mit à la voile ; et après une longue et très-heureuse navigation, nous abordâmes à Balsora, d’où je me rendis à Bagdad. La première chose que je fis après mon arrivée, fut de m’acquitter de la commission dont j’étais chargé…
Scheherazade n’en dit pas davantage, à cause du jour qui se faisait voir. Le lendemain, elle reprit ainsi son discours :

Notes

[1L’isle de Ceylan est située à 5 d. 55 m. 10 s. E. S.

[2La parasange est une mesure itinéraire des anciens Perses, qui vaut un peu plus d’une de nos lieues. L’Isle de Ceylan a en effet à-peu-près cent lieues de long ; mais elle n’en a que cinquante et quelques de largeur.

Le conte suivant : Septième et dernier voyage de Sindbad le marin