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Histoire du petit bossu

IL y avait autrefois à Casgar [1], aux extrémités de la grande Tartarie, un tailleur qui avait une très-belle femme qu’il aimait beaucoup, et dont il était aimé de même. Un jour qu’il travaillait, un petit bossu vint s’asseoir à l’entrée de sa boutique, et se mit à chanter en jouant du tambour de basque. Le tailleur prit plaisir à l’entendre, et résolut de l’emmener dans sa maison pour réjouir sa femme ; il se dit à lui-même : « Avec ses chansons il nous divertira tous deux ce soir. » Il lui en fit la proposition, et le bossu l’ayant acceptée, il ferma sa boutique et le mena chez lui.
Dès qu’ils y furent arrivés, la femme du tailleur, qui avait déjà mis le couvert, parce qu’il était temps de souper, servit un bon plat de poisson qu’elle avait préparé. Ils se mirent tous trois à table ; mais en mangeant, le bossu avala par malheur une grosse arrête ou un os, dont il mourut en peu de moments, sans que le tailleur et sa femme y pussent remédier. Ils furent l’un et l’autre d’autant plus effrayés de cet accident, qu’il était arrivé chez eux, et qu’ils avoient sujet de craindre que si la justice venait à le savoir, on ne les punît comme des assassins. Le mari néanmoins trouva un expédient pour se défaire du corps mort ; il fit réflexion qu’il demeurait dans le voisinage un médecin juif ; et là-dessus avant formé un projet, pour commencer à l’exécuter, sa femme et lui prirent le bossu, l’un par les pieds, autre par la tête, et le portèrent jusqu’au logis du médecin. Ils frappèrent à sa porte, où aboutissoit un escalier très-roide par où l’on montait à sa chambre. Une servante descend aussitôt, même sans lumière, ouvre, et demande ce qu’ils souhaitent. « Remontez, s’il vous plaît, répondit le tailleur, et dites à votre maître que nous lui amenons un homme bien malade pour qu’il lui ordonne quelque remède. Tenez, ajouta-t-il, en lui mettant en main une pièce d’argent, donnez-lui cela par avance, afin qu’il soit persuadé que nous n’avons pas dessein de lui faire perdre sa peine. » Pendant que la servante remonta pour faire part au médecin juif d’une si bonne nouvelle, le tailleur et sa femme portèrent promptement le corps du bossu au haut de l’escalier, le laissèrent là, et retournèrent chez eux en diligence.
Cependant la servante ayant dit au médecin qu’un homme et une femme l’attendaient à la porte, et le priaient de descendre pour voir un malade qu’ils avoient amené, et lui ayant remis entre les mains l’argent qu’elle avait reçu, il se laissa transporter de joie : se voyant payé d’avance, il crut que c’était une bonne pratique qu’on lui amenait, et qu’il ne fallait pas négliger. « Prends vite de la lumière, dit-il à sa servante, et suis-moi. » En disant cela, il s’avança vers l’escalier avec tant de précipitation, qu’il n’attendit point qu’on l’éclairât ; et venant à rencontrer le bossu, il lui donna du pied dans les côtes si rudement, qu’il le fit rouler jusqu’au bas de l’escalier ; peu s’en fallut qu’il ne tombât et ne roulât avec lui. « Apporte donc vite de la lumière, cria-t-il à sa servante. » Enfin elle arriva ; il descendit avec elle, et trouvant que ce qui avait roulé, était un homme mort, il fut tellement effrayé de ce spectacle, qu’il invoqua Moïse, Aaron, Josué, Esdras, et tous les autres prophètes de sa loi. « Malheureux que je suis, disait-il, pourquoi ai-je voulu descendre sans lumière ? J’ai achevé de tuer ce malade qu’on m’avait amené. Je suis cause de sa mort, et si le bon âne d’Esdras [2] ne vient à mon secours, je suis perdu. Hélas, on va bientôt me tirer de chez moi comme un meurtrier ! »
Malgré le trouble qui l’agitait, il ne laissa pas d’avoir la précaution de fermer sa porte, de peur que par hasard quelqu’un venant à passer par la rue, ne s’aperçût du malheur dont il se croyait la cause. Il prit ensuite le cadavre, le porta dans la chambre de sa femme, qui faillit à s’évanouir quand elle le vit entrer avec cette fatale charge. « Ah, c’est fait de nous, s’écria-t-elle, si nous ne trouvons moyen de mettre cette nuit hors de chez nous ce corps mort ! Nous perdrons indubitablement la vie si nous le gardons jusqu’au jour. Quel malheur ! Comment avez-vous donc fait pour tuer cet homme ? » « Il ne s’agit point de cela, repartit le juif, il s’agit de trouver un remède à un mal si pressant…
« Mais, Sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, je ne fais pas réflexion qu’il est jour. » À ces mots, elle se tut, et la nuit suivante, elle poursuivit de cette sorte l’histoire du petit bossu :

Notes

[1Casgar ou Casghar, royaume d’Asie, dans la Tartarie ; il a environ cent soixante lieues de long sur cent de large. Ce sont aujourd’hui les Calmoucks qui en sont Seigneurs, sous l’autorité de l’empereur de la Chine, qui en fait la conquête en 1759. La capitale porte le même nom que le royaume.

[2Cet âne est celui qui, selon les Mahométans, servit de monture à Esdras quand il vint de la captivité de Babylone à Jérusalem.

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