Accueil du site > Les mille et une nuits > Tome I > Éloge de M. Galland

Le conte précédent : Histoire du troisième calender, fils de roi


Éloge de M. Galland

Éloge de M. Galland [1]

Antoine Galland naquit en 1646, de pauvres mais honnêtes parents, établis dans un petit bourg de Picardie, nommé Rollo, à deux lieues de Montdidier, et à six de Noyon.

Il n’avait que quatre ans, et il étoit le septième enfant de la maison, quand son père mourut. Sa mère ne sachant à quoi l’employer, et réduite elle-même à vivre du travail de ses mains, fit tant qu’elle le plaça enfin dans le collége de Noyon, où le Principal et un chanoine de la cathédrale voulurent bien partager entr’eux le soin et les frais de son éducation.

Il y reste jusqu’à l’âge de treize à quatorze ans, qu’il perdit tout à-la-fois ses deux protecteurs ; ce qui l’obligea à revenir chez sa mère avec un peu de latin, de grec, et même d’hébreu, dont elle ne connaissait nullement le mérite, et dont il n’était pas non plus en état de faire un grand usage.

Elle se détermina aussitôt à lui faire apprendre un métier. Antoine Galland obéit ; et, malgré toute sa répugnance, il demeura un an entier avec le maître chez qui on l’avait mis en apprentissage. Mais, soit qu’il ne fût pas né pour un art vil et abject, ou que plus vraisemblablement ce fût le goût des lettres qui lui élevât le courage, il quitta un jour, et prit le chemin de Paris, sans autres fonds que l’adresse d’une vieille parente qui y était en condition, et celle d’un bon ecclésiastique qu’il avait vu quelquefois chez son chanoine à Noyon.

Cette tentative lui réussit au-delà de ses espérances : on le produisit au Sous-Principal du collège du Plessis, qui lui fit continuer ses études, et le donna ensuite à M. Petitpied, docteur de Sorbonne. Là, il se fortifia dans la connaissance de l’hébreu et des autres langues orientales, par la liberté qu’il avoit d’en aller prendre des leçons au collège Royal, et par l’envie qu’il eut de faire le catalogue des manuscrits orientaux de la bibliothèque de Sorbonne.

De chez M. Petitpied, il passa au collége Mazarin, qui n’était pas encore en plein exercice ; mais un professeur, nommé M. Godouin, y avait rassemblé un certain nombre d’enfants de trois ou quatre ans seulement, parmi lesquels était M. le duc de la Meilleraye ; et il se proposait de leur faire apprendre le latin fort aisément et fort vîte, en mettant auprès d’eux des gens qui ne leur parleraient jamais d’autre langue. M. Galland, associé à ce travail, n’eut pas le temps de voir quel en serait le succès : M. de Nointel, nommé à l’ambassade de Constantinople, l’emmena avec lui, pour tirer des Églises grecques des attestations en forme sur les articles de leur Foi, qui faisaient alors un grand sujet de dispute entre M. Arnaud et le ministre Claude. M. Galland, arrivé à Constantinople, y acquit bientôt l’usage du grec vulgaire, par les longues conférences qu’il eut avec un patriarche déposé, et plusieurs métropolites, qui, persécutés par les bachas, s’étaient réfugiés dans le palais de France. Il tira d’eux et des autres chefs de l’Église, les attestations qu’on avait demandées, et il joignit tout ce qu’il avait pu recueillir de leurs entretiens.

M. de Nointel, de son côté, ayant renouvelé avec la Porte les capitulations du commerce, prit cette occasion d’aller visiter les Échelles du Levant, d’où il passa à Jérusalem, et dans tous les autres lieux de la Terre-Sainte qui ont quelque réputation. M. Galland fut du voyage : il alloit à la découverte ; il annonçoit ensuite à M. l’ambassadeur ce qu’il avoit trouvé de curieux ; il copioit les inscriptions, il dessinoit, le mieux qu’il pouvait, les autres monumens ; souvent même il les enlevoit, suivant la facilité qu’il y avait à les faire transporter ; et c’est à de pareils soins que nous devons, entr’autres, les marbres singuliers qui sont aujourd’hui dans le cabinet de M. Baudelot, et dont le P. Dom Bernard de Montfaucon a publié quelques fragments dans sa Palœographie.

M. Galland ne jugea pas à propos de retourner à Constantinople avec M. de Nointel ; il aima mieux revenir à Paris : il y arriva en 1675 ; et à l’aide de quelques médailles qu’il avoit ramassées, il fit connaissance avec MM. Vaillant, Carcavy et Giraud. Ces trois curieux l’engagèrent, pour peu de chose, dans un second voyage au Levant, d’où il rapporta, l’année suivante, beaucoup de médaillons, qui ont passé dans le cabinet du roi.

En 1679, M. Galland fit un troisième voyage, mais sur un autre pied. Ce fut aux dépens de la Compagnie des Indes orientales, qui, pour faire sa cour à M. Colbert, avait imaginé de faire chercher dans le Levant, pas un connaisseur, ce qui pourrait enrichir son cabinet et sa bibliothèque. Le changement qui arriva dans cette Compagnie-là, fit cesser, au bout de dix-huit mois, la commission de M. Galland ; mais M. Colbert, qui en fut informé, l’employa par lui-même ; et après sa mort, M. le marquis de Louvois l’obligea à continuer encore quelque temps ses recherches, sous le titre d’Antiquaire du roi. Pendant ce long séjour, M. Galland apprit à fonds l’arabe, le turc, le persan, et fit quantité d’observations singulières.

Il était prêt à s’embarquer à Smyrne, quand il pensa y périr par un prodigieux tremblement de terre.

La grande et première secousse vint sur le midi, temps auquel il y a communément du feu dans toutes les maisons ; et cette circonstance joignit au bouleversement général un incendie épouvantable : plus de quinze mille habitants furent ensevelis sous les ruines, ou dévorés par les flammes. M. Galland fut préservé du feu par un privilége assez ordinaire aux cuisines des philosophes ; et les décombres de son toit l’enterrèrent de manière que par des espèces de petits canaux interrompus, il jouissait encore de quelque respiration : c’est ce qui le sauva ; car il n’en fut retiré que le lendemain.

Il repassa en France à la première occasion qu’il en eut ; et à son retour à Paris, M. Thévenot, garde de la bibliothèque du roi, l’employa jusqu’à sa mort, qui arriva quelques années après.

M. d’Herbelot l’engagea ensuite à lui prêter son secours pour l’impression de sa Bibliothèque Orientale ; mais celui-ci mourut encore au bout de quelque temps, laissant son ouvrage à moitié imprimé. M. Galland le continua tel que nous l’avons, et en fit la préface.

Il n’eut pas moins de part à l’édition du Ménagiana qui parut alors : on croit même que c’est lui qui a fourni tous les matériaux du premier volume. Il avait encore donné immédiatement auparavant une relation de la mon de sultan Osman, et du couronnement de sultan Mustapha, traduite du turc, et un Recueil de maximes et de bons mots, tirés des ouvrages des Orientaux.

Après la mort de M. d’Herbelot, il s’attacha à M. Bignon, premier président du grand conseil, qui, par un goût héréditaire à sa famille, voulait toujours avoir auprès de lui quelqu’homme de lettres. M. Bignon mourut aussi l’année suivante ; et il semblait que ce fût le sort de M. Galland de perdre, en moins de rien, ces protections utiles que le mérite le plus reconnu est quelquefois très-long-temps à obtenir ; mais celle de ce digne magistrat passa les bornes ordinaires : il lui laissa une petite pension viagère ; et par surcroît de bonheur ou de consolation, M. Foucault, conseiller-d’état, qui était alors intendant en Basse-Normandie, l’appela auprès de lui.

Dans le doux loisir d’une situation si tranquille, au milieu d’une ample bibliothèque et d’un riche amas de médailles, M. Galland composa plusieurs petits ouvrages, dont quelques-uns ont été imprimés à Caën même, comme un Traité de l’origine du café, traduit de l’arabe, et trois ou quatre Lettres sur différentes médailles du Bas-Empire. C’est encore là qu’il a commencé l’immense traduction de ces Contes Arabes, si connus sous le nom des Mille et une Nuits, dont les premiers volumes ont paru en 1704’ et dont on a vu jusqu’à présent dix tomes, qui ne sont guère que le quart de l’ouvrage.

Quoique M. Galland demeurât encore à Caën en l’année 1701, il ne laissa pas d’être admis par le roi dans l’Académie des Inscriptions, lors de son renouvellement ; et aussitôt il entreprit pour elle un Dictionnaire Numismatique, contenant l’explication des noms de dignités, des titres d’honneur, et généralement de tous les termes singuliers qu’on trouve sur les médailles antiques, grecques et romaines.

Il revint enfin à Paris en 1706 ; et depuis ce temps-là jusqu’à sa mort, il a toujours été d’une assiduité exemplaire à nos assemblées ; il y a lu un très-grand nombre de dissertations : les unes tirées de son Dictionnaire Numismatique, ou de l’explication qu’il avait faite de la plupart des médailles choisies du cabinet de M. Foucault ; les autres du commerce de lettres qu’il entretenait avec plusieurs savants étrangers, MM. Cuper, Barry, Rhenferd, Réland ; d’autres sur différens points de littérature agités dans la compagnie ; d’autres enfin sur des monuments orientaux, au sujet desquels on le consultait souvent, sur-tout depuis l’année 1709, qu’il avait été nommé professeur en langue arabe au collège Royal.

Mais ce ne sont pas là les seuls ouvrages qu’ait laissés M. Galland. On en a trouvé un plus grand nombre encore dons ses papiers, et les plus considérables sont :

Une Relation de ses voyages, en deux porte-feuilles in-4° ;

Une Description particulière de la ville de Constantinople ;

Des additions à la Bibliothèque orientale de M. d’Herbelot, dont ou ferait un volume in-folio aussi gros que celui qui est imprimé ;

Un Catalogue raisonné des historiens turcs, arabes et persans ;

Une Histoire générale des empereurs turcs ;

Une Traduction de l’Alcoran, avec des remarques historiques-critiques fort amples, et des notes grammaticales sur le texte ;

Une suite de la traduction des Mille et une Nuits, pour la valeur d’environ deux volumes ;

Tant d’ouvrages, qui semblent marquer une extrême facilité, étaient le fruit d’un travail dur et suivi, qui pour le nombre des productions, surpasse ordinairement la facilité même.

M. Galland travaillait sans cesse, en quelque situation qu’il se trouvât, ayant très-peu d’attention sur ses besoins, n’en ayant aucune sur ses commodités ; remplaçant quand il le fallait par ses seules lectures, ce qui lui manquait du côté des livres ; n’ayant pour objet que l’exactitude, et allant toujours à sa fin sans aucun égard pour les ornements qui auraient pu l’arrêter.

Simple dans ses mœurs et dans ses manières comme dans ses ouvrages, il aurait toute sa vie enseigné à des enfants les premiers éléments de la grammaire, avec le même plaisir qu’il a eu à exercer son érudition sur différentes matières.

Homme vrai jusque dans les moindres choses, sa droiture et sa probité allait au point, que rendant compte à ses associés de sa dépense dans le Levant, il leur comptait seulement un sou ou deux, quelquefois rien du tout pour les journées, qui, par des conjonctures favorables, ou même par des abstinences involontaires, ne lui avoient pas coûté davantage.

Il mourut le 17 février dernier [2] d’un redoublement d’asthme, auquel se joignit, sur la fin, une fluxion de poitrine : il avait 69 ans.

L’amour des lettres est la dernière chose qui s’est éteinte en lui. Il pensa, peu de jours avant sa mort, que ses ouvrages, le seul, l’unique bien qu’il laissait, pourraient être dissipés s’il n’y mettait l’ordre ; il le fit, et de la façon la plus simple et la plus militaire, se contentant de le dire publiquement à un neveu qui était venu de Noyon pour l’assister dans sa maladie ; et suivant cette disposition, qui a été fidellement exécutée, ses manuscrits orientaux ont passé dans la bibliothèque du roi ; son Dictionnaire Numismatique est revenu à l’Académie, et sa traduction de l’Alcoran a été portée à M. l’abbé Bignon, comme un gage de son estime et de sa reconnaissance.

C’est avec une fortune si médiocre, que M. Galland a eu la gloire de faire les plus illustres héritiers.

Notes

[1Cet Éloge a été prononcé à l’Académie des Inscriptions et belles-Lettres, dans la séance de Pâques 1715, par M. Bose, secrétaire perpétuel de cette Académie.

[21715.