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Le conte précédent : Histoire du roi Azadbakht, ou des dix visirs


Histoire du marchand devenu malheureux

« Le marchand, de plus en plus affligé, marchait en pleurant le long du rivage, lorsqu’il rencontra des pêcheurs qui allaient plonger dans la mer pour y chercher des perles. Ils virent le marchand qui pleurait, et lui demandèrent quel était le sujet de ses larmes ? Le marchand leur ayant conté son histoire, ils le reconnurent, furent touchés de son sort, et lui dirent d’attendre un peu ; qu’ils allaient plonger, et qu’ils partageraient avec lui ce qu’ils rapporteraient. Ils plongèrent en effet, et avec tant de bonheur, qu’ils remontèrent avec dix nacres dont chacune contenait deux grosses perles.
« Les plongeurs, étonnés et transportés de joie, dirent au marchand que pour cette fois son bonheur était revenu, et son mauvais sort dissipé. Ils lui donnèrent dix perles, lui conseillèrent d’en vendre deux pour former un capital qu’il ferait valoir, et de garder le reste pour s’en servir au besoin. Le marchand, au comble de la joie, prit les perles, en mit deux dans sa bouche, et cousut les autres dans sa veste.
« Tandis que le marchand cousait les huit perles dans sa veste, il fut aperçu par un voleur, qui alla aussitôt avertir ses compagnons. Ils se rassemblèrent, se jetèrent sur le marchand, lui enlevèrent sa veste, et s’enfuirent. Le marchand se consola de cet accident, en pensant aux deux perles qui lui restaient. Il entra dans une ville voisine pour les vendre, et les remit à un crieur public.
« Le hasard voulut qu’on eût volé depuis peu à un joaillier de la ville, dix perles absolument semblables à celles du marchand. Le joaillier voyant les deux perles entre les mains du crieur, lui demanda à qui elles appartenaient. Le crieur montra le marchand qui les lui avait données pour vendre. Le joaillier s’apercevant que le marchand avait l’air pauvre et misérable, crut avoir trouvé le voleur de ses dix perles.
« Dans cette persuasion, le joaillier s’approcha du marchand, et lui demanda doucement où étaient les huit autres perles. Le marchand, de bonne foi, crut qu’on lui parlait des perles qu’il avait cousues dans sa veste, et répondit ingénument que des voleurs les lui avoient enlevées.
« À ces mots, le joaillier ne douta plus que le marchand ne lui eût pris ses dix perles. Il se jeta sur lui, le saisit, et le conduisit chez le juge de police. Là, il l’accuse d’avoir volé ses dix perles, alléguant en preuve la ressemblance des deux perles avec les siennes, et l’aveu fait par le marchand qu’il avait eu entre ses mains les huit autres. Le juge de police à qui le joaillier avait fait auparavant la déclaration du vol de ses dix perles, fit aussitôt donner au marchand la bastonnade, et l’envoya en prison.
« Il y avait déjà un an que le marchand de Bagdad était en prison, lorsque le hasard y fit mettre un des plongeurs qui lui avoient donné si généreusement dix perles. Celui-ci le reconnut, lui demanda pourquoi il était en prison ; et, ayant appris son histoire, s’étonna du malheur qui le poursuivait sans cesse.
« Le plongeur ayant été relâché peu après, fit connoître au roi l’innocence du marchand, et protesta lui avoir donné les perles qu’on l’avoit accusé d’avoir volées. Le roi fit mettre en liberté le marchand, et le pria de raconter son histoire. Il fut si touché de ses malheurs, qu’il lui donna un logement près de son palais, et lui assigna une pension.
« Le marchand, bénissant la bonté du roi, crut, pour cette fois, qu’il avoit recouvré le bonheur, et qu’il allait passer tranquillement le reste de ses jours sous la protection de ce prince.
« Il y avait dans la maison qu’habitait le marchand une fenêtre bouchée depuis longtemps, mais d’une manière peu solide. Curieux de voir sur quel endroit donnait cette fenêtre, il ôta quelques pierres qui n’étaient posées qu’avec du mortier de terre. Il s’aperçut alors que cette fenêtre donnait dans l’appartement des femmes du roi. Il fut saisi de crainte, et remit aussitôt les pierres à leur place.
« Malgré la promptitude avec laquelle le marchand avait rebouché la fenêtre, il fut aperçu par un eunuque du sérail, qui en donna aussitôt avis à son maître. Le roi voulant s’assurer de la vérité, vint chez le marchand, et reconnut lui-même les pierres qui avoient été ôtées et remises nouvellement en place. Transporté de colère à cette vue, il dit au marchand : « Malheureux, tu voulais t’introduire dans mon harem ! Est-ce ainsi que tu reconnais mes bontés ? »
 » Le roi, pour punir l’indiscrétion du marchand, ordonna qu’on lui crevât les yeux. L’ordre fut aussitôt exécuté, et le marchand en recevant ses yeux dans sa main, s’écria : « Le malheur, après m’avoir ôté mes biens, s’attache à ma personne. » Réduit alors à mendier dans les rues, l’infortuné marchand déplorait son sort, et excitait la pitié des passants, en répétant : « Le travail est inutile sans le bonheur, et l’on ne peut obtenir de succès qu’avec le secours du ciel. »

« Ainsi donc, ô Roi, continua le jeune intendant en s’adressant à Azadbakht, tant que la fortune m’a été favorable, tout m’a réussi ; maintenant qu’elle m’est devenue contraire, tout conspire contre moi. »
L’histoire que venait de raconter le jeune intendant, son air de candeur et d’innocence, apaisèrent un peu la colère du roi. « Qu’on le reconduise en prison, dit-il ; le jour est prêt à finir, demain je m’occuperai de son affaire, et je le ferai punir de sa témérité. »

Le lendemain, le second visir, nommé Béhéroun, qui ne désirait pas moins que le premier de voir périr le jeune favori, se présenta devant le roi, et lui dit : « Sire, l’action de ce jeune homme est un crime horrible, une injure faite à votre personne, un attentat contre l’honneur de votre Majesté. »
Le roi, entendant ce discours, ordonna qu’on amenât le prisonnier, et lui dit, quand il fut devant lui : « Malheureux, il faut que je te fasse honteusement mourir ; tu as commis un crime énorme, et je dois faire en toi un exemple qui épouvante le reste de mes sujets. »
Le jeune homme répondit avec la même tranquillité que la veille : « Sire, ne vous hâtez pas de me faire périr, un mûr examen dans toutes choses est le soutien des rois, et le plus sûr garant de la prospérité et de la durée de leur empire. Celui qui n’examine pas toutes les conséquences des choses, et qui agit avec précipitation, éprouve souvent des regrets pareils à ceux du marchand qui jeta ses enfants dans la mer. Celui qui examine au contraire les conséquences des choses, et se conduit avec une sage lenteur, obtient souvent, comme le fils de ce même marchand, un bonheur auquel il ne s’attendait pas. »
« Je voudrois, dit aussitôt Azadbakht, savoir l’histoire de ce marchand ? »


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