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Histoire d’Ali Cogia, marchand de Bagdad

Le lendemain, Ali Cogia alla trouver le marchand son ami, qui le reçut en l’embrassant, et en lui témoignant la joie qu’il avait de son retour, après une absence de tant d’années, qui, disait-il, avait commencé de lui l’aire perdre l’espérance de jamais le revoir.
Après les compliments, de part et d’autre, accoutumés dans une semblable rencontre, Ali Cogia pria le marchand de vouloir bien lui rendre le vase d’olives qu’il avait confié à sa garde, et de l’excuser de la liberté qu’il avait prise de l’en embarrasser.
« Ali Cogia, mon cher ami, reprit le marchand, vous avez tort de me faire des excuses, je n’ai été nullement embarrassé de votre vase ; et dans une pareille occasion, j’en eusse usé avec vous de la même manière que vous en avez usé avez moi. Tenez, voilà la clef de mon magasin : allez le prendre, vous le trouverez à la même place où vous l’avez mis. »
Ali Cogia alla au magasin du marchand, il en apporta son vase ; et après lui avoir rendu la clef, l’avoir bien remercié du plaisir qu’il en avait reçu, il retourne au khan où il avoit pris logement. Il découvre le vase ; et en y mettant la main à la hauteur où les mille pièces d’or qu’il y avait cachées, devaient être, il est dans une grande surprise de ne les y pas trouver. Il crut se tromper ; et pour se tirer hors de peine promptement, il prend une partie des plats et autres vases de sa cuisine de voyage, et il verse tout le vase d’olives sans y trouver une seule pièce d’or. Il demeura immobile d’étonnement ; et en élevant les mains et les yeux au ciel : « Est-il possible, s’écria-t-il, qu’un homme que je regardais comme mon bon ami, m’ait fait une infidélité si insigne ! »
Ali Cogia, sensiblement alarmé par la crainte d’avoir fait une perte si considérable, revient chez le marchand.
« Mon ami, lui dit-il, ne soyez pas surpris de ce que je reviens sur mes pas : j’avoue que j’ai reconnu le vase d’olives que j’ai repris dans votre magasin pour celui que j’y avois mis ; mais avec les olives, j’y avois mis mille pièces d’or que je n’y trouve pas. Peut-être en avez-vous eu besoin, et vous en êtes-vous servi pour votre négoce ? Si cela est, elles sont à votre service. Je vous prie seulement de me tirer hors de peine et de m’en donner une reconnaissance, après quoi vous me les rendrez à votre commodité. »
Le marchand qui s’était attendu qu’Ali Cogia viendrait lui faire ce compliment, avait médité aussi ce qu’il devait lui répondre.
« Ali Cogia, mon ami, dit-il, quand vous m’avez apporté votre vase d’olives, y ai-je touché ? Ne vous ai-je pas donné la clef de mon magasin ? Ne l’y avez-vous pas porté vous-même ; et ne l’avez-vous pas retrouvé à la même place où vous l’aviez mis, dans le même état, et couvert de même ? Si vous y aviez mis de l’or, vous devez l’y avoir trouvé. Vous m’avez dit qu’il y avait des olives, je l’ai cru. Voilà tout ce que j’en sais. Vous m’en croirez si vous voulez, mais je n’y ai pas touché. « 
Ali Cogia prit toutes les voies de douceur pour faire en sorte que le marchand se rendît justice à lui-même.
« Je n’aime, dit-il, que la paix, et je serais fâché d’en venir à des extrémités qui ne vous feraient pas honneur dans le monde, et dont je ne me servirais qu’avec un regret extrême. Songez que des marchands comme nous, doivent abandonner tout intérêt pour conserver leur bonne réputation. Encore une fois, je serais au désespoir si votre opiniâtreté m’obligeait de prendre les voies de la justice, moi qui ai toujours mieux aimé perdre quelque chose de mon droit, que d’y recourir. »
« Ali Cogia, reprit le marchand, vous convenez que vous avez mis chez moi un vase d’olives en dépôt ; vous l’avez repris ; vous l’avez emporté, et vous venez me demander mille pièces d’or ! M’avez-vous dit qu’elles fussent dans le vase ? J’ignore même qu’il y ait des olives, vous ne me les avez pas montrées. Je m’étonne que vous ne me demandiez des perles ou des diamans plutôt que de l’or. Croyez-moi, retirez-vous, et ne faites pas assembler le monde devant ma boutique. « 
Quelques-uns s’y étaient déjà arrêtés ; et ces dernières paroles du marchand, prononcées du ton d’un homme qui sortait hors des bornes de la modération, firent que non-seulement il s’y en arrêta un plus grand nombre, mais même que les marchands voisins sortirent de leurs boutiques et vinrent pour prendre connaissance de la dispute qui était entre lui et Ali Cogia, et tâcher de les mettre d’accord. Quand Ali Cogia leur eut exposé le sujet, les plus apparents demandèrent au marchand ce qu’il avait à répondre.
Le marchand avoua qu’il avait gardé le vase d’Ali Cogia dans son magasin ; mais il nia qu’il y eût touché, et il fit serment qu’il ne savait qu’il y eût des olives, que parce qu’Ali Cogia le lui avait dit, et qu’il les prenait tous à témoins de l’affront et de l’insulte qu’il venait lui faire jusque chez lui.
« Vous vous l’attirez vous-même l’affront, dit alors Ali Cogia en prenant le marchand par le bras ; mais puisque vous en usez si méchamment, je vous cite à la loi de Dieu : voyons si vous aurez le front de dire la même chose devant le cadi. »
À cette sommation, à laquelle tout bon Musulman doit obéir, à moins de se rendre rebelle à la religion, le marchand n’eut pas la hardiesse de faire résistance.
« Allons, dit-il, c’est ce que je vous demande : nous verrons qui a tort de vous ou de moi. »
Ali Cogia amena le marchand devant le tribunal du cadi, où il l’accusa de lui avoir volé un dépôt de mille pièces d’or, en exposant le fait de la manière que nous le venons de voir. Le cadi lui demanda s’il avait des témoins. Il répondit que c’était une précaution qu’il n’avait pas prise, parce qu’il avait cru que celui à qui il confiait son dépôt, était son ami, et que jusqu’alors il l’avait reconnu pour honnête homme.
Le marchand ne dit autre chose pour sa défense que ce qu’il avait déjà dit à Ali Cogia, et en présence de ses voisins ; et il acheva en disant qu’il était prêt à affirmer par serment, non-seulement qu’il était faux qu’il eût pris les mille pièces d’or, comme on l’en accusait, mais même qu’il n’en avait aucune connaissance. Le cadi exigea de lui le serment ; après quoi il le renvoya absous.
Ali Cogia extrêmement mortifié de se voir condamné à une perte si considérable, protesta contre le jugement, en déclarant au cadi qu’il en porterait sa plainte au calife Haroun Alraschild, qui lui ferait justice ; mais le cadi ne s’étonna point de la protestation, il la regarda comme l’effet du ressentiment ordinaire à tous ceux qui perdent leur procès, et il crut avoir fait son devoir en renvoyant absous un accusé contre lequel on ne lui avoit pas produit de témoins.

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