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Suite de l’histoire de Ganem, fils d’Abou Aïbou, l’esclave d’amour

GIAFAR fut à peine hors de la maison, que les maçons et les charpentiers commencèrent à la raser ; et ils firent si bien leur devoir, qu’en moins d’une heure il n’en resta aucun vestige.

Mais le juge de police n’ayant pu trouver Ganem, quelque perquisition qu’il en eût faite, en fit donner avis au grand vizir avant que ce ministre arrivât au palais.

« Hé bien, lui dit Haroun Alraschild en le voyant entrer dans son cabinet, as-tu exécuté mes ordres ? »
« Oui, Seigneur, répondit Giafar, la maison où demeurait Ganem est rasée de fond en comble, et je vous amène Tourmente votre favorite : elle est à la porte de votre cabinet ; je vais la faire entrer, si vous me l’ordonnez. Pour le jeune marchand, on ne l’a pu trouver, Quoiqu’on l’ait cherché partout. Tourmente assure qu’il est parti pour Damas depuis un mois. »

Jamais emportement n’égala celui que le calife fit paraître, lorsqu’il apprit que Ganem lui était échappé. Pour sa favorite, prévenu qu’elle lui avait manqué de fidélité, il ne voulut ni la voir ni lui parler.

« Mesrour, dit-il au chef des eunuques qui était présent, prends l’ingrate, la perfide Tourmente, et va l’enfermer dans la tour obscure. »

Cette tour était dans l’enceinte du palais, et servait ordinairement de prison aux favorites qui donnaient quelque sujet de plainte au calife.
Mesrour accoutumé à exécuter sans réplique les ordres de son maître, quelque violents qu’ils fussent, obéit à regret à celui-ci. Il en témoigna sa douleur à Tourmente, qui en fut d’autant plut affligée, qu’elle avait compté que le calife ne refuserait pas de lui parler. Il lui fallut céder à sa triste destinée, et suivre Mesrour qui la conduisit à la tour obscure où il la laissa.

Cependant le calife irrité renvoya son grand vizir ; et n’écoutant que sa passion, écrivit de sa propre main la lettre qui suit, au roi de Syrie son cousin et son tributaire, qui demeurait à Damas :

LETTRE

DU CALIFE HAROUN ALRASCHILD À MOHAMMED ZINEBI, ROI DE SYRIE.

« Mon cousin, cette lettre est pour vous apprendre qu’un marchand de Damas, nommé Ganem, fils d’Abou Aïbou, a séduit la plus aimable de mes esclaves, nommée Tourmente, et qu’il a pris la fuite. Mon intention est qu’après ma lettre reçue, vous fassiez chercher et saisir Ganem. Dès qu’il sera en votre puissance, vous le ferez charger de chaînes ; et pendant trois jours consécutifs, vous lui ferez donner cinquante coups de nerf de bœuf. Qu’il soit conduit ensuite par tous les quartiers de la ville, avec un crieur qui crie devant lui :
VOILA LE PLUS LEGER DES CHATIMENS QUE LE COMMANDEUR DES CROYANS FAIT SOUFFRIR A CELUI QUI OFFENSE SON SEIGNEUR, ET SEDUIT UNE DE SES ESCLAVES.

Après cela, vous me l’enverrez sous bonne garde. Ce n’est pas tout : je veux que vous mettiez sa maison au pillage ; et quand vous l’aurez fait raser, ordonnez que l’on en transporte les matériaux hors de la ville au milieu de la campagne.

Outre cela, s’il a père, mère, sœurs, femmes, filles et autres parents, faites-les dépouiller ; et quand ils seront nus, donnez-les en spectacle trois jours de suite à toute la ville, avec défense, sous peine de la vie, de leur donner retraite. J’espère que vous n’apporterez aucun M retardement à l’exécution de ce que je vous recommande. »

HAROUN ALRASCHILD

Le calife, après avoir écrit cette lettre, en chargea un courrier, lui ordonnant de faire diligence, et de porter avec lui des pigeons, afin d’être plus promptement informé de ce qu’aurait fait Mohammed Zinebi.

Les pigeons de Bagdad ont cela de particulier, qu’en quelque lieu éloigné qu’on les porte, ils reviennent à Bagdad dès qu’on les a lâchés, sur-tout lorsqu’ils y ont des petits. On leur attache sous l’aile un billet roulé, et par ce moyen on a bientôt des nouvelles des lieux d’où l’on en veut savoir.

Le courrier du calife marcha jour et nuit pour s’accommoder à l’impatience de son maître ; et en arrivant à Damas, il alla droit au palais du roi Zinebi, qui s’assit sur son trône pour recevoir la lettre du calife. Le courrier l’ayant présentée, Mohammed la prit ; et reconnaissont l’écriture, il se leva par respect, baisa la lettre et la mit sur sa tête, pour marquer qu’il était prêt à exécuter avec soumission les ordres qu’elle pouvait contenir. Il l’ouvrit, et sitôt qu’il l’eut lue, il descendit de son trône, et monta sans délai à cheval avec les principaux officiers de sa maison. Il fit aussi avertir le juge de police qui le vint trouver ; et suivi de tous les soldats de sa garde, il se rendit à la maison de Ganem.

Depuis que ce jeune marchand était parti de Damas, sa mère n’en avait reçu aucune lettre. Cependant les autres marchands avec qui il avait entrepris le voyage de Bagdad, étaient de retour. Ils lui dirent tous qu’ils avoient laissé son fils en parfaite santé ; mais comme il ne revenait point, et qu’il négligeait de donner lui-même de ses nouvelles, il n’en fallut pas davantage pour faire croire à cette tendre mère qu’il était mort. Elle se le persuada si bien, qu’elle en prit le deuil. Elle pleura Ganem comme si elle l’eût vu mourir, et qu’elle lui eût elle-même fermé les yeux.

Jamais mère ne montra tant de douleur ; et loin de chercher à se consoler, elle prenait plaisir à nourrir son affliction. Elle fit bâtir au milieu de la cour de sa maison un dôme, sous lequel elle mit une figure qui représentait son fils et qu’elle couvrit elle-même d’un drap mortuaire. Elle passait presque les jours et les nuits à pleurer sous ce dôme, de même que si le corps de son fils eût été enterré là ; et la belle Force des cœurs, sa fille, lui tenait compagnie, et mêlait ses pleurs avec les siens.

Il y avait déjà du temps qu’elles s’occupaient ainsi à s’affliger, et que le voisinage qui entendait leurs cris et leurs lamentations, plaignait des parents si tendres, lorsque Mohammed Zinebi vint frapper à la porte ; et une esclave du logis lui ayant ouvert, il entra brusquement en demandant où était Ganem, fils d’Abou Aïbou.

Quoique l’esclave n’eût jamais vu le roi Zinebi, elle jugea néanmoins à sa suite, qu’il devait être un des principaux officiers de Damas.
« Seigneur, lui répondit-elle, ce Ganem que vous cherchez, est mort. Ma maîtresse, sa mère, est dans le tombeau que vous voyez, où elle pleure actuellement sa perte.

Le roi, sans s’arrêter au rapport de l’esclave, fit faire par ses gardes une exacte perquisition de Ganem dans tous les endroits de la maison.
Ensuite il s’avança vers le tombeau, où il vit la mère et la fille assises sur une simple natte auprès de la figure qui représentait Ganem, et leurs visages lui parurent baignés de larmes. Ces pauvres femmes se couvrirent de leurs voiles aussitôt qu’elles aperçurent un homme à la porte du dôme. Mais la mère qui reconnut le roi de Damas, se leva et courut se prosterner à ses pieds.
« Ma bonne dame, lui dit ce prince, je cherchais votre fils Ganem, est-il ici ? »
« Ah, sire, s’écria-t-elle, il y a long-temps qu’il n’est plus ! Plût à Dieu que je l’eusse au moins enseveli de mes propres mains, et que j’eusse la consolation d’avoir ses os dans ce tombeau ! Ah, mon fils, mon cher fils !… »
Elle voulut continuer ; mais elle fut saisie d’une si vive douleur, qu’elle n’en eut pas la force.

Zinebi en fut touché. C’était un prince d’un naturel fort doux et très-compatissant aux peines des malheureux.
« Si Ganem est seul coupable, disait-il en lui-même, pourquoi punir la mère et la sœur qui sont innocentes ? Ah, cruel Haroun Alraschild, à quelle mortification me réduis-tu, en me faisant ministre de ta vengeance, en m’obligeant à persécuter des personnes qui ne t’ont point offensé ! »

Les gardes que le roi avait chargés de chercher Ganem, lui vinrent dire qu’ils avoient fait une recherche inutile. Il en demeura très-persuadé : les pleurs de ces deux femmes ne lui permettaient pas d’en douter. Il était au désespoir de se voir dans la nécessité d’exécuter les ordres du calife ; mais de quelque pitié qu’il se sentît saisi, il n’osait se résoudre à tromper le ressentiment du calife.
« Ma bonne dame, dit-il à la mère de Ganem, sortez de ce tombeau, vous et votre fille, vous n’y seriez pas en sûreté. »
Elles sortirent, et en même temps, pour les mettre hors d’insulte, il ôta sa robe de dessus qui était fort ample, et les couvrit toutes deux, en leur commandant de ne pas s’éloigner de lui. Cela fait, il ordonna de laisser entrer la populace pour commencer le pillage, qui se fit avec une extrême avidité, et avec des cris dont la mère et la sœur de Ganem furent d’autant plus épouvantées, qu’elles en ignoraient la cause. On emporta les plus précieux meubles, des coffres pleins de richesses, des tapis de Perse et des Indes, des coussins garnis d’étoffes d’or et d’argent, des porcelaines ; enfin on enleva tout, on ne laissa dans la maison que les murs ; et ce fut un spectacle bien affligeant pour ces malheureuses dames de voir piller tous leurs biens, sans savoir pourquoi on les traitait si cruellement.

Mohammed, après le pillage de la maison, donna ordre au juge de police de la faire raser avec le tombeau ; et pendant qu’on y travaillait, il emmena dans son palais Force des cœurs et sa mère. Ce fut là qu’il redoubla leur affliction, en leur déclarant les volontés du calife.
« Il veut, leur dit-il, que je vous fasse dépouiller, et que je vous expose toutes nues aux yeux du peuple pendant trois jours. C’est avec une extrême répugnance que je fais exécuter cet arrêt cruel et plein d’ignominie. »
Le roi prononça ces paroles d’un air qui faisait connaître qu’il était effectivement pénétré de douleur et de compassion. Quoique la crainte d’être détrôné l’empêchât de suivre les mouvements de sa pitié, il ne laissa pas d’adoucir en quelque façon la rigueur des ordres d’Haroun Alraschild, en faisant faire pour la mère de Ganem et pour Force des cœurs de grosses chemises sans manches d’un gros tissu de crin de cheval.

Le lendemain, ces deux victimes de la colère du calife furent dépouillées de leurs habits, et revêtues de leurs chemises de crin. On leur ôta aussi leurs coiffures, de sorte que leurs cheveux épars flottaient sur leurs épaules. Force des cœurs les avait du plus beau blond du monde, et ils tombaient jusqu’à terre. Ce fut dans cet état qu’on les fit voir au peuple. Le juge de police, suivi de ses gens, les accompagnait, et on les promena par toute la ville. Elles étaient précédées d’un crieur, qui de temps en temps disait à haute voix :
TEL EST LE CHÂTIMENT DE CEUX QUI SE SONT ATTIRE L’INDIGNATION DU COMMANDEUR DES CRAYONS.

Pendant qu’elles marchaient ainsi dans les rues de Damas, les bras et les pieds nus, couvertes d’un si étrange habillement, et tâchant de cacher leur confusion sous leurs cheveux dont elles se couvraient le visage, tout le peuple fondait en larmes.

Les dames sur-tout les regardant comme innocentes au travers des jalousies, et touchées principalement de la jeunesse et de la beauté de Force des cœurs, faisaient retentir l’air de cris effroyables à mesure qu’elles passaient sous leurs fenêtres. Les enfants même effrayés par ces cris et par le spectacle qui les causait, mêlaient leurs pleurs à cette désolation générale, et y ajoutaient une nouvelle horreur. Enfin, quand les ennemis de l’état auraient été dans la ville de Damas, et qu’ils y auraient tout mis à feu et à sang, on n’y aurait pas vu régner une plus grande consternation.

Le conte suivant : Histoire du prince Zeyn Alasnam, et du roi des génies