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Histoire d’Aladdin, ou La Lampe merveilleuse

Sire, dans la capitale d’un royaume de la Chine, très-riche et d’une vaste étendue, dont le nom ne me vient pas présentement à la mémoire, il y avait un tailleur nommé Mustafa, sans autre distinction que celle que sa profession lui donnait. Mustafa le tailleur était fort pauvre, et son travail lui produisait à peine de quoi le faire subsister lui et sa femme, et un fils que Dieu leur avait donné.

Le fils qui se nommait Aladdin, avait été élevé d’une manière très-négligée, et qui lui avait fait contracter des inclinations vicieuses. Il était méchant, opiniâtre, désobéissant à son père et à sa mère. Sitôt qu’il fut un peu grand, ses parents ne le purent retenir à la maison ; il sortait dès le matin, et il passait les journées à jouer dans les rues et dans les places publiques, avec de petits vagabonds qui étaient même au-dessous de son âge.

Dès qu’il fut en âge d’apprendre un métier, son père, qui n’était pas en état de lui en faire apprendre un autre que le sien, le prit en sa boutique, et commença à lui montrer de quelle manière il devait manier l’aiguille ; mais ni par douceur, ni par crainte d’aucun châtiment, il ne fut pas possible au père de fixer l’esprit volage de son fils : il ne put le contraindre à se contenir, et à demeurer assidu et attaché au travail, comme il le souhaitait. Sitôt que Mustafa avait le dos tourné, Aladdin s’échappait, et il ne revenait plus de tout le jour. Le père le châtiait ; mais Aladdin était incorrigible ; et à son grand regret, Mustafa fut obligé de l’abandonner à son libertinage. Cela lui fit beaucoup de peine ; et le chagrin de ne pouvoir faire rentrer ce fils dans son devoir, lui causa une maladie si opiniâtre, qu’il en mourut au bout de quelques mois.

La mère d’Aladdin qui vit que son fils ne prenait pas le chemin d’apprendre le métier de son père, ferma la boutique, et fit de l’argent de tous les ustensiles de son métier, pour l’aider à subsister, elle et son fils, avec le peu qu’elle pourrait gagner à filer du coton.

Aladdin qui n’était plus retenu par la crainte d’un père, et qui se souciait si peu de sa mère , qu’il avait même la hardiesse de la menacer à la moindre remontrance qu’elle lui faisait, s’abandonna alors à un plein libertinage. Il fréquentait de plus en plus les enfants de son âge, et ne cessait de jouer avec eux avec plus de passion qu’auparavant. Il continua ce train de vie jusqu’à l’âge de quinze ans, sans aucune ouverture d’esprit pour quoi que ce soit, et sans faire réflexion à ce qu’il pourrait devenir un jour. Il était dans cette situation, lorsqu’un jour qu’il jouait au milieu d’une place avec une troupe de vagabonds, selon sa coutume, un étranger qui passoit par cette place, s’arrêta à le regarder.

Cet étranger était un magicien insigne, que les auteurs qui ont écrit cette histoire, nous font connaître sous le nom de magicien africain : c’est ainsi que nous l’appellerons, d’autant plus volontiers, qu’il était véritablement d’Afrique, et qu’il n’était arrivé que depuis deux jours.

Soit que le magicien africain, qui se connaissait en physionomie, eût remarqué dans le visage d’Aladdin tout ce qui était absolument nécessaire pour l’exécution de ce qui avait fait le sujet de son voyage, ou autrement, il s’informa adroitement de sa famille, de ce qu’il était, et de son inclination. Quand il fut instruit de tout ce qu’il souhaitait, il s’approcha du jeune homme ; et en le tirant à part à quelques pas de ses camarades : « Mon fils , lui demanda-t-il , votre père ne s’appelle-t-il pas Mustafa le tailleur ? » « Oui, monsieur, répondit Aladdin ; mais il y a longtemps qu’il est mort. »

À ces paroles, le magicien africain se jeta au cou d’Aladdin, l’embrassa et le baisa par plusieurs fois les larmes aux yeux, accompagnées de soupirs. Aladdin qui remarqua ses larmes, lui demanda quel sujet il avait de pleurer. « Ah, mon fils, s’écria le magicien africain, comment pourrais-je m’en empêcher ? Je suis votre oncle ; et votre père était mon bon frère. Il y a plusieurs années que je suis en voyage ; et dans le moment que j’arrive ici avec l’espérance de le revoir, et de lui donner de la joie de mon retour, vous m’apprenez qu’il est mort ! Je vous assure que c’est une douleur bien sensible pour moi de me voir privé de la consolation à laquelle je m’attendais ! Mais ce qui soulage un peu mon affliction, c’est que, autant que je puis m’en souvenir, je reconnais ses traits sur votre visage, et je vois que je ne me suis pas trompé en m’adressant à vous. » Il demanda à Aladdin, en mettant la main à la bourse, où demeurait sa mère ? Aussitôt Aladdin satisfit à sa demande, et le magicien africain lui donna en même temps une poignée de menue monnaie, en lui disant : « Mon fils, allez trouver votre mère, faites-lui bien mes compliments, et dites-lui que j’irai la voir demain, si le temps me le permet, pour me donner la consolation de voir le lieu où mon bon frère a vécu si long-temps, et où il a fini ses jours. »
Dès que le magicien africain eut laissé le neveu qu’il venait de se faire lui-même, Aladdin courut chez sa mère, bien joyeux de l’argent que son oncle venait de lui donner. « Ma mère, lui dit-il en arrivant, je vous prie de me dire si j’ai un oncle. » « Non, mon fils, lui répondit la mère, vous n’avez point d’oncle du côté de feu votre père ni du mien. » « Je viens cependant, reprit Aladdin, de voir un homme qui se dit mon oncle du côté de mon père, puisqu’il était son frère, à ce qu’il m’a assuré ; il s’est même mis à pleurer et à m’embrasser quand je lui ai dit que mon père était mort. Et pour marque que je dis la vérité, ajouta-t-il en lui montrant la monnaie qu’il avait reçue, voilà ce qu’il m’a donné. Il m’a aussi chargé de vous saluer de sa part, et de vous dire que demain, s’il en a le temps, il viendra vous saluer, pour voir en même temps la maison où mon père a vécu, et où il est mort. » « Mon fils, repartit la mère, il est vrai que votre père avait un frère ; mais il y a long-temps qu’il est mort, et je ne lui ai jamais entendu dire qu’il en eût un autre. » Ils n’en dirent pas davantage touchant le magicien africain.

Le lendemain le magicien africain aborda Aladdin une seconde fois, comme il jouait dans un autre endroit de la ville avec d’autres enfants. Il l’embrassa, comme il avait fait le jour précédent ; et en lui mettant deux pièces d’or dans la main, il lui dit : « Mon fils, portez cela à votre mère, et dites-lui que j’irai la voir ce soir et qu’elle achète de quoi souper, afin que nous mangions ensemble ; mais auparavant enseignez-moi où je trouverai la maison. » Il la lui enseigna, et le magicien africain le laissa aller.

Aladdin porta les deux pièces d’or à sa mère ; et dès qu’il lui eut dit qu’elle était l’intention de son oncle, elle sortit pour les aller employer, et revint avec de bonnes provisions ; et comme elle était dépourvue d’une bonne partie de la vaisselle dont elle avait besoin, elle alla en emprunter chez ses voisins. Elle employa toute la journée à préparer le souper ; et sur le soir, dès que tout fut prêt, elle dit à Aladdin : « Mon fils, votre oncle ne sait peut-être pas où est notre maison ; allez au-devant de lui et l’amenez, si vous le voyez. »

Quoiqu’Aladdin eût enseigné la maison au magicien africain, il était prêt néanmoins à sortir quand on frappa à la porte. Aladdin ouvrit, et il reconnut le magicien africain, qui entra chargé de bouteilles de vin et de plusieurs sortes de fruits qu’il apportait pour le souper.

Après que le magicien africain eut mis ce qu’il apportait entre les mains d’Aladdin, il salua sa mère et il la pria de lui montrer la place où son frère Mustafa avait coutume de s’asseoir sur le sofa. Elle la lui montra ; et aussitôt il se prosterna, et il baisa cette place plusieurs fois les larmes aux jeux, en s’écriant : « Mon pauvre frère, que je suis malheureux de n’être pas arrivé assez à temps pour vous embrasser encore une fois avant votre mort ! » Quoique la mère d’Aladdin l’en priât, jamais il ne voulut s’asseoir à la même place : « Non, dit-il, je m’en garderai bien ; mais souffrez que je me mette ici vis-à-vis, afin que si je suis privé de la satisfaction de l’y voir en personne, comme père d’une famille qui m’est si chère, je puisse au moins l’y regarder comme s’il était présent. » La mère d’Aladdin ne le pressa pas davantage, et elle le laissa dans la liberté de prendre la place qu’il voulut.

Quand le magicien africain se fut assis à la place qu’il lui avait plu de choisir, il commença de s’entretenir avec la mère d’Aladdin : « Ma bonne sœur, lui disait-il, ne vous étonnez point de ne m’avoir pas vu tout le temps que vous avez été mariée avec mon frère Mustafa d’heureuse mémoire ; il y a quarante ans que je suis sorti de ce pays, qui est le mien aussi-bien que celui de feu mon frère. Depuis ce temps-là, après avoir voyagé dans les Indes, dans la Perse, dans l’Arabie, dans la Syrie, en Égypte, et séjourné dans les plus belles villes de ce pays-là, je passai en Afrique, où j’ai fait un plus long séjour. À la fin, comme il est naturel à l’homme, quelqu’éloigné qu’il soit du pays de sa naissance, de n’en perdre jamais la mémoire, non plus que de ses parents et de ceux avec qui il a été élevé, il m’a pris un désir si efficace de revoir le mien et de venir embrasser mon cher frère, pendant que je me sentais encore assez de force et de courage pour entreprendre un si long voyage, que je n’ai pas différé à faire mes préparatifs, et à me mettre en chemin. Je ne vous dis rien de la longueur du temps que j’y ai mis, de tous les obstacles que j’ai rencontrés, et de toutes les fatigues que j’ai souffertes pour arriver jusqu’ici ; je vous dirai seulement que rien ne m’a mortifié et affligé davantage dans tous mes voyages, que quand j’ai appris la mort d’un frère que j’avais toujours aimé, et que j’aimais d’une amitié véritablement fraternelle. J’ai remarqué de ses traits dans le visage de mon neveu votre fils, et c’est ce qui me l’a fait distinguer par-dessus tous les autres enfants avec lesquels il était. Il a pu vous dire de quelle manière j’ai reçu la triste nouvelle qu’il n’était plus au monde ; mais il faut louer Dieu de toutes choses ! Je me console de le retrouver dans un fils qui en conserve les traits les plus remarquables. »

Le magicien africain, qui s’aperçut que la mère d’Aladdin s’attendrissait sur le souvenir de son mari, en renouvelant sa douleur, changea de discours ; et en se retournant du côté d’Aladdin, il lui demanda son nom. « Je m’appelle Aladdin, lui dit-il. » « Eh bien, Aladdin, reprit le magicien, à quoi vous occupez-vous ? Savez-vous quelque métier. »

À cette demande, Aladdin baissa les yeux, et fut déconcerté ; mais sa mère, en prenant la parole : « Aladdin, dit-elle, est un fainéant. Son père a fait tout son possible, pendant qu’il vivait, pour lui apprendre son métier, et il n’a pu en venir à bout ; et depuis qu’il est mort, nonobstant tout ce que j’ai pu lui dire, et ce que je lui répète chaque jour, il ne fait autre métier que de faire le vagabond, et passer tout son temps à jouer avec les enfants, comme vous l’avez vu, sans considérer qu’il n’est plus enfant ; et si vous ne lui en faites honte, et qu’il n’en profite pas, je désespère que jamais il puisse rien valoir. Il sait que son père n’a laissé aucun bien ; et il voit lui-même qu’à filer du coton pendant tout le jour, comme je fais, j’ai bien de la peine à gagner de quoi nous avoir du pain. Pour moi, je suis résolue à lui fermer la porte un de ce jours, et à l’envoyer en chercher ailleurs. »
Après que la mère d’Aladdin eut achevé ces paroles en fondant en larmes, le magicien africain dit à Aladdin : « Cela n’est pas bien, mon neveu, il faut songer à vous aider vous-même, et à gagner votre vie. Il y a des métiers de plusieurs sortes ; voyez s’il n’y en pas quelqu’un pour lequel vous ayiez inclination plutôt que pour un autre. Peut-être que celui de votre père vous déplait, et que vous vous accommoderiez mieux d’un autre : ne dissimulez point ici vos sentiments, je ne cherche qu’à vous aider. » Comme il vit qu’Aladdin ne répondait rien : « Si vous avez de la répugnance pour apprendre un métier, continua-t-il, et que vous vouliez être honnête homme, je vous lèverai une boutique garnie de riches étoffes et de toiles fines ; vous vous mettrez en état de les vendre ; et de l’argent que vous en ferez, vous achèterez d’autres marchandises, et de cette manière vous vivrez honorablement. Consultez-vous vous-même, et dites-moi franchement ce que vous en pensez ; vous me trouverez toujours prêt à tenir ma promesse. »

Cette offre flatta fort Aladdin, à qui le travail manuel déplaisait d’autant plus, qu’il avait assez de connaissance pour s’être aperçu que les boutiques de ces sortes de marchandises étaient propres et fréquentées, et que les marchands étaient bien habillés et fort considérés. Il marqua au magicien africain, qu’il regardait comme son oncle, que son penchant était plutôt de ce côté-là que d’aucun autre, et qu’il lui serait obligé toute sa vie du bien qu’il voulait lui faire. « Puisque cette profession vous agrée, reprit le magicien africain, je vous menerai demain avec moi, et je vous ferai habiller proprement et richement, conformément à l’état d’un des plus gros marchands de cette ville ; et après-demain nous songerons à vous lever une boutique de la manière que je l’entends.

La mère d’Aladdin, qui n’avait pas cru jusqu’alors que le magicien africain fût frère de son mari, n’en douta nullement après tout le bien qu’il promettait de faire à son fils. Elle le remercia de ses bonnes intentions ; et après avoir exhorté Aladdin à se rendre digne de tous les biens que son oncle lui faisait espérer, elle servit le souper. La conversation roula sur le même sujet pendant tout le repas, et jusqu’à ce que le magicien, qui vit que la nuit était avancée, prit congé de la mère et du fils, et se retira.

Le lendemain matin, le magicien africain ne manqua pas de revenir chez la veuve de Mustafa le tailleur, comme il l’avait promis. Il prit Aladdin avec lui, et il le mena chez un gros marchand qui ne vendait que des habits tout faits, de toutes sortes de belles étoffes, pour les différens âges et conditions. Il s’en fit montrer de convenables à la grandeur d’Aladdin ; et après avoir mis à part tous ceux qui lui plaisaient davantage, et rejeté les autres qui n’étaient pas de la beauté qu’il entendait, il dit à Aladdin : « Mon neveu, choisissez dans tous ces habits celui que vous aimez le mieux. Aladdin, charmé des libéralités de son nouvel oncle, en choisit un ; le magicien l’acheta, avec tout ce qui devait l’accompagner, et paya le tout sans marchander.

Lorsqu’Aladdin se vit ainsi habillé magnifiquement depuis les pieds jusqu’à la tête, il fit à son oncle tous les remerciements imaginables ; et le magicien lui promit encore de ne le point abandonner, et de l’avoir toujours avec lui. En effet, il le mena dans les lieux les plus fréquentés de la ville, particulièrement dans ceux où étaient les boutiques des riches marchands ; et quand il fut dans la rue où étaient les boutiques des plus riches étoffes et des toiles fines, il dit à Aladdin : « Comme vous serez bientôt marchand comme ceux que vous voyez, il est bon que vous les fréquentiez, et qu’ils vous connaissent. » Il lui fit voir aussi les mosquées les plus belles et les plus grandes, le conduisit dans les khans où logeaient les marchands étrangers, et dans tous les endroits du palais du sultan où il était libre d’entrer. Enfin, après avoir parcouru ensemble tous les beaux endroits de la ville, ils arrivèrent dans le khan où le magicien avait pris un appartement. Il s’y trouva quelques marchands avec lesquels il avait commencé de faire connaissance depuis son arrivée, et qu’il avait rassemblés exprès pour les bien régaler, et leur donner en même temps la connaissance de son prétendu neveu.

Le régal ne finit que sur le soir. Aladdin voulut prendre congé de son oncle pour s’en retourner ; mais le magicien africain ne voulut pas le laisser aller seul, et le reconduisit lui-même chez sa mère. Dès qu’elle eut aperçu son fils si bien habillé, elle fut transportée de joie ; et elle ne cessait de donner mille bénédictions au magicien qui avait fait une si grande dépense pour son enfant. « Généreux parent, lui dit-elle, je ne sais comment vous remercier de votre libéralité. Je sais que mon fils ne mérite pas le bien que vous lui faites, et qu’il en serait tout à fait indigne, s’il n’en était reconnaissant , et s’il négligeait de répondre à la bonne intention que vous avez de lui donner un établissement si distingué. En mon particulier, ajouta-t-elle, je vous en remercie encore de toute mon âme, et je vous souhaite une vie assez longue, pour être témoin de la reconnaissance de mon fils, qui ne peut mieux vous la témoigner qu’en se gouvernant selon vos bons conseils. »

« Aladdin, reprit le magicien africain, est un bon enfant ; il m’écoute assez, et je crois que nous en ferons quelque chose de bon. Je suis fâché d’une chose, de ne pouvoir exécuter demain ce que je lui ai promis. C’est jour de vendredi, les boutiques seront fermées, et il n’y aura pas lieu de songer à en louer une et à la garnir, pendant que les marchands ne penseront qu’à se divertir. Ainsi nous remettrons l’affaire à samedi ; mais je viendrai demain le prendre, et je le menerai promener dans les jardins, où le beau monde a coutume de se trouver. Il n’a peut-être encore rien vu des divertissements qu’on y prend. Il n’a été jusqu’à présent qu’avec des enfants, il faut qu’il voie des hommes. » Le magicien africain prit enfin congé de la mère et du fils, et se retira. Aladdin cependant qui était déjà dans une grande joie de se voir si bien habillé, se fit encore un plaisir par avance de la promenade des jardins des environs de la ville. En effet, jamais il n’était sorti hors des portes, et jamais il n’avait vu les environs, qui étaient d’une grande beauté et très-agréables.

Aladdin se leva et s’habilla le lendemain de grand matin, pour être prêt à partir quand son oncle viendrait le prendre. Après avoir attendu long-temps, à ce qu’il lui semblait, l’impatience lui fit ouvrir la porte, et se tenir sur le pas, pour voir s’il ne le verrait point. Dès qu’il l’aperçut, il en avertit sa mère ; et en prenant congé d’elle, il ferma la porte, et courut à lui pour le joindre.

Le magicien africain fit beaucoup de caresses à Aladdin, quand il le vit. « Allons, mon cher enfant, lui dit-il d’un air riant, je veux vous faire voir aujourd’hui de belles choses. » Il le mena par une porte qui conduisait à de grandes et belles maisons, ou plutôt à des palais magnifiques qui avoient chacun de très-beaux jardins dont les entrées étaient libres. À chaque palais qu’ils rencontraient, il demandait à Aladdin s’il le trouvait beau ; et Aladdin, en le prévenant, quand un autre se présentait : « Mon oncle, disait-il, en voici un plus beau que ceux que nous venons de voir. » Cependant ils avançaient toujours plus avant dans la campagne ; et le rusé magicien qui avait envie d’aller plus loin pour exécuter le dessein qu’il avait dans la tête, prit occasion d’entrer dans un de ces jardins. Il s’assit près d’un grand bassin, qui recevait une très-belle eau par un muffle de lion de bronze, et feignit qu’il était las, afin de faire reposer Aladdin. « Mon neveu, lui dit-il, vous devez être fatigué aussi bien que moi ; reposons-nous ici pour reprendre des forces ; nous aurons plus de courage à poursuivre notre promenade. »

Quand ils furent assis, le magicien africain tira d’un linge attaché à sa ceinture, des gâteaux et plusieurs sortes de fruits dont il avait fait provision, et il l’étendit sur le bord du bassin. Il partagea un gâteau entre lui et Aladdin ; et à l’égard des fruits, il lui laissa la liberté de choisir ceux qui seraient le plus à son goût. Pendant ce petit repas, il entretint son prétendu neveu de plusieurs enseignements qui tendaient à l’exhorter de se détacher de la fréquentation des enfants, et de s’approcher plutôt des hommes sages et prudents, et de les écouter, et de profiter de leurs entretiens. « Bientôt, lui disait-il, vous serez homme comme eux, et vous ne pouvez vous accoutumer de trop bonne heure à dire de bonnes choses à leur exemple. » Quand ils eurent achevé ce petit repas, ils se levèrent, et ils poursuivirent leur chemin au travers des jardins, qui n’étaient séparés les uns des autres que par de petits fossés qui en marquaient les limites, mais qui n’en empêchaient pas la communication. La bonne foi faisait que les citoyens de cette capitale n’apportaient pas plus de précaution pour s’empêcher les uns les autres de se nuire. Insensiblement le magicien africain mena Aladdin assez loin au-delà des jardins, et le fit traverser des campagnes qui le conduisirent jusqu’assez près des montagnes.

Aladdin, qui de sa vie n’avait fait tant de chemin, se sentit fort fatigué d’une si longue marche. « Mon oncle, dit-il au magicien africain, où allons-nous ? Nous avons laissé les jardins bien loin derrière nous, et je ne vois plus que des montagnes. Si nous avançons plus, je ne sais si j’aurai assez de force pour retourner jusqu’à la ville. » « Prenez courage, mon neveu, lui dit le faux oncle, je veux vous faire voir un autre jardin qui surpasse tous ceux que vous venez de voir ; il n’est pas loin d’ici, il n’y a qu’un pas ; et quand nous y serons arrivés, vous me direz vous-même si vous ne seriez pas fâché de ne l’avoir pas vu, après vous en être approché de si près. » Aladdin se laissa persuader, et le magicien le mena encore fort loin, en l’entretenant de différentes histoires amusantes, pour lui rendre le chemin moins ennuyeux, et la fatigue plus supportable.
Ils arrivèrent enfin entre deux montagnes d’une hauteur médiocre et à-peu-près égales, séparées par un vallon de très-peu de largeur. C’était là cet endroit remarquable où le magicien africain avait voulu amener Aladdin pour l’exécution d’un grand dessein qui l’a voit fait venir de l’extrémité de l’Afrique jusqu’à la Chine. « Nous n’allons pas plus loin, dit-il à Aladdin : je veux vous faire voir ici des choses extraordinaires et inconnues à tous les mortels ; et quand vous les aurez vues, vous me remercierez d’avoir été témoin de tant de merveilles que personne au monde n’aura vues que vous ! Pendant que je vais battre le fusil, amassez de toutes les broussailles que vous voyez, celles qui seront les plus sèches, afin d’allumer du feu. »

Il y avoit une si grande quantité de ces broussailles, qu’Aladdin en eut bientôt fait un amas plus que suffisant, dans le temps que le magicien allumait l’allumette. Il y mit le feu ; et dans le moment que les broussailles s’enflammèrent, le magicien africain y jeta d’un parfum qu’il avait tout prêt. Il s’éleva une fumée fort épaisse. qu’il détourna de côté et d’autre, en prononçant des paroles magiques auxquelles Aladdin ne comprit rien.

Dans le même moment, la terre trembla un peu, et s’ouvrit en cet endroit devant le magicien et Aladdin, et fit voir à découvert une pierre d’environ un pied et demi en quarré, et d’environ un pied de profondeur, posée horizontalement, avec un anneau de bronze scellé dans le milieu, pour s’en servir à la lever. Aladdin effrayé de tout ce qui se passait à ses yeux, eut peur, et il voulut prendre la fuite. Mais il était nécessaire à ce mystère, et le magicien le retint et le gronda fort, en lui donnant un soufflet si fortement appliqué, qu’il le jeta par terre, et que peu s’en fallut qu’il ne lui enfonçât les dents de devant dans la bouche, comme il y parut par le sang qui en sortit. Le pauvre Aladdin tout tremblant, et les larmes aux yeux : « Mon oncle, s’écria-t-il en pleurant, qu’ai-je donc fait pour avoir mérité que vous me frappiez si rudement ? » « J’ai mes raisons pour le faire, lui répondit le magicien. Je suis votre oncle , qui vous tient présentement lieu de père, et vous ne devez pas me répliquer. Mais, mon enfant, ajouta-t-il en se radoucissant, ne craignez rien : je ne demande autre chose de vous , que vous m’obéissiez exactement, si vous voulez bien profiter et vous rendre digne des grands avantages que je veux vous faire. » Ces belles promesses du magicien calmèrent un peu la crainte et le ressentiment d’Aladdin ; et lorsque le magicien le vit entièrement rassuré : « Vous avez vu, continua-t-il, ce que j’ai fait par la vertu de mon parfum et des paroles que j’ai prononcées. Apprenez donc présentement que sous cette pierre que vous voyez, il y a un trésor caché qui vous est destiné, et qui doit vous rendre un jour plus riche que les plus grands rois du monde. Cela est si vrai, qu’il n’y a personne au monde que vous à qui il soit permis de toucher cette pierre, et de la lever pour y entrer : il m’est même défendu d’y toucher, et de mettre le pied dans le trésor quand il sera ouvert. Pour cela, il faut que vous exécutiez de point en point ce que je vous dirai, sans y manquer : la chose est de grande conséquence et pour vous et pour moi. »

Aladdin, toujours dans l’étonnement de ce qu’il voyait et de tout ce qu’il venait d’entendre dire au magicien, de ce trésor qui devait le rendre heureux à jamais, oublia tout ce qui s’était passé. « Hé bien, mon oncle, dit-il au magicien en se levant, de quoi s’agit-il ? Commandez, je suis tout prêt à obéir. » « Je suis ravi, mon enfant, lui dit le magicien africain en l’embrassant, que vous ayiez pris ce parti ; venez, approchez-vous, prenez cet anneau, et levez la pierre. » « Mais, mon oncle, reprit Aladdin, je ne suis pas assez fort pour la lever ; il faut donc que vous m’aidiez. » « Non, repartit le magicien africain, vous n’avez pas besoin de mon aide, et nous ne ferions rien vous et moi si je vous aidais : il faut que vous la leviez vous seul. Prononcez seulement le nom de votre père et de votre grand-père, en tenant l’anneau, et levez : vous verrez qu’elle viendra à vous sans peine. » Aladdin fît comme le magicien lui avait dit : il leva la pierre avec facilité, et il la posa à côté.

Quand la pierre fut ôtée, un caveau de trois à quatre pieds de profondeur se fit voir avec une petite porte et des degrés pour descendre plus bas. « Mon fils, dit alors le magicien africain à Aladdin, observez exactement tout ce que je vais vous dire. Descendez dans ce caveau ; quand vous serez au bas des degrés que vous voyez, vous trouverez une porte ouverte qui vous conduira dans un grand lieu voûté et partagé en trois grandes salles l’une après l’autre. Dans chacune vous verrez à droite et à gauche quatre vases de bronze grands comme des cuves, pleins d’or et d’argent ; mais gardez-vous bien d’y toucher. Avant d’entrer dans la première salle, levez votre robe, et serrez-la bien autour de vous. Quand vous y serez entré, passez à la seconde sans vous arrêter, et de là à la troisième aussi sans vous arrêter. Sur toutes choses, gardez-vous bien d’approcher des murs, et d’y toucher même avec votre robe ; car si vous y touchiez, vous mourriez sur-le-champ. C’est pour cela que je vous ai dit de la tenir serrée autour de vous. Au bout de la troisième salle, il y a une porte qui vous donnera entrée dans un jardin planté de beaux arbres, tous chargés de fruits ; marchez tout droit, et traversez ce jardin par un chemin qui vous menera à un escalier de cinquante marches pour monter sur une terrasse. Quand vous serez sur la terrasse, vous ver- rez devant vous une niche, et dans la niche une lampe allumée ; prenez la lampe, éteignez-la ; et quand vous aurez jeté le lumignon et versé la liqueur, mettez-la dans votre sein, et apportez-la moi. Ne craignez pas de gâter votre habit : la liqueur n’est pas de l’huile, et la lampe sera sèche dès qu’il n’y en aura plus. Si les fruits du jardin vous font envie, vous pouvez en cueillir autant que vous en voudrez ; cela ne vous est pas défendu. »

En achevant ces paroles, le magicien africain tira un anneau qu’il avait au doigt, et il le mit à l’un des doigts d’Aladdin, en lui disant que c’était un préservatif contre tout ce qui pourrait lui arriver de mal, en observant bien tout ce qu’il venait de lui prescrire. « Allez, mon enfant, lui dit-il après cette instruction, descendez hardiment, nous allons être riches l’un et l’autre pour toute notre vie. »

Aladdin sauta légèrement dans le caveau, et il descendit jusqu’au bas des degrés : il trouva les trois salles dont le magicien africain lui avait fait la description. Il passa au travers avec d’autant plus de précaution, qu’il appréhendait de mourir s’il manquait à observer soigneusement ce qui lui avait été prescrit. Il traversa le jardin sans s’arrêter, monta sur la terrasse, prit la lampe allumée dans la niche, jeta le lumignon et la liqueur ; et en la voyant sans humidité comme le magicien le lui a voit dit, il la mit dans son sein ; il descendit de la terrasse, et il s’arrêta dans le jardin à en considérer les fruits qu’il n’avait vus qu’en passant. Les arbres de ce jardin étaient tous chargés de fruits extraordinaires. Chaque arbre en portait de différentes couleurs : il y en avait de blancs, de luisans et transparents comme le cristal, de rouges, les uns plus chargés, les autres moins ; de verts, de bleus, de violets, de tirant sur le jaune, et de plusieurs autres sortes de couleurs. Les blancs étaient des perles ; les luisants et transparents, des diamants ; les rouges les plus foncés, des rubis ; les autres mioins foncés, des rubis balais ; les verts, des émeraudes ; les bleus, des turquoises ; les violets, des améthystes ; ceux qui tiraient sur le jaune, des saphirs ; et ainsi des autres. Et ces fruits étaient tous d’une grosseur et d’une perfection à quoi on n’avait encore vu rien de pareil dans le monde. Aladdin qui n’en connaissait ni le mérite ni la valeur, ne fut pas touché de la vue de ces fruits qui n’étaient pas de son goût, comme l’eussent été des figues, des raisins, et les autres fruits excellents qui sont communs dans la Chine. Aussi n’était-il pas encore dans un âge à en connaître le prix ; il s’imagina que tous ces fruits n’étaient que du verre coloré, et qu’ils ne valaient pas davantage. La diversité de tant de belles couleurs néanmoins, la beauté et la grosseur extraordinaire de chaque fruit, lui donna envie d’en cueillir de toutes les sortes. En effet, il en prit plusieurs de chaque couleur, et il en emplit ses deux poches et deux bourses toutes neuves que le magicien lui avait achetées, avec l’habit dont il lui avoit fait présent, afin qu’il n’eût rien que de neuf ; et comme les deux bourses ne pouvaient tenir dans ses poches qui étaient déjà pleines, il les attacha de chaque côté à sa ceinture ; il en enveloppa même dans les plis de sa ceinture, qui était d’une étoffe de soie ample et à plusieurs tours, et il les accommoda de manière qu’ils ne pouvaient pas tomber ; il n’oublia pas aussi d’en fourrer dans son sein, entre la robe et la chemise autour de lui.

Aladdin ainsi chargé de tant de richesses, sans le savoir, reprit en diligence le chemin des trois salles, pour ne pas faire attendre trop long-temps le magicien africain ; et après avoir passé à travers avec la même précaution qu’auparavant, il remonta par où il était descendu, et se présenta à l’entrée du caveau où le magicien africain l’attendait avec impatience. Aussitôt qu’Aladdin l’aperçut : « Mon oncle, lui dit-il, je vous prie de me donner la main pour m’aider à monter. » Le magicien africain lui dit : « Mon fils, donnez-moi la lampe auparavant, elle pourrait vous embarrasser. » « Pardonnez-moi, mon oncle, reprit Aladdin, elle ne m’embarrasse pas ; je vous la donnerai dès que je serai monté. » Le magicien africain s’opiniâtra à vouloir qu’Aladdin lui mît la lampe entre les mains avant de le tirer du caveau ; et Aladdin qui avat embarrassé cette lampe avec tous ces fruits dont il s’était garni de tous côtés, refusa absolument de la donner, qu’il ne fût hors du caveau. Alors le magicien africain au désespoir de la résistance de ce jeune homme, entra dans une furie épouvantable : il jeta un peu de son parfum sur le feu qu’il avait eu soin d’entretenir ; et à peine eut-il prononcé deux paroles magiques, que la pierre qui servait à fermer l’entrée du caveau, se remit d’elle-même à sa place, avec la terre par-dessus, au même état qu’elle était à l’arrivée du magicien africain et d’Aladdin.

Il est certain que le magicien africain n’était pas frère de Mustafa le tailleur, comme il s’en était vanté, ni par conséquent oncle d’Aladdin. Il était véritablement d’Afrique, et il y était né ; et comme l’Afrique est un pays où l’on est plus entêté de la magie que partout ailleurs, il s’y était appliqué dès sa jeunesse ; et après quarante années ou environ enchantements, d’opérations de géomancie, de suffumigations et de lecture de livres de magie, il était enfin parvenu à découvrir qu’il y avait dans le monde une lampe merveilleuse, dont la possession le rendrait plus puissant qu’aucun monarque de l’univers, s’il pouvait en devenir le possesseur. Par une dernière opération de géomance, il avait connu que cette lampe était dans un lieu souterrain au milieu de la Chine, à l’endroit et avec toutes les circonstances que nous venons de voir. Bien persuadé de la vérité de cette découverte, il était parti de l’extrémité de l’Afrique, comme nous l’avons dit ; et après un voyage long et pénible, il était arrivé à la ville qui était si voisine du trésor ; mais quoique la lampe fût certainement dans le lieu dont il avait connaissance, il ne lui était pas permis néanmoins de l’enlever lui-même, ni d’entrer en personne dans le lieu souterrain où elle était. Il fallait qu’un autre y descendit, l’allât prendre, et la lui mît entre les mains. C’est pourquoi il s’était adressé à Aladdin qui lui avait paru un jeune enfant sans conséquence, et très-propre à lui rendre ce service qu’il attendait de lui, bien résolu, dès qu’il aurait la lampe dans ses mains, de faire la dernière suffumigation que nous avons dite, et de prononcer les deux paroles magiques qui devoient faire l’effet que nous avons vu, et sacrifier le pauvre Aladdin à son avarice et à sa méchanceté, afin de n’en avoir pas de témoin. Le soufflet donné à Aladdin, et l’autorité qu’il avait prise sur lui, n’avoient pour but que de l’accoutumer à le craindre et à lui obéir exactement ; afin que lorsqu’il lui demanderait cette fameuse lampe magique, il la lui donnât aussitôt ; mais il lui arriva tout le contraire de ce qu’il s’était proposé. Enfin il n’usa de sa méchanceté avec tant de précipitation, pour perdre le pauvre Aladdin, que parce qu’il craignit que s’il contestait plus long-temps avec lui, quelqu’un ne vînt à les entendre, et ne rendît public ce qu’il voulait tenir très-caché.

Quand le magicien africain vit ses grandes et belles espérances échouées à n’y revenir jamais, il n’eut pas d’autre parti à prendre que celui de retourner en Afrique ; c’est ce qu’il fit dès le même jour. Il prit sa route par des détours, pour ne pas rentrer dans la ville d’où il était sorti avec Aladdin. Il avait à craindre en effet d’être observé par plusieurs personnes qui pouvaient l’avoir vu se promener avec cet enfant, et revenir sans lui.

Selon toutes les apparences, on ne devait plus entendre parler d’Aladdin ; mais celui-là même qui avait cru le perdre pour jamais, n’avait pas fait attention qu’il lui avait mis au doigt un anneau qui pouvait servir à le sauver. En effet, ce fut cet anneau qui fut cause du salut d’Aladdin, qui n’en savait nullement la vertu ; et il est étonnant que cette perte, jointe à celle de la lampe, n’ait pas jeté ce magicien dans le dernier désespoir. Mais les magiciens sont si accoutumés aux disgrâces et aux événements contraires à leurs souhaits, qu’ils ne cessent tant qu’ils vivent, de se repaître de fumée, de chimères et de visions.

Aladdin qui ne s’attendait pas à la méchanceté de son faux oncle, après les caresses et le bien qu’il lui avait fait, fut dans un étonnement qu’il est plus aisé d’imaginer que de représenter par des paroles. Quand il se vit enterré tout vif, il appela mille fois son oncle, en criant qu’il était prêt à lui donner la lampe ; mais ses cris étaient inutiles, et il n’y avait plus moyen d’être entendu ; ainsi il demeura dans les ténèbres et dans l’obscurité. Enfin, après avoir donné quelque relâche à ses larmes, il descendit jusqu’au bas de l’escalier du caveau pour aller chercher la lumière dans le jardin où il avait déjà passé ; mais le mur qui s’était ouvert par enchantement, s’était refermé et rejoint par un autre enchantement. Il tâtonne devant lui à droite et à gauche par plusieurs fois, et il ne trouve plus de porte : il redouble ses cris et ses pleurs, et il s’asseait sur les degrés du caveau, sans espoir de revoir jamais la lumière, et avec la triste certitude au contraire de passer des ténèbres où il était, dans celles d’une mort prochaine.

Aladdin demeura deux jours en cet état, sans manger et sans boire : le troisième jour enfin en regardant la mort comme inévitable, il éleva les mains en les joignant ; et avec une résignation entière à la volonté de Dieu il s’écria :

« Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu, le haut, le grand ! »

Dans cette action de mains jointes, il frotta sans y penser, l’anneau que le magicien africain lui avait mis au doigt, et dont il ne connaissait pas encore la vertu. Aussitôt un génie d’une figure énorme et d’un regard épouvantable s’éleva devant lui comme de dessous la terre, jusqu’à ce qu’il atteignît de la tête à la voûte, et dit à Aladdin ces paroles :

« Que veux-tu ? Me voici prêt a t’obéir comme ton esclave, et l’esclave de tous ceux qui ont l’anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l’anneau. »

En tout autre tempS et en toute autre occasion, Aladdin qui n’était pas accoutumé à de pareilles visions, eût pu être saisi de frayeur, et perdre la parole à la vue d’une figure si extraordinaire ; mais occupé uniquement du danger présent où il était, il répondit sans hésiter : « Qui que tu sois, fais-moi sortir de ce lieu, si tu en as le pouvoir. » À peine eut-il prononcé ces paroles, que la terre s’ouvrit, et qu’il se trouva hors du caveau, et à l’endroit justement où le magicien l’avait amené.

On ne trouvera pas étrange qu’Aladdin, qui était demeuré si long-temps dans les ténèbres les plus épaisses, ait eu d’abord de la peine à soutenir le grand jour ; il y accoutuma ses yeux peu-à-peu ; et en regardant autour de lui, il fut fort surpris de ne pas voir d’ouverture sur la terre. Il ne put comprendre de quelle manière il se trouvait si subitement hors de ses entrailles ; il n’y eut que la place où les broussailles avoient été allumées, qui lui fit reconnaître à-peu-près où était le caveau. Ensuite en se tournant du côté de la ville, il l’aperçut au milieu des jardins qui l’environnaient ; il reconnut le chemin par où le magicien africain l’avait amené. Il le reprit en rendant grâces à Dieu de se revoir une autre fois au monde après avoir désespéré d’y revenir jamais. Il arriva jusqu’à la ville, et se traîna chez lui avec bien de la peine. En entrant chez sa mère, la joie de la revoir, jointe à la faiblesse dans laquelle il était de n’avoir pas mangé depuis près de trois jours, lui causèrent un évanouissement qui dura quelque temps. Sa mère qui l’avait déjà pleuré comme perdu ou comme mort, en le voyant en cet état, n’oublia aucun de ses soins pour le faire revenir. Il revint enfin de son évanouissement ; et les premières paroles qu’il prononça, furent celles-ci : « Ma mère, avant toute chose, je vous prie de me donner à manger ; il y a trois jours que je n’ai pris quoi que ce soit. » Sa mère lui apporta ce qu’elle avait, et en le mettant devant lui : « Mon fils, lui dit-elle, ne vous pressez pas ; cela est dangereux ; mangez peu-à-peu et à votre aise, et ménagez-vous dans le grand besoin que vous en avez. Je ne veux pas même que vous me parliez : vous aurez assez de temps pour me raconter ce qui vous est arrivé, quand vous serez bien rétabli. Je suis toute consolée de vous revoir, après l’affliction où je me suis trouvée depuis vendredi, et toutes les peines que je me suis données pour apprendre ce que vous étiez devenu, dès que j’eus vu qu’il était nuit, et que vous n’étiez pas revenu à la maison. »

Aladdin suivit le conseil de sa mère, il mangea tranquillement et peu-à-peu, et il but à proportion. Quand il eut achevé : « Ma mère, dit-il, j’aurais de grandes plaintes à vous faire sur ce que vous m’avez abandonné avec tant de facilité à la discrétion d’un homme qui avait le dessein de me perdre, et qui tient à l’heure que je vous parle, ma mort si certaine, qu’il ne doute pas, ou que je ne suis plus en vie, ou que je ne doive la perdre au premier jour ; mais vous avez cru qu’il était mon oncle, et je l’ai cru comme vous. Eh pouvions-nous avoir d’autre pensée d’un homme qui m’accablait de caresses et de biens, et qui me faisait tant d’autres promesses avantageuses ? Sachez, ma mère, que ce n’est qu’un traître, un méchant, un fourbe ! Il ne m’a fait tant de bien et tant de promesses, qu’afin d’arriver au but qu’il s’était proposé de me perdre, comme je l’ai dit, sans que ni vous ni moi nous puissions en deviner la cause. De mon côté, je puis assurer que je ne lui ai donné aucun sujet qui méritât le moindre mauvais traitement. Vous le comprendrez vous-même par le récit fidèle que vous allez entendre de tout ce qui s’est passé depuis que je me suis séparé de vous, jusqu’à l’exécution de son pernicieux dessein. »

Aladdin commença à raconter à sa mère tout ce qui lui était arrivé avec le magicien, depuis le vendredi qu’il était venu le prendre pour le mener avec lui voir les palais et les jardins qui étaient hors de la ville ; ce qui lui arriva dans le chemin, jusqu’à l’endroit des deux montagnes où se devait opérer le grand prodige du magicien ; comment avec un parfum jeté dans le feu et quelques paroles magiques, la terre s’était ouverte en un instant, et avait fait voir l’entrée d’un caveau qui conduisait à un trésor inestimable. Il n’oublia pas le soufflet qu’il avait reçu du magicien, et de cruelle manière, après s’être un peu radouci, il l’avait engagé par de grandes promesses, et en lui mettant son anneau au doigt, à descendre dans le caveau. Il n’omit aucune circonstance de tout ce qu’il avait vu en passant et en repassant dans les trois salles, dans le jardin et sur la terrasse où il avait pris la lampe merveilleuse, qu’il montra à sa mère en la retirant de son sein aussi bien que les fruits transparents et de différentes couleurs qu’il avait cueillis dans le jardin en s’en retournant, auxquels il joignit deux bourses pleines qu’il donna à sa mère, et dont elle fît peu de cas. Ces fruits étaient cependant des pierres précieuses ! L’éclat, brillant comme le soleil, qu’ils rendaient à la faveur d’une lampe qui éclairait la chambre, devait faire juger de leur grand prix ; mais la mère d’Aladdin n’avait pas sur cela plus de connaissance que son fils. Elle avait été élevée dans une condition très-médiocre, et son mari n’avait pas eu assez de biens pour lui donner de ces sortes de pierreries. D’ailleurs elle n’en avait jamais vu à aucune de ses parentes ni de ses voisines. Ainsi il ne faut pas s’étonner si elle ne les regarda que comme des choses de peu de valeur, et bonnes tout au plus à récréer la vue par la variété de leurs couleurs ; ce qui fit qu’Aladdin les mit derrière un des coussins du sofa sur lequel il était assis. Il acheva le récit de son aventure, en lui disant, que quand il fut revenu, et qu’il se fut présenté à l’entrée du caveau, prêt à en sortir, sur le refus qu’il avait fait au magicien de lui donner la lampe qu’il voulait avoir, l’entrée du caveau s’était refermée en un instant, par la force du parfum que le magicien avait jeté sur le feu qu’il n’avait pas laissé éteindre, et des paroles qu’il avait prononcées. Mais il n’en put dire davantage sans verser des larmes, en lui représentant l’état malheureux où il s’était trouvé lorsqu’il s’était vu enterré tout vivant dans le fatal caveau, jusqu’au moment qu’il en était sorti, et que pour ainsi dire il était revenu au monde par l’attouchement de son anneau, dont il ne connaissait pas encore la vertu. Quand il eut fini ce récit : « Il n’est pas nécessaire de vous en dire davantage, dit-il à sa mère, le reste vous est connu. Voilà enfin quelle a été mon aventure, et quel est le danger que j’ai couru depuis que vous ne m’avez vu. »

La mère d’Aladdin eut la patience d’entendre, sans l’interrompre, ce récit merveilleux et surprenant, et en même temps si affligeant pour une mère qui aimait son fils tendrement, malgré ses défauts. Dans les endroits néanmoins les plus touchants, et qui faisaient connaitre davantage la perfidie du magicien africain, elle ne put s’empêcher de faire paraître combien elle le détestait, par les marques de son indignation ; mais dès qu’Aladdin eut achevé, elle se déchaîna en mille injures contre cet imposteur : elle l’appela traître, perfide, barbare, assassin, trompeur, magicien, ennemi et destructeur du genre humain. « Oui, mon fils, ajouta-t-elle, c’est un magicien, et les magiciens sont des pestes publiques : ils ont commerce avec les démons par leurs enchantements et par leurs sorcelleries. Béni soit Dieu, qui n’a pas voulu que sa méchanceté insigne eût son effet entier contre vous ! Vous devez bien le remercier de la grâce qu’il vous a faite ! La mort vous était inévitable, si vous ne vous fussiez souvenu de lui, et que vous n’eussiez imploré son secours. » Elle dit encore beaucoup de choses, en détestant toujours la trahison que le magicien avait faite à son fils ; mais en parlant, elle s’aperçut qu’Aladdin, qui n’avoit pas dormi depuis trois jours, avait besoin de repos. Elle le fit coucher ; et peu de temps après elle se coucha aussi.

Aladdin, qui n’avait pris aucun repos dans le lieu souterrain où il avait été enseveli à dessein qu’il y perdît la vie, dormit toute la nuit d’un profond sommeil, et ne se réveilla le lendemain que fort tard. Il se leva ; et la première chose qu’il dit à sa mère, ce fut qu’il avait besoin de manger, et qu’elle ne pouvait lui faire un plus grand plaisir que de lui donner à déjeuner. « Hélas, mon fils, lui répondit sa mère, je n’ai pas seulement un morceau de pain à vous donner, vous mangeâtes hier au soir le peu de provisions qu’il y avait dans la maison ; mais donnez-vous un peu de patience, je ne serai pas long-temps à vous en apporter. J’ai un peu de fil de coton de mon travail ; je vais le vendre, afin de vous acheter du pain et quelque chose pour notre dîner. » « Ma mère, reprit Aladdin, réservez votre fil de coton pour une autre fois, et donnez-moi la lampe que j’apportai hier ; j’irai la vendre, et l’argent que j’en aurai servira à nous avoir de quoi déjeuner et dîner, et peut-être de quoi souper. »

La mère d’Aladdin prit la lampe où elle l’avait mise. « La voilà, dit-elle à son fils ; mais elle est bien sale, pour peu qu’elle soit nettoyée, je crois qu’elle en vaudra quelque chose davantage. » Elle prit de l’eau et un peu de sable fin pour la nettoyer ; mais à peine eut-elle commencé à frotter cette lampe, qu’en un instant, en présence de son fils, un génie hideux et d’une grandeur gigantesque s’éleva et parut devant elle, et lui dit d’une voix tonnante :

« Que veux-tu ? Me voici prêt à t’obéir, comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi avec les autres esclaves de la lampe ! »

La mère d’Aladdin n’était pas en état de répondre : sa vue n’a voit pu soutenir la figure hideuse et épouvantable du génie ; et sa frayeur avait été si grande dès les premières paroles qu’il avait prononcées, qu’elle était tombée évanouie.

Aladdin qui avait déjà eu une apparition à-peu-près semblable dans le caveau, sans perdre de temps ni le jugement, se saisit promptement de la lampe, et en suppléant au défaut de sa mère, il répondit pour elle d’un ton ferme. « J’ai faim, dit-il au génie, apportez-moi de quoi manger. » Le génie disparut, et un instant après il revint chargé d’un grand bassin d’argent qu’il portait sur sa tête, avec douze plats couverts de même métal, pleins excellents mets arrangés dessus, avec six grands pains blancs comme neige sur les plats, deux bouteilles de vin exquis, et deux tasses d’argent à la main. Il posa le tout sur le sofa, et aussitôt il disparut.
Cela se fit en si peu de temps, que la mère d’Aladdin n’était pas encore revenue de son évanouissement quand le génie disparut pour la seconde fois. Aladdin qui avait déjà commencé de lui jeter de l’eau sur le visage, sans effet, se mit en devoir de recommencer pour la faire revenir ; mais soit que les esprits qui s’étaient dissipés, se fussent enfin réunis, ou que l’odeur des mets que le génie venait d’apporter y eut contribué pour quelque chose, elle revint dans le moment. « Ma mère, lui dit Aladdin, cela n’est rien ; levez-vous, et venez manger : voici de quoi vous remettre le cœur, et en même temps de quoi satisfaire au grand besoin que j’ai de manger. Ne laissons pas refroidir de si bons mets, et mangeons. »

La mère d’Aladdin fut extrêmement surprise quand elle vit le grand bassin, les douze plats, les six pains, les deux bouteilles et les deux tasses, et qu’elle sentit l’odeur délicieuse qui exhalait de tous ces plats. « Mon fils, demanda-t-elle à Aladdin, d’où nous vient cette abondance, et à qui sommes-nous redevables d’une si grande libéralité ? Le sultan anrait-il eu connaissance de notre pauvreté, et aurait-il eu compassion de nous ? » « Ma mère, reprit Aladdin, mettons-nous à table et mangeons, vous en avez besoin aussi bien que moi. Je vous dirai ce que vous me demandez, quand nous aurons déjeûné. » Ils se mirent à table, et ils mangèrent avec d’autant plus d’appétit, que la mère et le fils ne s’étaient jamais trouvés à une table si bien fournie.